Albert Jacquard : “laissez-moi devenir ce que je choisis d’être”


article de la rubrique Big Brother > base élèves, non !
date de publication : lundi 17 décembre 2007
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L’Union des Délégués départementaux de l’Education nationale de l’Aveyron a exprimé son refus de Base élèves en évoquant un texte d’Albert Jacquard que nous reprenons ci-dessous.

Toujours en Aveyron, le conseil municipal de Saint-Affrique a voté un même refus, rejoignant ainsi ceux de Paris, Grenoble et Pau.


« Laissez-moi devenir ce que je choisis d’être »

par Albert Jacquard, Mon utopie [1]


L’actualité apporte plutôt des exemples d’enfermement dans la logique sécuritaire. Le plus inquiétant est donné par les recherches en vue de dépister le plus tôt possible les enfants « à risque », c’est-à-dire susceptibles de devenir des délinquants. Dès l’école maternelle, quelques experts seront chargés de cette détection qui permettra de surveiller avec une particulière attention les individus potentiellement dangereux, ou même de les soumettre préventivement à des traitements médicaux. Ainsi l’ordre sera préservé.

C’est exactement la société que prévoyait Aldous Huxley dans son roman Le Meilleur des mondes, une humanité où chacun serait défini, catalogué, mis aux normes. Le concept même de personne autonome, capable d’exercer sa liberté, disparaîtrait. Un des aspects les plus insupportables de ce projet, tel qu’il a été présenté par la presse, est l’établissement d’un document qui suivra le jeune au long de sa scolarité : inscrit dans un registre ou sur un disque d’ordinateur, ce document, avatar du casier judiciaire, permettra, au moindre incident, d’exhumer son passé. S’il est pris à dix-sept ans à faire l’école buissonnière ou à taguer un mur du lycée, ce comportement pourra être rapproché de son instabilité caractérielle déjà notée au cours préparatoire. Cet enfermement dans un destin imposé par le regard des autres est intolérable, il est une atteinte à ce qu’il y a de plus précieux dans l’aventure humaine : la possibilité de devenir autre.

Notre parcours n’est pas déjà écrit, demain n’existe pas. A chacun de le faire advenir. Laissons la prédestination à quelques théologiens, soyons conscients et aidons les autres à devenir conscients qu’en face de nous la page est blanche.

J’ai raconté au début de ce livre comment, passant durant l’Occupation sans livret scolaire d’un lycée à un autre, j’ai saisi au bond l’occasion de changer la définition que les autres donnaient de moi. J’en ai gardé la conviction que la liberté de chacun ne peut s’épanouir que si la société ne possède pas trop d’informations sur lui. « Je suis celui que l’on me croit », dit un personnage de Pirandello. Mieux encore serait : « Laissez-moi devenir ce que je choisis d’être. »

Albert Jacquard


Fichés dès la maternelle

Voilà plus d’un an que l’Union des Délégués Départementaux de l’Education Nationale (DDEN) s’interroge et s’inquiète à propos de l’outil dit de gestion informatique, appelé « Base Elèves » qui attribut un numéro d’identification à tous les élèves dés la maternelle et grave ainsi des données personnelles et tout le cursus scolaire de l’élève.

Le bouclier de la CNIL

En effet le contenu de ce logiciel a toutes les apparences d’un outil de contrôle social :
Etat civil de l’enfant et de son responsable légal, absentéisme, besoins éducatifs comme le suivi RASED, le projet d’accueil individualisé ou encore l’intégration en CLIS.

Certes, suite à la résistance de collectifs, dont nous sommes membres, le Ministère de l’Education Nationale a supprimé les données relatives à la nationalité : nationalité de l’élève, l’année d’arrivée en France et l’enseignement en langue et culture d’origine.
Cependant des questions demeurent et les réponses qui nous sont données nourrissent nos inquiétudes. Tel un bouclier, l’aval de la CNIL est toujours avancé. Or, depuis 2004, l’avis préalable de la CNIL n’est plus nécessaire lorsqu’il s’agit de fichiers d’Etat ! Tout ceci n’empêche pas la CNIL de s’intéresser de très près à ce dossier, elle attend toujours la confirmation que le caractère anonyme des données, à partir du niveau rectoral soit irréversible.

Croisement de fichiers

Autre crainte, celle de la protection de la vie privée, des risques de dérives comme la possibilité de croisement avec d’autres fichiers puisque cette base de données est extractible ?

En effet depuis mars 2007 suite à la loi de la « Prévention de la Délinquance », l’outil « Base Elève » qui est centralisé au niveau national via Internet, devient accessible, dans le cadre du secret professionnel, aux policiers, aux magistrats, aux maires, à la CAF etc…
Le tout-contrôle ne fera jamais progresser les situations des enfants ou des familles en difficulté.

Stigmatiser un problème crée les conditions de son entretien. Stigmatiser une différence, une identité particulière peut créer ou entretenir une situation d’exclusion, et malheureusement notre devoir de mémoire abreuve nos craintes !

Nous ne devons pas banaliser ce type d’outil. Comme le souligne la Ligue des Droits de l’Homme : « Tout abandon d’une parcelle de liberté est définitif. »

Le Professeur Albert Jacquard est encore plus incisif sur le sujet : « Avatar du casier judiciaire, il permettra, au moindre incident, d’exhumer son passé […] Cet enfermement dans un destin imposé par le regard des autres est intolérable, il est une atteinte à ce qu’il y a de plus précieux dans l’aventure humaine, la possibilité de devenir autre. »

Liberté illusoire

La divulgation et l’utilisation d’informations strictement privées peuvent s’avérer dangereux. Base Elève exclut tout approche humaine et peut donc engendrer amalgames et interprétations erronées. Notre mission de DDEN est une mission citoyenne, soucieuse de faire respecter les droits de l’enfant. Fidèles à notre idéal
pour l’école de la république nous ne pouvons accepter d’enfermer les élèves dans les couloirs d’Internet sans le moindre principe de précaution et en l’absence d’informations claires, fiables, sur le fonctionnement, la finalité, et également auprès des parents.
Comment ne pas trahir nos enfants en verrouillant leur avenir faisant ainsi que leur parcours, leurs origines, devienne leur destin ? Nous sommes tous attachés à notre liberté…mais ne deviendrait-elle pas illusoire voire virtuelle comme Internet !

Rodez, le 13 décembre 2007

Notes

[1Ed. Stock, 2006, pages 192-193.


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