le traitement pénal des violences sexuelles est démesuré, par Xavier Lameyre


article de la rubrique justice - police > justice
date de publication : lundi 9 mai 2005
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"Le viol semble, plus que le meurtre physique, être devenu le crime absolu."

Entretien avec Xavier Lameyre, magistrat et enseignant-chercheur à l’Ecole nationale de la magistrature

Propos recueillis par Franck Johannès, publiés dans Le Monde daté du 6 mai 2005.


En quoi le procès d’Angers vous semble-t-il exceptionnel ?

  • Il présente un caractère exceptionnel par le nombre d’accusés qui sont collectivement jugés lors d’une même audience. Souvenons-nous des nombreuses protestations qui s’étaient élevées lors du procès Chalabi, lorsque 138 personnes soupçonnées d’appartenir à un même réseau terroriste avaient été jugées en 1998. Comme en matière de terrorisme, il existe désormais un régime pénal spécial du traitement judiciaire des infractions de nature sexuelle.

La procédure d’exception en matière de terrorisme a souvent été dénoncée. Mais en quoi le traitement des crimes sexuels relève-t-il d’un régime spécial ?

  • Depuis un quart de siècle, à tous les stades de la procédure a été progressivement institué un ensemble complet de mesures dont le caractère dérogatoire est généralement passé sous silence. L’émergence de ce régime remonte à 1980, lorsque la loi a défini le crime de viol et a reconnu le rôle des associations de lutte contre les violences sexuelles.

    Et depuis 1989, des dispositions dérogatoires n’ont cessé de modifier les règles de calcul des délais de prescription de l’action publique, qui peuvent être suspendus durant la minorité de la victime, de telle sorte que, désormais, un délai de vingt ans est appliqué aux seuls crimes et délits sexuels sur mineur, soit le double de celui qui est appliqué dans le droit commun. Désormais, il peut facilement s’écouler trente ans entre les faits et les premières poursuites judiciaires, ce qui ne manque pas de poser d’énormes difficultés dans le rassemblement des preuves.

Cette procédure dérogatoire de prescription suffit-elle à fonder un régime d’exception ?

  • Cette procédure dérogatoire dans le temps l’est aussi dans l’espace. Depuis 1998, des règles spéciales d’extraterritorialité ne sont applicables qu’aux seules infractions sexuelles. Depuis 2004, il existe un nouveau fichage concernant seulement les auteurs d’infractions sexuelles, celles-ci constituant une catégorie fourre-tout où se retrouvent les viols les plus graves et l’exhibition sexuelle la plus bénigne, mais dont est exclu ­ pour quelle raison ? ­ le harcèlement sexuel.

    Depuis 1998, la peine de suivi sociojudiciaire ne peut être prononcée que pour les auteurs d’infractions sexuelles, alors qu’elle pourrait intéresser d’autres infractions. Depuis une loi de 1994, eux seuls sont obligatoirement soumis à une expertise psychiatrique avant tout aménagement de leur peine. Pourquoi toutes ces dérogations ou exceptions ?

Cela ne s’explique-t-il pas par le risque de récidive des criminels sexuels ?

  • Les auteurs d’infractions sexuelles ne sont absolument pas ceux qui récidivent le plus. Des études sérieuses ont montré que le taux de réitération des crimes sexuels était faible (environ 2 % des condamnés), le taux de récidive des délits sexuels (14 %) étant bien moindre qu’en matière de violences volontaires (33 %). Pour ce type d’infractions, la France est le pays le plus répressif du continent européen, tant du point de vue de la durée moyenne d’incarcération que du taux de détenus condamnés, plus de la moitié des crimes jugés par les cours d’assises étant des affaires de viol.

    Le nombre de dénonciations a, c’est vrai, particulièrement augmenté depuis un quart de siècle ­ 25 000 crimes et délits sexuels sont dénoncés chaque année. Mais beaucoup ne le sont pas : la délinquance sexuelle est bien une délinquance de l’ombre. S’il est certain que nos contemporains sont très sensibles à ce type d’infractions, il est actuellement impossible d’affirmer avec rigueur qu’il y en a réellement plus qu’autrefois.

Comment expliquer alors la radicalisation de la répression ?

  • Il existe aujourd’hui, même si ce n’est pas facile à entendre, un traitement pénal démesuré des infractions sexuelles. Souvent, les règles élémentaires de présomption d’innocence et d’examen des preuves ne sont pas respectées, on l’a vu au procès d’Outreau. Il y a une espèce d’assourdissement de la justice pénale face à la clameur publique, l’hyper-répression de cette criminalité étant une des facettes de ce que Denis Salas nomme le "populisme pénal" -Le Monde du mardi 3 mai-.

    L’utilisation de la loi comme simple outil de communication, le recours croissant à ce que Pierre Mazeaud, le président du Conseil constitutionnel, a nommé "des lois d’affichage" , traduit une surenchère démagogique bien plus que l’intérêt du législateur pour l’application effective des dispositions votées. En voulant répondre à l’attente des victimes, on tolère une inquiétante déshumanisation des auteurs, systématiquement assimilés à des"monstres" , à des "prédateurs" . Comme pour la viande bovine, on parle de leur "traçabilité" au moyen d’un fichage spécial et d’une éventuelle surveillance électronique mobile.

    Cette démesure pénale est aussi perceptible dans le renversement des valeurs. Plus sévèrement condamné, en particulier quand il a été commis sur mineur, le meurtre psychique qu’est le viol semble, plus que le meurtre physique, être devenu le crime absolu. C’est une évolution majeure que le "Tu ne tueras point" soit remplacé, après plusieurs millénaires, par le Noli me tangere : "Ne me touche pas."

Pourquoi, à votre avis ?

  • De profondes mutations traversent nos institutions, l’Etat, l’école, la famille, et provoquent ce que le philosophe Ruwen Ogien nomme une "panique morale" . Face à cette irrépressible inquiétude de la société, la justice pénale se trouve bien démunie pour répondre aux attentes d’une opinion qui peine à comprendre que le droit ne peut être confondu avec la morale, que le récit et la temporalité judiciaires ne sont ni ceux des médias ni ceux des politiques.

    Il n’est pas besoin de lois nouvelles pour réprimer efficacement les infractions sexuelles mais de moyens humains, en personnel et en formation, et du temps, pour appliquer correctement les nouvelles normes. Le procès d’Angers, les doutes relevés sur la conduite de l’enquête montrent à leur manière l’écart entre une législation devenue très complète et des pratiques encore malheureusement défaillantes.


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