"Le viol semble, plus que le meurtre physique, être devenu le crime absolu."
Entretien avec Xavier Lameyre, magistrat et enseignant-chercheur à l’Ecole nationale de la magistrature
Propos recueillis par Franck Johannès, publiés dans Le Monde daté du 6 mai 2005.
En quoi le procès d’Angers vous semble-t-il exceptionnel ?
La procédure d’exception en matière de terrorisme a souvent été dénoncée. Mais en quoi le traitement des crimes sexuels relève-t-il d’un régime spécial ?
Et depuis 1989, des dispositions dérogatoires n’ont cessé de modifier les règles de calcul des délais de prescription de l’action publique, qui peuvent être suspendus durant la minorité de la victime, de telle sorte que, désormais, un délai de vingt ans est appliqué aux seuls crimes et délits sexuels sur mineur, soit le double de celui qui est appliqué dans le droit commun. Désormais, il peut facilement s’écouler trente ans entre les faits et les premières poursuites judiciaires, ce qui ne manque pas de poser d’énormes difficultés dans le rassemblement des preuves.
Cette procédure dérogatoire de prescription suffit-elle à fonder un régime d’exception ?
Depuis 1998, la peine de suivi sociojudiciaire ne peut être prononcée que pour les auteurs d’infractions sexuelles, alors qu’elle pourrait intéresser d’autres infractions. Depuis une loi de 1994, eux seuls sont obligatoirement soumis à une expertise psychiatrique avant tout aménagement de leur peine. Pourquoi toutes ces dérogations ou exceptions ?
Cela ne s’explique-t-il pas par le risque de récidive des criminels sexuels ?
Le nombre de dénonciations a, c’est vrai, particulièrement augmenté depuis un quart de siècle 25 000 crimes et délits sexuels sont dénoncés chaque année. Mais beaucoup ne le sont pas : la délinquance sexuelle est bien une délinquance de l’ombre. S’il est certain que nos contemporains sont très sensibles à ce type d’infractions, il est actuellement impossible d’affirmer avec rigueur qu’il y en a réellement plus qu’autrefois.
Comment expliquer alors la radicalisation de la répression ?
L’utilisation de la loi comme simple outil de communication, le recours croissant à ce que Pierre Mazeaud, le président du Conseil constitutionnel, a nommé "des lois d’affichage" , traduit une surenchère démagogique bien plus que l’intérêt du législateur pour l’application effective des dispositions votées. En voulant répondre à l’attente des victimes, on tolère une inquiétante déshumanisation des auteurs, systématiquement assimilés à des"monstres" , à des "prédateurs" . Comme pour la viande bovine, on parle de leur "traçabilité" au moyen d’un fichage spécial et d’une éventuelle surveillance électronique mobile.
Cette démesure pénale est aussi perceptible dans le renversement des valeurs. Plus sévèrement condamné, en particulier quand il a été commis sur mineur, le meurtre psychique qu’est le viol semble, plus que le meurtre physique, être devenu le crime absolu. C’est une évolution majeure que le "Tu ne tueras point" soit remplacé, après plusieurs millénaires, par le Noli me tangere : "Ne me touche pas."
Pourquoi, à votre avis ?
Il n’est pas besoin de lois nouvelles pour réprimer efficacement les infractions sexuelles mais de moyens humains, en personnel et en formation, et du temps, pour appliquer correctement les nouvelles normes. Le procès d’Angers, les doutes relevés sur la conduite de l’enquête montrent à leur manière l’écart entre une législation devenue très complète et des pratiques encore malheureusement défaillantes.