« Nettoyage au Karcher », « débarrasser la France des voyous »... Depuis quinze jours, Nicolas Sarkozy multiplie les sorties provocantes et se prépare, au grand dam des associations de magistrats, à durcir la législation en matière de récidive. Auteur de la Volonté de punir (Hachette littératures, 2005), Denis Salas décrypte le discours et les intentions du ministre de l’Intérieur.
[Entretien réalisé par Laurent Mouloud paru dans l’édition du 28 juin 2005 de l’Humanité.]
Denis Salas. On peut le rapprocher de ce que j’appelle le populisme pénal. C’est-à-dire un appel direct au « peuple », qui disqualifie totalement les institutions dans le règlement des problèmes de société. Au lieu de laisser la justice et la police intervenir et mener à bien leurs activités, lui utilise l’émotion suscitée par le crime et se pose comme le dépositaire d’une volonté de révélation, de recherche instantanée de l’auteur. Ainsi, tout à la fois, il épouse la colère de la victime, discrédite les instances chargées de répondre à la violence et à la délinquance, et brouille les frontières de la démocratie en en appelant à l’opinion - publique.
Denis Salas. Dans toute démarche de ce type, il y a une volonté d’être en phase avec l’émotion de la population et son besoin très fort de protection. J’ai été frappé par l’attitude du ministre de l’Intérieur à Perpignan : le leader politique se déplace sur les lieux, se met en scène dans la ville avec les médias... Il tente par là de répondre à une fonction très profonde et symbolique du rôle de l’État : montrer sa force pour rassurer et protéger. Mais, évidemment, ce n’est qu’une sécurité imaginaire, principalement basée sur la présence et l’image. Dans la réalité, je ne suis pas certain qu’après ce genre de manifestation les habitants de Perpignan ou de La Courneuve soient aujourd’hui plus sereins.
Denis Salas. Une chose est sûre : la culture de la sécurité ne peut pas se fonder sur le partage de la peur ou de l’émotion face au crime qui vient de se produire. Elle doit être l’oeuvre d’une construction patiente, en lien fort avec les populations et les institutions (élus, police, justice). C’est dans ce maillage territorial et local que se construit la vraie sécurité. Un discours à chaud sur l’événement ne peut en être qu’une étape : le prélude à un travail plus long de dénouement des conflits.
Denis Salas. Le phénomène de populisme pénal est apparu aux États-Unis. Il a été conçu comme une réponse à une criminalité de plus en plus dure. Et s’est traduit par une répression accrue, avec des lois toujours plus sévères, concernant notamment les multirécidivistes et les délinquants sexuels. Pour le moment, le populisme pénal à la française est différent. Il n’a pas encore - j’espère que cela ne sera jamais le cas ! - instauré des lois avec des peines automatiques qui suppriment la libre appréciation du juge. Outre-Atlantique, la loi californienne, qui a été généralisée à l’État fédéral, impose qu’au bout de trois délits cumulés le tribunal prononce une peine de perpétuité ! La France, elle, n’est pas liberticide, mais elle crée les conditions susceptibles de provoquer de graves atteintes aux droits fondamentaux. Et elle délégitime les institutions qui en sont les gardiens.
Denis Salas. C’est une autre caractéristique française : la mise en cause du juge. Aux États-Unis, il n’y a pas, dans la procédure, de juge actif comme peut l’être chez nous le juge d’instruction. Là-bas, le juge n’est qu’un arbitre. En France, au contraire, il est un acteur politique que certains entendent bien combattre. On le voit aujourd’hui avec Nicolas Sarkozy dans l’affaire Crémel. On l’a vu aussi avec Lionel Jospin, en 2001, dans l’affaire Bonnal [du nom de cet homme qui avait tué quatre personnes après sa sortie de prison - NDLR]. Tantôt laxiste, tantôt liberticide, le juge devient une institution scandaleuse lorsque le point de vue populiste s’impose. Une seule chose compte : réaliser le serment de vengeance fait devant la famille de Nelly Cremel, ou jadis devant celle du préfet Érignac. On dénonce aisément ces procédures trop lentes, voire inutiles pour protéger la société, tout en omettant de dire que celles-ci sont indispensables pour garantir une justice équilibrée parce que distanciée.
Denis Salas. Absolument. Et c’est ce qui est dangereux. Aujourd’hui, on constate que la gestion émotionnelle envahit les mécanismes internes de l’institution judiciaire, à travers cette pression à l’urgence, au résultat, au traitement en temps réel. Poussée par un certain climat politique, la justice privilégie la réponse immédiate et surtout visible. C’est une grave erreur. Le traitement réellement efficace de la délinquance ne peut se conjuguer qu’avec des politiques sociales et un travail en commun avec les associations. Malheureusement, ce traitement-là est souvent invisible et donc peu exploitable par des politiques soucieux de montrer leur action. Aujourd’hui, la justice est plutôt sommée d’envoyer une opinion au peuple. Elle ne doit plus rechercher la peine la mieux adaptée aux actes commis par un individu, mais être dans la résonance de la colère des victimes et prononcer une peine qui en soit le reflet. En déclarant « je ne reconnais que la colère des victimes », Nicolas Sarkozy se situe vraiment dans cette optique.
Denis Salas. Depuis l’après-guerre, il y a eu une permanence de la conception individualisée de la réponse à la délinquance, avec notamment l’ordonnance de 1945 sur les mineurs délinquants et l’instauration d’une prison privilégiant le traitement éducatif. Le rapport pénal entre l’État et les délinquants poursuivait un but, politiquement prioritaire : la réhabilitation. Il y avait alors un consensus général pour défendre une attitude humaniste, « intégratrive », à l’égard de la déviance. Mais, progressivement, une redéfinition du périmètre de la sécurité a eu lieu. On n’a plus pensé la délinquance à l’échelle de l’individu, mais à l’échelle des territoires, des villes, des quartiers. Une lecture plus géographique, policière et sécuritaire de la délinquance - aujourd’hui « insécurité » - s’est imposée. Nous ne regardons plus cette délinquance au travers le regard du juge, du psychiatre ou de l’éducateur. On la regarde à travers le regard de la victime et de tous ceux qui subissent la déviance. Un regard renforcé par les médias « image », bien sûr, mais aussi par le contexte post-11 septembre qui a accru la notion de société du risque et durci considérablement les dispositifs pénaux et policiers.
Denis Salas. Il y a, tout d’abord, nécessité de redonner une certaine solidité aux frontières de la démocratie. Dans le populisme, il y a une sorte d’appel au génie spontané du peuple et une disqualification des institutions démocratiques. Il faut donc - rappeler le principe de l’indépendance de la justice et remettre en place, en quelque sorte, l’architecture de la démocratie. Ensuite, sur le plan de la sécurité, il faut sortir des réponses immédiates. Il y a un travail au niveau local et territorial à faire entre élus, habitants et associations. Ce n’est pas l’intervention providentielle d’un homme politique qui va changer les choses mais le partenariat sur le long terme entre les acteurs qui construisent ainsi un bien commun. Enfin, il faut renouer avec le traitement individualisé de la délinquance. À ce titre, on ne peut que déplorer l’absence de moyens accordés au milieu ouvert (accompagnement des détenus, libertés conditonnelles...) qui, on le sait, réduit de beaucoup les risques de récidive. Une amélioration passe donc par un fort investissement sur ces parcours de réhabilitation, mais aussi par un discours politique qui, non pas disqualifie, mais reconnaisse et légitime des activités professionnelles, comme celles exercées par les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse ou de l’administration pénitentiaire.