Battisti : pour la défense d’un homme et de la République


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date de publication : vendredi 9 juillet 2004
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S’opposer à l’extradition des réfugiés italiens, ce n’est pas faire injure à l’Italie ni même à l’Europe. C’est rappeler que le respect des principes ne se divise pas plus que celui de la parole donnée.

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Tribune de Michel Tubiana, président de la LDH, parue dans Le Monde daté du samedi 10 juillet 2004.

LA FIDÉLITÉ DU MARRANE

Il est toujours délicat de s’emparer des paroles d’un mort. Gilles Martinet cite ce que Le Monde du 22 février 1985 rapporte des propos de François Mitterrand concernant les réfugiés italiens : il en aurait exclu les auteurs de crimes de sang. Ce n’est pas le souvenir que j’ai des propos du même François Mitterrand au congrès de la Ligue des droits de l’Homme (de laquelle j’étais secrétaire général) où, répondant à son président Yves Jouffa, il prenait l’engagement de ne pas extrader les réfugiés italiens sans se livrer à une quelconque distinction selon les crimes reprochés. C’est d’ailleurs le sens de la deuxième partie de la citation à laquelle se réfère Gilles Martinet où François Mitterrand accorde un asile général aux réfugiés italiens qui « ont de façon évidente rompu avec le terrorisme ». Ce fût là, à ma connaissance, la seule condition posée (et remplie). Ce ne fût pas le sort des basques de l’ETA qui, malgré les protestations de la LDH, furent remis aux autorités espagnoles. Il est vrai que François Mitterrand était fondé à considérer qu’ils n’avaient pas « rompu avec le terrorisme ».

Mais, encore plus que les paroles d’un mort, c’est la suite des choses qui atteste de leur portée. Parmi les réfugiés italiens présents en France depuis plus de 20 ans, un certain nombre se voient reprochés des crimes de sang. Or, cela ne changea rien à l’attitude de François Mitterrand et des gouvernements successifs, de droite ou de gauche : aucun ne fût extradé. Au delà des mots, les faits démontrent quelle a été la volonté de François Mitterrand.

S’opposer aujourd’hui à l’extradition de Cesare Battisti, et à celles annoncées d’autres réfugiés italiens, c’est d’abord faire respecter cette règle d’évidence : une parole donnée se respecte, surtout si cette parole est celle d’un Etat à l’égard d’individus. L’éthique de la parole donnée ne supporte pas les demi-mesures et les lignes de fuite. Que ceci échappe à certains me surprend, je l’avoue.

Mais puisque cette considération d’évidence ne semble pas suffire, venons en au fond des choses. Battisti innocent ou coupable ? Je refuse de consacrer un mot à ce débat. La seule question qui vaut est celle de savoir si Battisti a été jugé conformément aux principes élémentaires d’un procès équitable ou s’il peut l’être encore.

A ces deux questions, la réponse est non. Ainsi que le rappelle la Cour européenne des droits de l’Homme, rien ne peut se substituer à la présence effective à son procès de celui ou de celle qui est accusée des crimes les plus graves. Or, Cesare Battisti, en fuite lors des procès ayant conduit à de multiples condamnations, ne sera pas, s’il devait être extradé, jugé à nouveau. Il ne pourra faire entendre sa voix, faire passer ce sentiment d’humanité qui trouve sa place dans tout procès et que ne résument ni la parole de l’Avocat ni les pièces d’un dossier (et encore moins les dires d’un repenti). Ce droit lui est dénié par la procédure de contumace italienne qui, en l’espèce il faut le relever, offre moins de garanties que la loi française nouvellement adoptée laquelle prévoit la possibilité d’être défendue en son absence par un avocat mais, impose, quand même et dans tous les cas, un nouveau procès.

Au nom de quoi cette règle d’évidence devrait-elle être méconnue ? Les magistrats de la Chambre de l’Instruction de Paris y ont déjà répondu : « la conduite de l’extradable était de nature à l’exclure du bénéfice des droits définis à l’article 6-1 de la convention européenne des droits de l’Homme ». Se rend-on bien compte de ce que ces magistrats ont écrit ? A les suivre, nul n’a droit à un procès équitable s’il n’est pas lui-même respectueux du droit ! Détestable époque qui, de Georges Bush aux magistrats de la Chambre de l’Instruction de Paris, voit les droits de chacun relativisés au gré des intérêts des Etats.

S’opposer à l’extradition des réfugiés italiens, ce n’est pas faire injure à l’Italie ni même à l’Europe. C’est rappeler que le respect des principes ne se divise pas plus que celui de la parole donnée. Le propre du Marrane, c’est aussi celui de la fidélité à sa foi, en l’espèce à ces principes.


COMMUNIQUÉ LDH

Paris, le 2 juillet 2004

Le Président de la République vient de se déclarer favorable à l’extradition de Cesare Battisti. Gardien de la parole de la France, le Président de la République ne peut dédire l’engagement de son prédécesseur, engagement qu’il a lui-même respecté pendant de longues années. Ce ne serait pas là un simple changement de politique, ce serait considérer que la parole de la République n’engage que ceux auxquels elle a été donnée et qui l’ont prise pour argent comptant.

La Ligue des droits de l’Homme veut croire, que conscient de ce que la politique est aussi faite d’éthique, le Président de la République changera d’avis.

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Vendredi 2 juillet

Le président Jacques Chirac a déclaré vendredi 2 juillet qu’"il est de notre devoir de répondre favorablement à une demande d’extradition" et il a ajouté à propos de l’affaire de Cesare Battisti qu’il prendrait sa décision à l’issue de l’arrêt de la Cour de Cassation. Interrogé au cours d’un point de presse conjoint avec le président du Conseil italien Silvio Berlusconi, Jacques Chirac a souligné que Battisti avait été "condamné en 1993 définitivement par la justice italienne pour plusieurs assassinats et crimes de sang".

La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris "a donné une suite favorable" à l’extradition vers l’Italie de l’ancien terroriste d’extrême gauche qui s’est pourvu en cassation, a rappelé le chef de l’Etat. "J’attendrai la décision de la Cour de cassation pour faire connaître la position de la France", a-t-il dit, alors que l’opposition de gauche (PS, Verts, PCF) lui demande de ne pas signer le décret d’extradition.

Mais il a fait valoir que "la doctrine française exprimée par (son) prédécesseur François Mitterrand" qui consistait à ne pas extrader les activistes italiens d’extrême gauche compromis dans des violences durant "les années de plomb", avait été prise en 1985, "alors que la loi italienne faisait l’objet de débats". "Depuis 1989, la loi italienne a changé" et elle a été jugée "parfaitement respectueuse des droits de l’homme" au niveau européen, a-t-il ajouté. "C’est un élément nouveau".

Soulignant qu’on était "dans un espace judiciaire européen, commun", Jacques Chirac a affirmé que "si une personne est condamnée pour des crimes terroristes, dans une démocratie et un Etat de droit, il est évidemment de notre devoir, de notre responsabilité de répondre favorablement à une demande d’extradition".

À la suite de ces déclarations, la LDH publiait le communiqué ci-dessus.

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Mercredi 30 juin

La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris s’est déclarée mercredi 30 juin favorable à l’extradition vers l’Italie de Cesare Battisti, ancien activiste d’extrême gauche, réfugié à Paris et condamné dans son pays à la prison à perpétuité pour meurtre.

Dans un communiqué, la LDH déplorait cette décision :

"Cet avis fait fi des principes élémentaires de droit. Au-delà des recours qui seront engagés, il appartient d’ores et déjà au Président de la République de faire respecter la parole donnée par la France, afin que Monsieur Battisti et d’autres réfugiés italiens ne soient pas extradés."

Les défenseurs de Cesare Battisti ont dénoncé mercredi une "décision politique" rendue "sur ordre". "Les trois magistrats qui composent la chambre de l’instruction ont rendu sur ordre une décision politique qui déshonore nos institutions et les principes d’un Etat de droit", ont affirmé Me Irène Terrel et Me Jean-Jacques De Felice dans un communiqué.

"Cesare Battisti s’est immédiatement pourvu en cassation", ont-ils ajouté (cette procédure suspend l’arrêt de la cour d’appel).

"Treize ans plus tard et après deux refus d’extradition du même Cesare Battisti intervenus le 29 mai 1991 devant la même cour d’appel de Paris, ce qui était juridiquement inconcevable s’est produit", ont souligné les avocats.
"La cour vient de bafouer le principe de l’autorité de la chose jugée et le droit pour tout accusé de bénéficier d’un procès équitable", ont-ils estimé.
"Extrader aujourd’hui les Italiens officiellement réfugiés dans notre pays depuis une vingtaine d’années reviendrait non seulement à renier la tradition française du droit d’asile mais constituerait encore une violation honteuse de la parole de la France affirmée le 21 avril 1985 et confirmée depuis durant 19 ans par neuf gouvernements de droite comme de gauche", ont-ils ajouté.

L’avis favorable à l’extradition va être transmis au ministre français de la Justice, Dominique Perben, qui proposera ensuite à la signature du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin un décret autorisant l’extradition.
La défense de Cesare Battisi a indiqué que dans ce cas elle déposerait immédiatement un pourvoi en cassation.
Le gouvernement "respectera l’avis de la cour d’appel", avait indiqué lundi sur LCI Dominique Perben. La cour d’appel va donner son avis "en toute liberté" et "bien entendu le gouvernement respectera cet avis" favorable ou défavorable à l’extradition, avait-il précisé.

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Communiqué de la LDH - Paris, le 21 juin 2004.

Sans que les Français en soient informés, le gouvernement se prépare à commettre un acte d’une gravité exceptionnelle. Cet acte menace la vie d’un homme, la dignité de notre pays et l’un des fondements de notre République. Il appartient aux citoyens français de les sauver avant qu’il ne soit trop tard.

Il y a dix-neuf ans, par la voix de son Président François Mitterrand, la France donnait sa parole d’accueillir et de ne pas extrader les anciens militants rescapés de la crise italienne des années 1970. Cet engagement solennel fut avalisé par neuf gouvernements successifs, de gauche comme de droite.

Parce qu’il avait confiance en cette promesse de notre pays, Cesare Battisti se présenta, il y a treize ans, aux portes de la France. Il était l’un de ces milliers de jeunes Italiens que la situation des années 70 avait lancés dans l’affrontement : dans un combat où des centaines de formations d’extrême gauche armée s’opposèrent au gouvernement, dont les services secrets alliés à l’extrême droite perpétraient de multiples attentats à la bombe. Comme bien d’autres, Cesare Battisti fut jugé en son absence selon les "lois spéciales" de l’Italie d’alors, lois qu’Amnesty International et la Fédération Internationale des Ligues des droits de l’Homme (144 organisations à travers le monde) condamnèrent sans relâche, et encore aujourd’hui, de même que les tortures qui les accompagnèrent, concluant que "les autorités italiennes avaient violé tous les accords européens et internationaux sur des procès équitables".

Sur le modèle médiéval, cette justice d’exception avait ressuscité la figure du « repenti », c’est-à-dire un accusé qui négociait sa liberté en échange de dénonciations. Et c’est sur les seules « paroles » confuses et variables d’un tel repenti que Cesare Battisti fut condamné sans preuve à la perpétuité, comme tant d’autres, après une instruction durant laquelle treize cas de torture furent avoués.

En mai 1991, son dossier fut examiné par la justice française qui le déclara non extradable, par deux arrêts. Sous la protection de notre pays, il put alors y commencer cette « seconde vie » souhaitée par François Mitterrand.

Cette décision de justice de 1991 est définitive. Le droit de toutes les nations démocratiques interdit en effet de juger par deux fois la même chose en l’absence d’un fait nouveau. Il interdit aussi d’emprisonner un homme, jugé en son absence, sans recours à un nouveau procès. En vertu de ces deux règles fondamentales, Cesare Battisti est juridiquement non extradable.

Tels sont les principes intangibles de notre justice, si bien que passer outre constituerait un fait exceptionnel, mettant en péril la sûreté de notre édifice républicain.

Tel est l’engagement de la parole de notre pays, qu’on ne saurait renier sans y perdre l’honneur.

Mais tel ne fut pas l’avis de notre gouvernement et de notre ministre de la Justice, Dominique Perben : lorsque le gouvernement italien de Silvio Berlusconi réclama soudainement ses anciens réfugiés, un quart de siècle après les faits et pour des motifs de simple stratégie électorale, notre gouvernement osa accepter cet arrangement, se rendant coupable de trahison éthique et juridique. Dominique Perben, négligeant les règles de justice dont il est le ministre, promit à son homologue italien une première livraison d’une quinzaine d’hommes et de femmes. Et c’est à sa demande que, ce mercredi 30 juin, la même Cour d’Appel de Paris devra une seconde fois juger le même homme, sur le même dossier.

Mensonges d’Etat et désinformation massive ont cherché à abuser les Français sur les véritables enjeux de l’affaire Battisti. Mais les mensonges ne durent jamais sous le regard de l’Histoire : si l’extradition devait être prononcée le 30 juin, si la volonté du pouvoir parvenait à se substituer à la force de la Justice, l’Histoire saura que, ce jour, la France reniera son droit et sa parole. Cela, cette blessure faite à la démocratie et à la vie d’un homme, il est encore possible de l’empêcher. Ce combat strictement républicain et citoyen, il est encore possible de le gagner : en refusant que Dominique Perben ne brise notre Droit en négociant des vies humaines, en refusant que notre gouvernement ne reprenne sa parole donnée.

LA RÉPUBLIQUE FRANCAISE DOIT RESPECTER SON DROIT ET SA PAROLE

P.-S.

Un petit dossier sur Cesare Battisti


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