droit(s) des victimes : nouveau droit pénal ? par Henri Leclerc


article de la rubrique justice - police > justice
date de publication : lundi 27 novembre 2006
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Vendredi 17 novembre 2006, le Centre d’études et de recherche sur les contentieux (CERC) avait organisé à la Faculté de droit de Toulon un colloque sur L’effectivité des droits des victimes d’infractions pénales.

Voici la communication d’Henri Leclerc, avocat au Barreau de Paris, Président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme.


Il y a quelques jours dans un procès médiatisé à Grenoble, l’avocat général s’adressait aux parties civiles, des jeunes femmes dont on jugeait le père accusé d’assassinat sur la personne de leur mère. Elles avaient fait part d’un désarroi qui avait été interprété comme une sorte de demande de clémence du jury.

" Le droit pénal a été conçu pour la défense de l’ordre social, pas pour celle des intérêts privés" disait la représentante du ministère public qui ajoutait qu’elle requérait "la sanction d’un trouble social " et que ces jeune filles "n’avaient pas à s’en mêler" et que la peine de quinze ans qu’elle demandait était " destinée à compenser la déchirure de l’ordre social, quelles que soient les exhortations des victimes".

Les jurés la dépassèrent d’ailleurs dans la sévérité et condamnèrent à vingt ans ! En tout cas voilà de fortes paroles et qui tranchent singulièrement avec l’atmosphère du temps et l’orientation dominante actuelle de la politique pénale. Nous sommes là dans la rigueur des principes traditionnels. La peine est l’affaire de la société et non des victimes. Il est vrai qu’il est rare que les victimes réclament l’indulgence et cette exception va tout de même dans le sens de la sévérité qui, elle, est bien conforme à l’actualité répressive.

On trouve dans ces réquisitions l’écho d’une remarque du grand Beccaria lui-même, le père du droit pénal moderne.

« Quelquefois on dispense de la peine l’auteur d’un petit délit quand la victime lui pardonne : acte conforme à la bonté et à l’humanité mais contraire au bien public car un particulier ne peut pas supprimer par son pardon la nécessité de l’exemple de la même manière qu’il peut renoncer à la réparation du dommage qu’on lui a causé. Le droit de punir n’appartient pas à un seul mais à tous les citoyens ou au souverain. Un citoyen peut renoncer à sa portion de droit mais non pas annuler celle des autres ».

C’est donc bien à la société qu’appartient la peine.

La victime et la peine : état des lieux juridiques et évolution historique

Face à cette conception traditionnelle, le tout nouvel article 132-24 tel qu’il résulte de la loi sur la récidive du 12 décembre 2005 ajoute à la rédaction du nouveau Code pénal de 1993 qui pour la première fois dans notre droit jetait un regard sur la fonction de la peine en énonçant succinctement le principe de personnalisation stipulant que

" Dans les limites fixées par la loi, la juridiction prononce les peines et fixe leur régime en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur." Ce à quoi on a ajouté ;" La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l’insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions."

Presque tout est classique dans cette définition et se rattache aux grands principes qui ont été débattus depuis deux siècles ;

  • L’utilitarisme benthamien : "protection effective de la société". "Prévenir la commission de nouvelles infractions".
  • Le rétributivisme classique : "sanction du condamné".
  • La fonction réconciliatrice : "favoriser l’insertion ou la réinsertion du condamné".
  • Mais il y a des intrus dans cette fonction de la peine : ce sont les intérêts de la victime.

Ainsi les intérêts de la victime ne sont plus cantonnés à l’indemnisation de son préjudice, intérêt privé, mais entrent en compte dans la détermination non seulement de la nature mais aussi du quantum et du régime de la peine.

La place de la victime dans le procès pénal a une longue histoire qu’il n’est pas possible de raconter ici mais qu’on peut rapidement résumer : au commencement était la vengeance privée et puis dès la République romaine et dans les temps barbares, l’Etat, ou ce qui en tenait lieu, se réserva le monopole de la poursuite et de la peine n’accordant plus à la victime qu’une compensation financière que ce soit la compositio romaine ou le wergeld barbare. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’action publique a donc pris le dessus et au XIV° siècle c’est le procureur du roi qui est chargé la poursuite. La victime était dépossédée de sa vengeance mais aussi de son procès, qui n’appartenait qu’au roi et Michel Foucault explique que le roi devient au moment de son sacre une victime symbolique, tel le Christ, mais qui venge le crime.

Après les vicissitudes procédurales révolutionnaires, le Code d’instruction criminelle de 1808 consacre une certaine place à la victime dans le procès pénal dans lequel elle peut s’exprimer pour obtenir réparation de son préjudice, c’est la partie civile, mais la peine est infligée au nom du bien public. Le monopole de la vindicte reste à l’Etat et la victime est tenue aux marges du procès pénal, Certes sa souffrance causée par le crime en donne la dimension et sa présence assistée d’un avocat au cours du procès - à l’audience seulement, comme la défense - lui fait jouer un rôle de fait non négligeable. En 1842 néanmoins, pour des raisons de rigueur juridique on veut la renvoyer vers un procès civil pour obtenir réparation de son préjudice, mais cela s’avère politiquement impossible et Faustin Hélie magistrat et grand réformateur, écrit en 1846 "L’action civile a souvent pour mobile principal la punition même de l’infraction, l’application de la peine, car la peine seule venge l’injure ou rassure la victime ». Ainsi la tendance actuelle visant à donner une part essentielle à la victime dans la détermination de la peine n’est pas totalement nouvelle.

Il faut attendre le début du 20° siècle pour que la place de la victime s’étende alors pourtant que Durkheim écrit que le châtiment sert à « guérir les blessures faites au sentiment collectif ». Après qu’en1897 la défense soit enfin entrée dans les cabinets d’instruction, au cours de l’instruction préparatoire, la Cour de cassation permet en 1906 à la partie civile de mettre, par sa plainte, en mouvement l’action publique [1] et en 1921 elle devient une partie à l’instruction avec la possibilité de se faire assister d’un avocat.

Principes internationaux conventionnels et constitutionnels

Sur le plan international, la présence de la partie civile au procès pénal est plutôt une exception. Elle existe en Belgique, et en Italie (où elle ne peut mettre en mouvement l’action publique), mais elle est totalement exclue non seulement dans les pays anglo-saxons ou même en Allemagne alors que l’Espagne connaît un système tout à fait spécifique d’actio popularis qui ouvre la porte de l’action publique à tous les citoyens. Cette cacophonie montre bien que la présence de la victime, au procès pénal ne constitue pas, loin de là, un droit universellement reconnu. Sur le plan des principes européens, la Cour européenne des droits de l’homme a une attitude très réservée. Elle s’est penchée sur cette question [2]. Elle constate que la Convention, n’offre pas de garantie spécifique aux victimes d’infraction pénale pour exiger un procès pénal. Certes elle y admet son intervention pour peu que l’issue du procès pénal soit déterminante pour la reconnaissance de ses droits qui conservent leur caractère civil. Elle dit :

"la Convention ne garantit ni le droit, revendiqué par la requérante, à la « vengeance privée », ni l’actio popularis. Ainsi, le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi : il doit impérativement aller de pair avec l’exercice par la victime de son droit d’intenter l’action, par nature civile, offerte par le droit interne, ne serait-ce qu’en vue de l’obtention d’une réparation symbolique ou de la protection d’un droit à caractère civil, à l’instar par exemple du droit de jouir d’une « bonne réputation »"

Sur le plan constitutionnel cette originalité française est tellement ancrée dans notre univers et nos traditions juridiques et judiciaires qu’il pourrait apparaître que nous sommes là devant " un principe fondamental reconnu par les lois de la République " comme dit le préambule de la Constitution.

L’évolution de la politique pénale récente

C’est à partir des années 1980 que la victime va voir considérablement élargir sa place dans la reconnaissances sociale et la satisfaction de ses droits.

Il y a à cela plusieurs raisons mais il faut bien constater qu’essentiellement c’est dans le cadre d’une réaction forte de l’opinion face à la délinquance, essentiellement violente, les discours sécuritaires qu’elle provoque et les évolutions législatives qui en résultent

Le phénomène de victimisation

Il concerne aussi bien les actes volontaires que les actes involontaires. Robert Cario [3] écrit en tête de son article sur les victimes à l’Encyclopédie pénale Dalloz :

" La prise en considération des victimes au sens large a profondément été bouleversée au cours de la seconde moitié du XX° siècle et continuera certainement à alimenter discours et pratiques durant le troisième millénaire. "

Sans doute le progrès scientifique économique et social et paradoxalement la pacification de la société ajoutée à sa laïcisation sont pour beaucoup dans le phénomène. L’exigence de sécurité dans tous les domaines est de plus en plus grande. Devant le malheur, le destin, l’anankè grecque, le fatum latin ou le mektoub arabe n’existent plus et celui qui souffre ne se résigne pas ni ne tend son poing vers un ciel devenu vide. Alors, faute de Dieu, il cherche un responsable et même un coupable, que ce soit un méchant ou un imprudent. La mort devient inacceptable et il n’est qu’à voir la mise en cause croissante et souvent pénale, des médecins qui s’avèrent incapables d’assurer l’immortalité.

L’exigence de sécurité est au centre des exigences sociales contemporaines. Pas seulement pour les faits de violences urbaines, qui provoquent à la fois une rigueur accrue constante des peines et une restriction des garanties traditionnelles protectrices de la sûreté individuelle, mais également en raison des risques et des dangers qui résultent de l’activité humaine, voire de phénomènes naturels dont les responsables n’auraient pas su prévenir la venue ou éviter les conséquences.

La télévision a provoqué un repli dans l’intimité du foyer faisant de l’espace public un lieu de danger et faisant apparaître chaque accident, surtout s’il est collectif, comme une menace insupportable. La souffrance de la victime dont le visage douloureux et la parole bouleversante apparaissent sur le petit écran, si proche, suscite une évidente solidarité.

L’aide aux victimes d’infraction et leur indemnisation

De nombreux mécanismes de soutien, d’aide aux victimes ont été mis en place et parallèlement un système d’indemnisation par l’Etat a été créé.

  • La Convention européenne relative au dédommagement des victimes d’infractions violentes du 24.11. 1983 prévoit que "Lorsque la réparation ne peut être entièrement assurée par d’autres sources, l’Etat doit contribuer au dédommagement"
  • La Commission d’indemnisation des victimes d’infractions pénale ( CIVI) a été mise en place par la loi du 8 juillet 1983 et celle du 6 juillet 1990.

Paradoxalement cette aide, cette indemnisation des préjudices garantie par l’Etat qui devait apaiser le courroux des victimes va donner moins de place à la fonction d’indemnisation devant la juridiction répressive et en conséquence c’est d’abord la sanction pénale du coupable qui va devenir le principal objectif de la victime présente devant les juridictions pénales.

L’utilisation des mécanismes de la justice pénale pour les victimes d’infractions involontaires

Ce sont les grandes émotions de l’opinion devant des drames concernant la santé publique (Sang contaminé, hormone de croissance, hépatite B etc..) ou les accidents collectifs (Tunnel du Mont-blanc, Mont Saint Odile, AZF…), qui ont provoqué à la fois des réactions collectives des victimes et une indignation exigente de répression venant de l’opinion publique. Le besoin de sécurité ne se limite pas à ce qu’on appelle la politique sécuritaire mais chacun veut être aussi protégé et a besoin en ce domaine aussi de voir des coupables plus encore que des responsables désignés et punis.

Les procédures pénales s’étant multipliées à l’encontre de responsables publics et la crainte de voir ce phénomène s’étendre encore a provoqué le vote de la loi du 10 juillet 2000 sur les délits non intentionnels qui rompt la traditionnelle identité de la faute civile et de la faute pénale, essaie de restreindre le champs pénal mais ne met pas fin à l’utilisation de la voie pénale en raison de l’extraordinaire puissance du système procédural pénal, par nature public, pour conduire les enquêtes, même si finalement celles-ci doivent déboucher sur un non-lieu, et qui permet de constituer des preuves pour une action civile, voire par l’utilisation de l’article 470-1 qui donne au Tribunal correctionnel le pouvoir de statuer comme une juridiction civile, lorsqu’il constate que les éléments constitutifs de l’infraction pénale ne sont pas réunis mais que la responsabilité civile est susceptible d’être engagée. Les victimes usent évidemment (et parfois abusent) de ce service public de recherche de la preuve qu’est devenue la justice pénale.

Une action publique bis ?

La loi ne cesse d’étendre le droit de certaines associations à intervenir dans le procès pénal voire à provoquer le déclanchement de l’action publique. Ce n’est pas tellement le droit d’intervention des associations de victimes de dommages collectifs d’un accident précis pour renforcer et aider ceux qui en ont été victimes qui pose un problème mais celui des associations spécialisées qui défendent un intérêt collectif.

A l’origine il y a eu la place donnée à l’action des syndicats pour défendre les intérêts collectifs de la profession qu’ils représentent qui fut consacrée par le loi de 1920 (aujourd’hui article L 411-11 du Code du Travail.) dont il faut bien constater qu’ils ont donné corps et effectivité au droit pénal du travail. Puis il y a eu les associations combattant le racisme (article 48-1 de la loi sur la presse) qui ont forcé souvent un Parquet inattentif à ces infractions à intervenir. Puis ce fut un déferlement dont on trouve l’énumération aux articles 2-1 à 2-21 du code de procédure pénale. Les intérêts protégés sont multiples : violences sexuelles, agressions contre les mineurs, crime contre l’humanité et résistance, apologie des crimes de guerre, discriminations sexuelles, incendies de forêt, discriminations handicapés, violence routière, mauvais traitements à animaux, défense de la langue française, victimes d’un accident, lutte contre la toxicomanie, dérives sectaires, accidents du travail et maladie professionnelles, injures menaces ou violences aux élus municipaux, locataires et propriétaires d’immeubles collectifs, ou encore protection archéologique.

Or, que demandent ces associations ? Non la réparation d’un préjudice précis de caractère civil mais bien, en confortant ou souvent en provoquant le déclanchement de l’action publique, une sanction pénale. On peut dire certes qu’il s’agit là d’une intervention de ce qu’on appelle "la société civile " dans le processus de stigmatisation et de sanction des infractions qui blessent le sentiment collectif sur un sujet qui est leur raison d’être. On peut aussi s’indigner comme l’a fait l’avocat général Volff d’"une privatisation rampante de l’action publique" [4] ou le professeur Larguier dénonçant déjà en 1958 " ces groupements [qui] font peser une lourde menace sur l’action du Ministère public et du même coup sur ce que représentent celui-là et celle-là, c’est à dire, tout à la fois sur l’autorité de l’Etat et la sécurité de l’individu" [5]. L’expérience, depuis que ces lignes ont été écrites, et l’extension considérable du nombre de ces acteurs nouveaux du procès pénal nous rendent sans doute moins pessimistes. Ces interventions peuvent être d’une grande utilité, notamment dans des domaines où la répression a besoin d’être aiguillonnée ; mais dans certains domaines où la négligence des parquets n’est guère à craindre cela peut paraître contestable car ce qui se manifeste parfois dans ces interventions ce n’est pas forcément l’intérêt public mais une certaine conception passionnée, souvent morale, voire intégriste, qui anime certaines association face à certaines infractions qu’elles se sont donné mission de combattre. De surcroît il n’existe aucune exclusivité et en certains domaines de nombreuses associations peuvent prétendre à intervenir simultanément ce qui aboutit à une sorte de surreprésentation de l’accusation dans le procès pénal [6].

En tout cas la structure traditionnelle du procès pénal opposant le ministère public représentant l’intérêt général à l’accusé défendant son intérêt personnel en présence de la victime réclamant réparation de son préjudice est modifiée.

Présence tout au long du procès pénal

La présence de la victime ne cesse de s’accroître dans la procédure pour la hisser peu à peu au même niveau que la défense. On va ainsi vers un procès pénal où il y a deux parties privées et une partie publique, sans oublier la présence que nous venons de voir de groupements défendant des intérêts collectifs.

La loi du 15 juin 2000 avait pour objectif de renforcer la présomption d’innocence mais le législateur ne pouvait améliorer les droits de ceux qui sont soupçonnés sans y ajouter une préoccupation pour les droits des victimes, obsession de l’opinion, des médias et donc aussi de la représentation nationale. L’exposé des motifs de la loi, les rapports des commissions des lois, les interventions des parlementaires sont à ce sujet explicites et on entend sous des formes diverses une plainte en forme de leitmotiv : " On a trop négligé jusque là le droit des victimes ".

Aussi l’article préliminaire du Code de procédure pénale qui définit les principes directeurs de la procédure est il ainsi rédigé

« La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droit des parties »… « L’autorité judiciaire veille à l’information et à la garantie des droits des victimes. »

De nombreuses dispositions sont prises pour la prise en charge, l’information tant au stade de l’enquête ou de l’instruction qu’en ce qui concerne le jugement de l’infraction dont elles ont été victimes. Mais ce sont souvent les victimes spectaculaires qui sont le mieux protégées. Constatons ici que c’est dans les procédures de dérivation, médiation, pénale, comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité ou dans les comparutions immédiates que les droits des victimes, celles de la petite et moyenne délinquance quotidienne, sont le plus faiblement protégés

Plus étrange est le nouveau serment des jurés. Ce serment datait de la Constituante. On y ajoute, pour renforcer l’objectif premier de la loi l’obligation de se " rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter" puis, par une sorte de parallélisme, on ajoute au serment qui impose de ne trahir "ni les intérêts de l’accusé ni de ceux de la société qui l’accuse", l’obligation de ne pas trahir non plus " ceux de la victime". Il y a là une irruption de la victime dans le processus qui va aboutir à la décision de la Cour et du jury qui porte sur la culpabilité mais aussi sur la peine. L’indemnisation de la partie civile reste réservée, en cas de condamnation, à la Cour composée des seuls magistrats. Au moment du serment, quand le procès commence la victime n’est encore qu’une victime potentielle comme l’accusé n’est qu’un coupable possible. C’et la décision qui la reconnaîtra victime. L’intérêt des victimes ne devrait pas être de voir condamner un innocent et pourtant - c’est ici une vielle expérience qui s’exprime – elles ont bien du mal à admettre la présomption d’innocence de celui dont des magistrats ont constaté à l’issu de l’information préalable, qu’il existait à son encontre des charges suffisantes pour qu’il soit jugé. Même lorsque les charges s’effondrent - comme récemment dans l’affaire d’Outreau - les victimes continuent à réclamer condamnation des accusés. Comment les jurés vont ils interpréter leur serment puisque les victimes les somment avec conviction de condamner au nom de leur souffrance évidente ? Comment ne pas savoir alors que l’acquittement est en général pour les victimes un drame qui provoque un surcroît de douleur souvent spectaculaire ?

Même si on n’a pas encore reconnu à la partie civile le droit de récuser les jurés et si elle a toujours l’obligation de plaider en premier (pour combien de temps encore ?), elle est peu à peu hissée par la loi au rang de l’accusé Or c’est un faux parallélisme puisque la présomption d’innocence impose que, en cas de doute possible, et même probable, l’accusé soit acquitté fut-ce au détriment de ce que la partie civile considère le plus souvent comme son intérêt.

La justice pénale n’a plus pour seule fonction d’infliger une peine "strictement et évidemment nécessaire " (évidemment pour la société) comme le dit l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme, de « guérir les blessures faites au sentiment collectif », comme le prévoit aujourd’hui l’article 132-24, il lui faut aussi par la peine répondre à l’attente des victimes.

On voit bien que la signification du procès pénal change. Nous entrons sur le terrain d’une justice "reconstructive " comme le voulait Paul Ricoeur, mais pas vraiment dans le sens où il l’entendait : celui d’une justice réconciliatrice qui veut restaurer et soigner cette blessure sociale et particulière qu’a causé l’infraction, en alliant deux objectifs : la restitution à la victime de sa "puissance d’agir " dont elle a été dépossédée, et la réintégration du coupable dans la société ; La première n’a pas de signification sans la seconde. Or c’est sur ce point que le nouveau droit pénal fait apparaître la contradiction qui existe entre ces deux objectifs.

L’intervention des victimes dans l’exécution de la peine.

C’est sans doute l’évolution législative la plus caractéristique. On la doit essentiellement à la loi Perben II du 9 mars 2004. Elle concerne non plus le prononcé de la peine mais son application.

Outre la présence d’un représentant des associations de victimes dans la composition de la Chambre de l’application des peines de Cour (art 612-3) on peut relever plusieurs apparitions de la victime dans le processus d’application des peines. L’article 707 fixe d’abord comme principe que "L’exécution des peines favorise, dans le respect des intérêts de la société et des droits des victimes, l’insertion ou la réinsertion des condamnés ainsi que la prévention de la récidive". L’article 712-7 stipule que "S’il en fait la demande, l’avocat de la partie civile peut assister au débat contradictoire devant le tribunal de l’application des peines pour y faire valoir ses observations, avant les réquisitions du ministère public". L’article 712-16 pour sa part dit que les juridictions d’application des peines , si elles l’estiment opportun, "peuvent, avant toute décision, informer la victime ou la partie civile, directement ou par l’intermédiaire de son avocat, qu’elle peut présenter ses observations par écrit dans un délai de quinze jours à compter de la notification de cette information ». Quant à l’article 720, il prévoit que préalablement à toute décision entraînant la cessation temporaire ou définitive de l’incarcération d’une personne condamnée à une peine privative de liberté avant la date d’échéance de cette peine la juridiction de l’application des peines doit prendre "en considération les intérêts e la victime ou de la partie civile" et informer celle-ci des interdictions concernant la personne libérée et des conséquences pour elle de ne pas les respecter.

Ainsi la victime est directement informée de l’exécution de la peine. Le procès pénal n’a pas épuisé ses droits par le prononcé de la peine et par l’allocation de dommages-intérêts.

Ces dispositions réclamées par les associations de victimes, sont contestables car en contradiction avec l’esprit de la législation sur l’application des peines qui n’est pas tournée vers le passé mais uniquement vers l’avenir de celui qui a été condamné. Or la victime, elle, reste forcément tournée vers son passé douloureux. Souvent elle a réussi à cicatriser des blessures que l’avis de la prochaine libération – de surcroît anticipée – de celui qui en est responsable va raviver. Certes il existe des victimes au cœur généreux qui comprennent, pardonnent, mais la loi est faite pour les citoyens ordinaires. Comment, en règle générale, une victime peut-elle accepter la notion de réinsertion sociale de celui qui l’a fait souffrir ?

Une évolution incontestable du sens du procès pénal

Pourquoi cette apparition des victimes aujourd’hui au devant de la scène ? Quelle est la cause de cette évolution ? Nos pères avaient-ils le cœur sec et la modernité se résout-elle dans cette nouvelle compassion, dans cette pitié collective qui est aussi l’expression d’une mauvaise conscience et qui soutient ce "populisme pénal" dont parle Denis Salas et qui envahit la justice pénale. [7]

Critiquer une telle évolution est aujourd’hui audacieux : comment ne pas être totalement et sans réserve avec les victimes ? Leur souffrance nous interpelle bien évidemment. Leur douleur provoque chez chacun non seulement la compassion mais l’indignation et la colère. Et l’exigence de fraternité humaine que proclame l’article 1° de la Déclaration universelle des droits de l’homme nous pousse évidemment à leurs cotés. Mais la justice pénale doit elle céder devant cette dictature de l’émotion qui pèse sur elle et peut parfois l’amener à perdre son sang-froid nécessaire et à commettre alors des erreurs ; soit qu’elle emprisonne, voire condamne, des innocents, soit qu’elle prononce des peines trop lourdes, soit qu’elle freine ou refuse la réinsertion des condamnés.

On nous dit que le procès pénal et la peine permettent aux victimes de "faire leur deuil". Cette idée ne me paraît pas évidente et l’expérience démontre là aussi que le procès est en général un moment où se ravivent les plaies. La nécessaire personnalisation de la peine impose aux juges une attention particulière à celui qu’ils vont condamner s’ils le reconnaissent coupable. Cette attention portée à celui qui les a fait souffrir, l’apparition de ce visage, de cet être humain qui a droit lui aussi à être traité avec un esprit de fraternité si on veut le condamner justement, est presque toujours douloureuse aux victimes. En règle général elles exigent l’aveu, mais celui là intervient-il, elles ne le supportent guère, y voient un moyen de défense hypocrite et la "repentance" ne guérit pas leur peine. Car rien ne peut leur rendre ce qu’on leur a pris.

Nul ne conteste que la douleur des victimes et la gravité des souffrances infligées par l’acte criminel doit être prise en compte. Notre droit pénal ne punit pas que la faute mais aussi ses conséquences. Un même coup de poing, donné avec la même intention de faire mal, peut être puni d’une contravention s’il n’a pas en de conséquences corporelles ou faire encourir quinze ans des réclusion s’il a provoqué la mort. Aussi est-il juste que la douleur des victimes soie entendue, qu’elles puissent dire leur souffrance, qu’elles soient défendues par un avocat mais pour autant elles ne peuvent se substituer même partiellement au ministère public.

Que les juges tiennent compte de la gravité du préjudice pour fixer la peine n’est pas choquant, mais uniquement parce que cette souffrance infligée à la victime a rendu plus lourde la blessure sociale causée par l’infraction pénale et non parce que ce serait "l’intérêt de la victime". Que les victimes souhaitent, parce que le désir de vengeance est naturel au cœur de l’homme, que la peine et la souffrance qu’elle porte soit la plus forte possible, c’est là un fait. Mais il ne s’agit pas là d’un "intérêt" que le juge doit rendre en considération. Autrement c’est bien la nature traditionnelle du procès pénal qui change par une forme de privatisation de l’action publique.

Henri Leclerc
Avocat au barreau de Paris
Président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme

Notes

[1Crim 8 dec. 1906 Laurent Attalin. D. 1907. I. 207

[2Acquaviva C/France 21 novembre 1995.- Moreira de Azevedo C/ Portugal du 23 octobre 1990 - Perez C/France 12 février 2004

[3Encyclopédie Dalloz vb. Victimes.

[4JCP 2004 I 146.

[5D.1958 chron. P 29 et s.

[6Voir Xavier PIN Rev.sc.crim. 2002 p.245 et s. La privatisation du procès pénal.

[7Denis Salas, La Volonté de punir. Hachette 2005.


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