juger les irresponsables : encore un recul pour les droits


article de la rubrique justice - police > justice
date de publication : lundi 12 novembre 2007
version imprimable : imprimer


Exploitant une fois encore un fait divers, le meurtre de deux soignantes de l’hôpital psychiatrique de Pau par Romain Dupuy, Nicolas Sarkozy a demandé une loi permettant de juger les criminels reconnus irresponsables par l’expertise psychiatrique.

Jusqu’où nous conduira le populisme pénal ? Deux articles de Libération dont une analyse de R. Castel, sociologue.


Irresponsables mais coupables ?

Libération, 10 novembre 2007

Nicolas Sarkozy avait prévenu avant son élection : « Les droits de l’homme, pour moi, ce sont avant tout les droits de la victime », déclarait-il en juillet 2006. Le projet de loi qu’il a depuis « commandé » à Rachida Dati, et qui consiste à faire comparaître les personnes irresponsables devant la justice, est l’application directe de cette conception assez particulière de la déclaration de 1789 [1].

Texte en urgence. Tout est parti, encore une fois, d’un fait divers et de l’émotion suscitée par la douleur des victimes. En l’occurrence, les familles de l’infirmière et de l’aide soignante tuées par Romain Dupuy. En août dernier, Nicolas Sarkozy leur promettait qu’un procès pourrait avoir lieu même en cas d’irresponsabilité pénale. En urgence, malgré la complexité des notions en jeu, la chancellerie a ficelé un texte actuellement à l’examen au Conseil d’Etat. « Il ne s’agit pas de juger les fous, démine le porte parole de la chancellerie Guillaume Didier, mais de faire en sorte que les faits puissent être imputés. » L’avant-projet de loi prévoit que le juge d’instruction, en cas d’irresponsabilité psychiatrique, ne prononce plus de non-lieu mais saisisse la chambre de l’instruction. Celle-ci organise alors une audience publique, où la personne comparaît « si son état le permet ». A l’issue de l’audience peut être rendu un « arrêt de constatation de culpabilité civile » qui « déclare que la personne a commis les faits ».

Peu de cas. Si les associations de victimes se félicitent, les magistrats sont plus que sceptiques. « La possibilité de condamner une personne irresponsable, à indemniser les victimes au civil existe déjà, relève Hélène Franco, secrétaire général du Syndicat de la magistrature. Instaurer ce genre de mise en scène ne va en rien faire progresser les droits des victimes. »

Dans un contexte où l’irresponsabilité psychiatrique n’est plus soulevée que dans de rares affaires (moins de 200 en 2007), et où le nombre de malades mentaux en prison n’a cessé d’augmenter (plus de 20 % de la population carcérale), le texte à l’examen semble aller à l’exact inverse de l’urgence : une meilleure prise en charge de la spécificité des délinquants psychiatriques.

Ondine Millot

La folie de Romain Dupuy peut-elle être punie ?

Libération, 8 novembre 2007

On ne peut juger, ni condamner, ceux que l’on a appelés successivement les fous, les aliénés ou les malades mentaux, sauf à dénaturer les principes fondateurs de la justice moderne, qui s’est construite sur la notion de responsabilité contre les formes cruelles et arbitraires de punitions commandées par la vengeance ou par le bon plaisir de brûler au nom de la raison d’Etat. La philosophie des Lumières a imposé le principe que la seule sanction juste est celle qui punit celui qui a volontairement transgressé la loi. Le Traité des délits et des peines de Beccaria (1776) est la bible juridique de la modernité qui codifie cette nouvelle nomenclature des délits et punitions. La justice est juste lorsqu’elle punit le coupable en fonction de la gravité de l’acte qu’il a volontairement commis. Par rapport à ce nouvel édifice de la justice moderne, la folie pose un problème redoutable.

Médicalisation. Le fou est perçu comme un être dangereux capable de toutes les transgressions. Il doit donc être neutralisé. Mais, irresponsable, il ne peut être puni. Il ne relève donc pas de l’institution judiciaire, ni de la prison. Comment alors neutraliser la dangerosité qu’il présente sans le condamner comme un criminel responsable de ses actes ?

La médicalisation de la folie a été la réponse à cette aporie. La loi de 1838 institue le « placement d’office » qui confine de force dans l’asile (devenu hôpital psychiatrique en 1937). Elle entend concilier les intérêts de la société, qui se protège ainsi des désordres de la folie, et les intérêts du malade, qui est censé être soigné dans un milieu thérapeutique.

Le statut moderne du malade mental hérite de cette construction. L’expert psychiatrique est présent au sein du tribunal pour approuver le degré de responsabilité de l’accusé qui atténue la sévérité de la sanction. Mais le principe de la responsabilité demeure central, parce que c’est le fondement de la justice républicaine. Si un individu est partiellement irresponsable, il bénéficie des circonstances atténuantes, et s’il est complètement irresponsable, il ne relève pas de la juridiction de la justice et bénéficie d’un non-lieu (article 64 de la loi). Il n’est pas un criminel qu’il faut punir mais un malade qu’il faut soigner.

Tout critère de jugement autre que la responsabilité individuelle renvoie à des formes prémodernes d’exercice de la justice. L’acte criminel soulève l’émotion et parfois l’horreur, comme lorsqu’il s’agit de crimes contre les enfants. Il paraît crier vengeance et exiger réparation de la part de la victime, si elle survit, à défaut de ses proches et même de la société dont les valeurs ont été bafouées. La prise en compte de l’« intérêt des victimes » est ainsi devenue la revendication montante qui entend bousculer les principes de la justice fondés sur la responsabilité de l’acteur du délit.

Emotion. C’est à Pau, au mois d’août, en évoquant le caractère horrible du crime de Romain Dupuy, que Nicolas Sarkozy a annoncé un projet de loi qui permettrait de juger les criminels qui auraient été déclarés irresponsables par l’expertise psychiatrique. C’est un glissement vers une justice commandée par l’émotion à laquelle il faut résister. Non pas que la douleur des victimes ne soit pas respectable et ne demande pas réparation sur le plan civil. Cependant, aucune condamnation ne peut effacer l’horreur de certains crimes. Dès lors, le souci de justice se change en désir de vengeance s’il n’est pas fondé sur la responsabilité du criminel.

Robert Castel

Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP