"Justice et exclusion" par Henri Leclerc


article de la rubrique justice - police > justice
date de publication : mardi 8 février 2000
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On parle beaucoup de la justice, des réformes actuellement en cours, de son indépendance nécessaire. Les hommes politiques se plaignent d’être menacés par des juges qui seraient irresponsables et les juges par des hommes politiques qui en voudraient à leur indépendance. On ne compte plus les débats et les réflexions sur les rapports de la justice et des médias, sur le secret de l’instruction, sur les atteintes à la présomption d’innocence. Tout ce débat ne laisse-t-il pas de côté le problème le plus important : la justice n’a-t-elle pas pour principale fonction de faire régner la vertu dont elle porte le nom ? En un mot ne convient-il pas de se demander d’abord si la justice est juste ?
 [1]


Institution judiciaire et justice

Devant l’institution judiciaire, les hommes ne sont pas égaux.

Certes, comme le dit l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme, la loi "est la même pour tous, soit qu’elle protège soit qu’elle punisse", mais sa connaissance, sa compréhension, les difficiles voies d’accès à l’institution qui est chargée de veiller à son application constituent autant de facteurs de l’inégalité la plus profonde.

Ce n’est pas là que ceux qui sont exclus de la vie sociale, qui ont perdu les moyens pratiques de l’exercice de la citoyenneté, peuvent s’adresser pour que l’équilibre soit rétabli. Bien au contraire, la justice ne fait que marquer plus profondément encore les déséquilibres.

Difficile d’accès, elle est le plus souvent incapable de répondre à la demande de ceux qui sont déjà exclus de la vie sociale et accroît encore les phénomènes de rejet social qui creusent à l’intérieur de notre société des fossés chaque jour plus infranchissables.

Notre justice reste enfermée. Dans ses mots, dans ses rites, dans ses palais. Sans doute l’a-t-elle toujours été, même lorsqu’elle était rendue sur l’Agora. Et si Saint-Louis siégeant sous son chêne apparut comme un modèle de roi juste, alors que les exemples que cite Michelet ne concernent que des nobles et des riches et que sa justice semble bien expéditive, c’est que l’image de cette justice champêtre était rassurante dans sa simplicité et rapprochait le plus grand des juges de ceux qui avaient besoin de justice.

La justice ne se rend pas dans la rue avec des mots de tous les jours : elle se doit d’être au-dessus du quotidien et la crainte qu’elle inspire doit aussi être faite de mystère.

Elle n’entre pas dans les foyers, elle est interdite de radio et de télévision ; caméras et micros restent à sa porte. Il faut pour en traduire les signes des spécialistes : les avocats d’abord qui, le plus souvent moyennant finance, en permettent l’accès, transmuent la langue vulgaire en langue judiciaire, expliquent ses galimatias. Les journalistes ensuite qui violent ses secrets, racontent ses scènes publiques et la jugent à leur tour, révélant des images d’un autre monde qui secouent l’opinion publique souvent dans le plus grand des désordres.

Elle n’est pas comprise, trop laxiste ou trop sévère selon qu’on s’adresse à elle lorsqu’on est victime ou qu’on la subit lorsqu’on est accusé.

Le droit que dit le juge est tout aussi lointain : une science hermétique dont le peuple ignore tout, chassée des écoles des collèges et des lycées, réservée aux initiés. "Nul n’est censé ignorer la loi", proclame le juge lorsque le plaideur proteste et dit qu’il est injuste de lui faire perdre son procès alors qu’il était de bonne foi ; ou lorsque la foudre judiciaire s’abat sur le malheureux qui ignorait qu’un comportement qui ne lui paraissait pas condamnable était défendu.

Pour condamner, peu importent les motifs des actes, leurs causes profondes, seule compte l’intention coupable, notion juridique bien complexe à cerner, sorte de conscience active de commettre l’acte dont il suffit que la loi l’ait défendu quelque part pour qu’il soit possible de le sanctionner. Est-on bien sûr qu’une telle notion soit compatible avec le sentiment de justice que chaque homme possède au plus profond de lui ?

Les exclus sont exclus du droit

Il n’est sans doute pas nécessaire d’entrer dans les débats très vifs qui depuis plusieurs années sont souvent l’occasion pour les différents partenaires du monde judiciaire de masquer leur mauvaise conscience et de parler pour se consoler de ne pas agir. Tout le monde contemple le fracture sociale qui divise nos sociétés riches et économiquement développées, projetant dans notre vie quotidienne le reflet d’un monde déchiré où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Plusieurs millions de personnes vivent dans notre pays en dessous du seul de pauvreté. Mais qu’est donc ce monde des exclus sinon le monde des sans-droits ?

Les droits ce ne sont pas seulement la liberté individuelle dont l’autorité judiciaire est constitutionnellement gardienne ou même les droits imprescriptibles et naturels inscrits dans la déclaration de 1789 mais aussi les droits sociaux qu’on ne saurait exclure du champs de la justice.

Quelles réponses la justice donne-t-elle aux sans-emploi, aux sans-papiers, aux sans domicile fixe devenus les SDF, aux sans-emploi, autrement dit les chômeurs, aux sans-instruction, autrement dit les analphabètes et les illettrés, aux sans-couverture sociale, toutes personnes qui vivent dans notre société mais ne possèdent pas ces droits que pourtant la Déclaration universelle dans ses articles 22 à 27 reconnaît comme fondamentaux. Tous ces « sans », ne se voient pas reconnaître cette « dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine »et les « droits égaux et inaliénables » qui sont le fondement même de la justice.

Ces personnes dépourvues de droit ne sont pas seulement exclues de la société, elles sont incapables de trouver les chemins de la citoyenneté qui ne se limite pas au droit de vote qu’elle n’exercent plus depuis longtemps parce que le plus souvent elles ne sont pas même inscrites sur les listes électorales. Elles ont pourtant des besoins juridiques plus forts.

L’institution judiciaire est incapable de répondre à leurs besoins Les avocats aussi sont de l’autre coté du mur.

Il faut certes saluer l’effort politique fait par le vote de la loi du 18 décembre 1998 sur « l’accès au droit et la résolution amiable des conflits » modifiant la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique. La Garde des Sceaux Madame Elisabeth Guigou y affirmait que « l ‘accès au droit constitue un droit fondamental qui doit s’inscrire dans une politique publique ». En créant les Conseils départementaux d’accès au droit, les CDAD, en promouvant les maisons de Justice et de droit, le législateur a fait un effort méritoire pour tenter d’institutionnaliser des mécanismes permettant de médiatiser mieux le besoin de justice et de faciliter l’accès au droit des plus démunis auquel ne répondait pas assez les mécanismes de l’aide juridique et juridictionnelle de 1991. Tout cela est balbutiant, lent, se met en place difficilement. D’autant plus que l’aide juridictionnelle fonctionne encore bien mal.

Certains rêvent de fonctionnariser la défense des plus pauvres. D’autres veulent renvoyer cette défense au bénévolat. Injustice et absurdité. Ceux qui n’ont pas de droit ont besoin plus que tout autre d’une défense libre et compétente Et les conditions dans lesquelles est actuellement organisée et financée l’aide juridique et l’aide juridictionnelle, malgré les efforts considérables effectués depuis quelques années sont tout à fait insuffisantes Ce n’est qu’au prix d’un surtravail mal rémunéré que les avocats peuvent répondre sur ce point aux besoins et les exemples cités par le Syndicat des avocats de France montre encore la faiblesse de ce système.

Révolte et exclusion : réprimer les exclus

Mais s’il est un lieu où la justice fonctionne à l’égard des exclus c’est bien la justice pénale. Le préambule de la Déclaration universelle de 1948 dont nous célébrions l’an dernier en grande pompe le 10° anniversaire, ne rappelle-t-il pas qu’il est nécessaire « que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint en suprême recours à la révolte. » Il faut donc voir comment notre société répond à cette délinquance dont nul ne conteste qu’elle s’enracine dans l’absence de droits et la misère, la délinquance des exclus. Pour une fois nous ne parlerons pas des dérapages du monde des affaires et de la politique, des abus des médias. Parlons des rapports de la justice avec les délinquants de la misère qui constituent qu’on le veuille ou non l’essentiel de son activité

Prison et exclusion

Parlons du monde du silence et regardons la prison. Là se trouvent réunis ceux sur lesquels la justice est passée. Les prisonniers sont le produit le plus visible du fonctionnement de l’institution judiciaire. La prison est la peine par excellence, la réponse privilégiée au crime et aux illégalismes depuis que la Révolution a mis fin aux effroyables châtiments ordonnés par l’arbitraire des juges de l’ancien régime.

C’est elle qui, selon notre loi, permet de rétribuer l’infraction, de rétablir l’équilibre rompu par le crime au moyen d’une sorte d’arithmétique en comptant les jours, les mois et les ans, le temps de vie que l’on prend au condamné pour compenser avec exactitude la gravité de l’infraction sociale, châtiment quantifiable dont on peut en jouant sur sa durée accentuer ou réduire l’intensité. Elle permet en punissant le coupable de le surveiller et même de l’observer.

Les chiffres en sont révélateurs : Le 1° juillet 1999, il y avait 57 458 détenus dans les prisons françaises, hors DOM - TOM., soit un taux d’environ 10 pour 10 000.

Il est particulièrement intéressant de noter qu’il résulte des travaux les plus savants [2] que s’il n’existe aucun lien prouvé entre le chômage et la délinquance, il existe un parallélisme entre les courbes du chômage et celles des détenus.

S’il n’y pas de statistiques pour déterminer le niveau de fortune des personnes en prison, on peut y observer leur culture et on y note leur nationalité. Il apparaît évident que la plupart des détenus sont des délinquants de la misère : vols, infractions à la législation sur les stupéfiants, violences, infractions à la législation sur les étrangers. Il y a moins de 3% de détenus pour vol, escroquerie, abus de confiance ou de biens sociaux...

Qui est en prison ?

- Niveau d’instruction : Au 1° janvier 1998, 6 831 se déclaraient illettrés, soit 13,3 % de l’effectif. 27 736 n’avaient qu’une instruction primaire, soit 54 %, et 15 956 avaient une instruction secondaire, soit 32,7 %. On ne compte pas dans les statistiques ceux qui ont fait des études universitaires : la faiblesse du chiffre le rend inexploitable, et c’est d’ailleurs la plupart du temps en prison qu’ils les ont faites.

- Age : Si l’on s’en tient aux majeurs pénaux, les statistiques de détention font apparaître, un taux de détention de 17 pour 10 000 pour les jeunes de 18 à 21 ans, taux qui passe à 25,5 pour les 21-25 ans.

- Étrangers : On compte 13 181 détenus étrangers, soit 26 % de la population pénale dont 8 379 sont originaires d’Afrique, soit un taux qui dépasse les 3 % de la population étrangère.

La prison ne réinsère pas, elle exclut

La prison n’est pas le reflet de la délinquance mais de la répression.

Les illégalismes que l’on réprime par la prison sont ceux que commettent les pauvres et les exclus, c’est-à-dire ces classes dangereuses que l’on désigne du doigt avec crainte depuis le développement de l’ère industrielle et l’accélération des phénomènes de concentration urbains et suburbains ? Nos banlieues ne sont-elles pas les lieux sombres où les institutions répressives de notre société s’abattent comme elles le faisaient sur les faubourgs populaires de la fin du siècle dernier ?

La prison a certes pour fonction théorique dans sa conception moderne de résoudre le problème de l’exclusion puisque, selon les travaux de la commission AMOR de mai 1945, "la peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement social du condamné".

La durée de détention moyenne est de huit mois environ.. Et dans le calcul de cette moyenne figurent les 11 310 prisonniers condamnés à plus de cinq ans. Si on constate que la durée moyenne de la détention provisoire est d’un peu plus de quatre mois on peut bien constater que les petites peines se font sous le régime de la détention provisoire qui se contente d’exclure provisoirement de la société sans aucune possibilité d’envisager un travail quelconque en vue d’une réinsertion.

Mais chacun sait, comme l’a relevé Michel Foucault dans "Surveiller et punir" que la prison ne sert à rien à ce sujet, et que bien au contraire elle provoque à la récidive, qu’elle fabrique de la délinquance par le type d’existence qu’elle fait mener au détenu, qu’elle rend possible, mieux qu’elle favorise l’organisation de milieux de délinquants solidaires les uns des autres et que les conditions qui sont faites aux détenus libérés les condamnent fatalement à la récidive. Foucault précise :

"Au constat que la prison échoue à réduire le crime, il faut peut-être substituer l’hypothèse que la prison a fort bien réussi à produire la délinquance, type spécifié, forme politiquement ou économiquement moins dangereuse - à la limite utilisable - d’illégalismes ; à produire des délinquants, milieu apparemment marginalisé mais centralement contrôlé".

La prison est un lieu d’exclusion sociale où se retrouvent ceux qui étaient déjà exclus et qui peu à peu forment un groupe social spécifique repéré et marginal.

Mais ceci n’est pas une conséquence malheureuse de pratiques mal contrôlées, c’est le résultat d’une politique conséquence d’une vision idéologique du rôle de la prison.

Aux États-Unis qui comptent 35 millions de pauvres, on est passé de l’État providence à l’État pénitence selon la formule de Loïc Wacquant [3], pratiquement 2 000 000 de détenus, un taux de 70 pour 10 000, traités par une industrie privée florissante. Un traitement pénitentiaire de la misère !

Et les victimes ?

Chaque fois que l’on parle de la prison, de la répression pénale, il ne faut pas oublier de faire un détour par les victimes si l’on ne veut se faire reprocher de les oublier.

Il convient là de distinguer. Nous ne parlons ici que de l’exclusion et seules nous intéressent les victimes qui sont elles même victimes de ce phénomène d’exclusion sociale. Les autres ont droit certes à notre compassion lorsqu’elles ont atteintes dans leur chair, leur dignité, leurs droits. Mais elles ont des droits. Elles ont les moyens de les faire valoir. Et quoiqu’on dise dans le délire démagogique qui parfois s’empare de ceux qui traitent de la chose judiciaire, notre système est très accueillant aux victimes qui ont les moyens de se défendre.

Mais il faut bien voir aussi ce qui arrive aux sans-droits lorsqu’ils sont victimes. Discriminations dont ne sont pas hélas innocents les services publics, violences de toute nature émanent parfois des détenteurs de la force publique, violations de domicile, viols et atteintes sexuelles, trafics de stupéfiants dont les exclus sont à la fois auteurs et victimes.

C’est là tout le problème des droits civils. Des droits civiques aussi. Comment faire valoir ses droits lorsqu’on n’en a pas un minimum.

Ceux qui n’ont pas de droits n’ont pas non plus les moyens judiciaires d’en réclamer.

Certes, l’aide juridique a été accrue, l’aide juridictionnelle aussi, la maisons du droit fleurissent ici ou là, les Conseils départementaux de l’accès au droit se mettent en place mais comme le disait M° Simone BRUNET dans la lettre du SAF du mois d’octobre 1999 :

« prétendre que chacun peut trouver gratuitement, accueil assistance de magistrat, d’avocats, d’associations d’aide aux victimes constitue un leurre social . »

Pour faire valoir des droits, encore faut-il en avoir un peu.

Les classes moyennes et défavorisés peuvent difficilement et mieux aujourd’hui avoir accès à la justice par l’intermédiaire de ces mécanismes. Les exclus, pas encore.

Les étrangers : exclure les exclus

Les étrangers représentent le tiers de la population pénale.

Ceux qui naguère ont émigré vers la France lorsqu’on avait besoin d’une main d’oeuvre abondante, bon marché, malléable et "flexible", ou sont chassés aujourd’hui par la misère, la famine ou les dictatures des pays du tiers monde, constituent une population pauvre et peu imprégnée de la culture dominante. S’ils sont délinquants ce n’est pas parce qu’il serait plus mauvais ! Ceux qui tentent de justifier par des comparaisons incertaines leurs nauséabondes conceptions racistes et xénophobes font preuve d’une malhonnêteté évidente.

Constatons d’abord qu’un nombre non négligeable de détenus dans les prisons françaises (5,2 %) le sont pour une infraction à la législation sur les étrangers qui, par définition, ne peut atteindre que les étrangers. Il faut donc s’interroger sur cette infraction elle-même, celle qui vise les sans-papiers, exclus par nature puisque dépourvus de cette sorte de reconnaissance de la personnalité juridique que donnent ces indispensables papiers dans notre société moderne.

Dans les motifs de l’avant-projet qui devait servir de base au débat parlementaire sur le nouveau Code pénal en 1992, on avait essayé de trouver une règle pour justifier la division tripartite des infractions traditionnelles entre crimes, délits et contraventions. L’avant-projet précisait donc : "Seules les atteintes aux valeurs de la société constituent des crimes et des délits, les contraventions n’étant que des manquements à la discipline sociale". Et si cette définition ne fut pas finalement retenue dans le nouveau Code pénal, elle n’en constitue pas moins une sorte de référence.

Il est absurde de ranger le manquement à une réglementation sur le séjour parmi les atteintes aux valeurs de la société. La réglementation du séjour ne saurait être autre chose qu’un manquement à la discipline sociale. En en faisant un délit passible de prison, la loi fait de l’étranger, dont la seule présence irrégulière porterait atteinte aux valeurs de notre société, un exclu par définition. Le sans-papiers devient par nature un sujet dangereux puisque, par sa seule présence maintenue, il porte atteinte aux valeurs de notre société.

Ainsi, la loi donne à l’institution judiciaire la fonction de marquer cette définition, qui, à l’examiner avec attention, n’est pas très éloignée des théories racistes ou xénophobes : elle renforce, dans une société profondément marquée par le sentiment d’insécurité et l’insécurité réelle, cette idée que le clandestin devient un des facteurs essentiels de cette insécurité puisqu’il est un délinquant passible de prison par le seul fait de l’irrégularité de son séjour. La désignation du bouc émissaire dans une société montre toujours l’échec de la fonction pédagogique que doivent avoir aussi la loi et l’institution judiciaire.

S’agissant des étrangers, notre loi va encore plus loin. Depuis 1989 est apparue dans notre législation pénale la peine d’interdiction du territoire français, peine complémentaire qui peut être définitive, applicable aux seuls étrangers, qu’ils soient ou non en situation régulière. Le nouveau Code pénal a généralisé cette peine complémentaire, permettant au juge de la prononcer pour les plus banales des infractions, notamment le vol (article 311-15) ou le faux (article 444-8) et même l’infraction sur le séjour punissant ainsi d’une interdiction temporaire ou définitive d’insertion ceux qui n’ont été délinquants que par le fait de leur exclusion juridique.

La loi du 24 août 1993, la fameuse loi Pasqua, relative à la maîtrise de l’immigration, a permis d’appliquer à des étrangers parents d’un enfant français résidant en France, du conjoint d’un français quelle que soit la durée de leur union, d’un étranger qui réside en France, même régulièrement, depuis des dizaines d’années. Et le gouvernement actuel s’est refusé à revenir sur ces dispositions lors du vote de la loi Chevènement dite loi « réséda »du 11 mai 1997. Une circulaire récente du ministre de la justice recommande d’en humaniser l’application mais elle n’a pas un caractère contraignant et les juges le plus souvent continuent d’appliquer la loi avec rigueur.

Le bannissement, l’une des peines considérées comme les plus dures dans l’histoire des châtiments, a ainsi été rétablie. Peu importe le fait que l’étranger n’ait pas d’autre pays que celui où il a toujours vécu, où vivent les siens, sa famille, ses proches et ses amis. Peu importent les prescriptions des conventions internationales.

Le seul fait d’être un étranger constitue une menace sociale particulière lorsque cet étranger a commis une infraction. Cette peine qui peut se substituer à la prison et pourrait même être utilisée pour en assurer le désencombrement, est bien évidemment une peine d’exclusion définitive. Ainsi, non seulement la justice répond par un surcroît d’exclusion à celui dont l’acte délinquant avait déjà pour cause réelle et profonde l’exclusion sociale, mais elle va jusqu’à exclure ceux dont les attaches profondes constituaient un élément important d’insertion dans la société, mais qui, en raison de leurs origines, constituaient une catégorie juridique distincte, celle des résidents non nationaux écartés déjà pour cette raison de toute participation à la citoyenneté.

Un droit pour l’exclusion

A lire le nouveau Code pénal promulgué en 1994 on constate que le législateur a prévu plusieurs types de sanctions : la prison, qui reste l’élément central du dispositif, dont la durée permet de repérer le degré relatif de réprobation sociale de chaque infraction. Ces durées ont souvent été allongées et la période de sûreté qui interdit toute possibilité d’aménagement, a été généralisée et peut être aujourd’hui appliquée à un très grand nombre d’infractions. A côté de la prison, l’amende, dont les taux ont été considérablement augmentés. Puis, les peines privatives de droit, dont le législateur affirme qu’elles devraient se substituer à la prison.

Le législateur semble avoir donné des réponses sociales modulées pour trois types de comportement.

D’abord, des peines d’exclusion définitive de la société. Elles frappent les criminels organisés qui échappent en général à la répression et que la police a bien du mal à arrêter, mais aussi ceux dont les pulsions incontrôlable ont provoqué des actes qui révoltent l’opinion publique, et dont le châtiment s’apparente à une mesure de sûreté. Ces peines d’exclusion voulues par le législateur comme quasiment définitives ne servent ni à amender les criminels professionnels que l’on ne peut en général confondre ni à protéger réellement la société des assassins pervers que la peur du châtiment n’atteint pas. Elles répondent en réalité à une angoisse par un phénomène d’élimination sociale.

La deuxième catégorie de délinquants prévue par le nouveau Code, ce sont justement ceux qui sont insérés dans la société. Ils ont des moyens d’existence matériels et intellectuels, exercent leur droits civiques et civils. Pour ceux-là, le nouveau Code pénal a voulu des peines qui ne les excluent pas. Ce sont des peines d’amende considérablement renforcées puisque chaque fois que le Code prévoit une peine d’une année de prison il prévoit une amende corrélative de 100.000 francs, puis proportionne les amendes susceptibles d’être prononcées aux peines de prison prévues. Mais ce sont aussi les peines privatives de droits alternatives ou complémentaires extrêmement nombreuses. Elles ne s’appliquent bien sûr qu’à ceux qui possèdent déjà des droits, et si elles restreignent l’exercice de ces droits, elles ne constituent pas un facteur d’exclusion sociale.

La troisième catégorie de délinquants est celle de délinquants du quotidien, trafiquants de stupéfiants non professionnels et généralement eux-mêmes drogués, voleurs, violents, ceux dont la délinquance s’enracine dans la marginalité et dans l’exclusion. Pour ceux-là, le nouveau Code prévoit toujours la peine essentielle, la prison, avec l’ensemble des conséquences que nous connaissons. Ce sont eux qui emplissent les prisons. Ils y arrivent la première fois jeunes encore, placés en détention provisoire par un juge qui estime que n’ayant ni travail ni attache sociale, ils risquent d’échapper à la justice. Ils commencent alors leur carrière de multirécidivistes. Ces carrières qui naguère menaient à la relégation, c’est à dire l’envoi aux colonies ou l’enfermement à vie et qui, pour les étrangers aujourd’hui, se terminent par l’interdiction définitive du territoire français, et pour beaucoup de condamnés, dans ces « longues peines »dont le nombre croissant oblige à construire sans cesse de nouvelles prisons.

Les juges et l’exclusion

Les formes mêmes de la justice pénale sont facteurs de renforcement de l’exclusion. Les accusés du quotidien sont toujours désarmés face à une institution qui cherche à les prendre au piège de leur propre parole, le plus souvent maladroite, toujours étrangère à celle de l’institution. Ils savent qu’on leur reprochera toujours ce qu’ils ont dit, la façon dont ils l’ont dit. Que leur parole sera traduite en des procès-verbaux qu’ils ne comprendront pas. Et lorsqu’à l’audience publique, on leur demande de s’expliquer dans une atmosphère solennelle et devant une salle de spectateurs qui leur est hostile, ils ne trouvent pas les mots.

Cela n’est d’ailleurs pas nouveau. Qu’on se souvienne du Crainquebille d’Anatole FRANCE, injustement accusé d’avoir dit "mort aux vaches" à un agent de police et se retrouve devant le Tribunal correctionnel écrasé par l’appareil majestueux de la justice :

"Le Président Bourriche consacra six minutes pleines à l’interrogatoire de Crainquebille. Cet interrogatoire aurait apporté plus de lumière si l’accusé avait répondu aux questions qui lui étaient posées. Mais Crainquebille n’avait pas l’habitude de la discussion, et dans une telle compagnie, le respect et l’effroi lui fermaient la bouche. Aussi gardait-il le silence, et le Président faisait lui-même les réponses ; elles étaient accablantes."

La parole de l’avocat qui s’exprime à leur place renforce encore le sentiment d’exclusion de leur propre procès par un dialogue, dans une langue qu’ils ne comprennent pas, entre l’avocat et les juge. Les catégories juridiques dans lesquelles va s’insérer l’individu au fur et à mesure du déroulement du procès pénal sont totalement incompréhensibles pour ceux qui ne disposent pas des moyens culturels suffisants. Exclus avant le procès, exclus dans leur propre procès, ils voient se dérouler l’institutionnalisation de leur exclusion par la prison ou l’interdiction du territoire français.

On ne parle que de juger en temps réel. Depuis le XIXème siècle, l’institution judiciaire connaît des procédures expéditives. On les a appelées "flagrants délits", puis procédure de "saisine directe", puis procédure de "comparution immédiate". Elles répriment les illégalismes des couches les plus défavorisées de la société. Autrefois le vol, la mendicité, le vagabondage. Aujourd’hui le trafic de stupéfiants, le séjour irrégulier, et toujours, bien sûr, le vol. Il faut juger vite ceux qui ont été arrêtés. Sortis des locaux de la police, ils arrivent immédiatement devant un tribunal. Certes, leur défense est assurée par un avocat commis d’office qui, quelle que soit sa bonne volonté, ne dispose que de quelques instants pour discuter avec eux, pour préparer une défense qui n’est malheureusement, le plus souvent qu’un alibi à la décision judiciaire qui va être rendue.

C’est là que se prononce la courte peine d’emprisonnement lorsqu’elle n’a pas été le fait d’une décision de placement en détention provisoire par le juge d’instruction.

Ceux qui sont devant ces tribunaux ne comprennent rien à ce qui leur arrive, ou plutôt ils comprennent qu’on leur inflige une sanction mais ne la conçoivent absolument pas comme une oeuvre de justice puisque rien ne leur est en définitive expliqué, qu’on est resté sur le terrain des faits à l’état brut que le plus souvent ils ne peuvent contester ; on ne les a interrogés ni sur leur passé, ni sur leur aveniroù s’enracinent à la fois les faits, les causes des faits et les conséquences de la sanction.

D’ailleurs les jugements du quotidien ne sont pas motivés. Pas plus d’ailleurs que les placements en détention provisoire qui constituent l’autre source essentielle d’arrivée en prison.

C’est cette décision qui brise le lien avec la vie, les références aux motivations prévues par la loi restant le plus souvent stéréotypées, alors que c’est sous le régime de la détention provisoire que s’exécutent le plus souvent les courtes peines d’emprisonnement, celles dont les spécialistes savent qu’elles sont les plus nocives, responsables de la désocialisation au point que dans certains pays comme l’Allemagne, elles ont été interdites. Ces motivations de la détention provisoire échappent pourtant à toute réflexioncriminologique ou pénitentiaire puisqu’elles ne sont justifiées que par les nécessités de l’enquête, de la manifestation de la vérité, et s’appliquent avant tout, à ceux dont l’exclusion sociale constitue le motif même de l’incarcération.

Les peines de prison sans sursis, les interdictions définitives du territoire français des étrangers restent motivées de façon banale, voire par une formule retrouvée en mémoire dans le programme informatique des jugements correctionnels. Ce problème de la motivation des décisions pénales est particulièrement important : aujourd’hui, seuls sont motivés les jugements qui concernent des faits de délinquance noble : les infractions économiques, financières, de presse, de fraudes ou la délinquance astucieuse.

Les juges, le plus souvent, dans les affaires qui concernent la délinquance des marginaux et des exclus, motivent après l’audience publique leurs décisions. Ce refus d’explications claire renforce encore le sentiment d’une justice qui punit sans comprendre puisqu’elle condamne sans expliquer.

Ainsi la justice pénale, cette face spectaculaire de l’institution judiciaire, est extérieure à ceux-là même qui sont condamnés et qui la subissent. Il est vrai, comme le rappelait DURKHEIM, que le châtiment est essentiellement fait pour les honnêtes gens qu’il rassure. Alors en renforçant l’exclusion de ceux qui sont déjà exclus, la justice concourt certes à répondre ceux qui ont peur ; elle tente de faire reculer le sentiment d’insécurité mais elle n’apporte aucun remède à cette insécurité réelle qui est la conséquence de l’exclusion. Ainsi, l’institution judiciaire dans son fonctionnement même amplifie-t-elle les déséquilibres qui trouvent leur source dans une loi qui n’est qu’apparemment égalitaire.

Rappelons ici une constante : lorsqu’une loi ou une institution proclame l’égalité des droits de parties ou d’hommes qui dans les faits, dans leurs conditions d’accès même à l’institution, ne sont pas égaux, l’égalité reconnue théoriquement renforce l’inégalité concrète.

La justice apparaît donc comme un instrument incapable de résoudre l’un des phénomènes les plus graves posés à notre société : celui de l’exclusion d’une fraction chaque jour croissante de la population qui ne dispose plus de la possibilité d’exercer des droits et se trouve privée de fait de la citoyenneté. La justice ne fait en réalité que multiplier, amplifier, concrétiser les phénomènes d’exclusion qui existent déjà.

Notes

[1Conférence prononcée par Henri Leclerc, le 11 janvier 2000, à Toulon,
au Collège Méditerranéen des Libertés.

[2Godefroy et Lafargue, « Changements économiques et répression pénale » in Cesdip, Déviance et contrôle social, 1991 n°54.

[3Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Risque d’agir, 1999.


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