"Si on avait respecté les principes ... " par Robert Badinter


article de la rubrique justice - police > justice
date de publication : dimanche 30 mai 2004
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L’ancien Garde des Sceaux répond aux questions des journalistes du Nouvel Observateur. (Interview publiée dans le Nouvel Observateur du jeudi 27 mai)


N.O.- L’affaire d’Outreau repose pour l’essentiel sur les accusations des enfants. Longtemps, on a refusé de les entendre. La justice ne tombe-t-elle pas aujourd’hui dans l’excès inverse ?

- Robert Badinter. La justice a toujours entendu les enfants lorsqu’ils étaient victimes de sévices ou d’actes criminels. Simplement, on n’y attachait pas une portée aussi décisive. Certains sont passés de l’idée juste et forte que le corps et la personne de l’enfant devaient être sacrés, à l’idée que la parole même de l’enfant devait être sacralisée. Ce n’est pas conciliable avec la recherche de la vérité, première exigence de la justice. N’oublions pas que le juste procès repose sur la présomption d’innocence et non sur la présomption de véracité de l’accusateur, fut-il un enfant. Il faut toujours adjoindre d’autres éléments, d’autres témoignages, d’autres preuves.

Durant l’instruction, les enfants n’ont jamais été confrontés aux personnes qu’ils mettaient en cause. Est-ce normal ?

- Il faudrait connaître le dossier de procédure pour apprécier s’il y a eu violation des droits de la défense. Ce qui est certain c’est que, en particulier dans une affaire aussi grave que celle là, le principe selon lequel la preuve de la culpabilité doit être apportée par l’accusation devait être absolument respecté. Au stade de l’instruction, toute accusation, même émanant d’une victime, doit engendrer une confrontation. C’est une évidence et une exigence. Or ce que les débats ont montré, c’est que l’accusation repose pour l’essentiel sur des témoignages d’enfants et de certains co-accusés fort peu fiables. Nous n’avons pas vu à ce jour de preuves matérielles, d’indices, de témoins tiers venant dire « nous avons vu... », « nous savons que... ».

Notre système judiciaire dispose-t-il des garanties suffisantes pour éviter une instruction à charge ?

- Des garanties nombreuses existent dans notre droit. Ont-elles fonctionné ? Dans une affaire comme celle-là vous avez de multiples intervenants : des officiers de police ; des experts ; un juge d’instruction ; un juge des libertés qui décide du placement en détention ; des magistrats du parquet ; au niveau de la Cour d’Appel, une chambre d’instruction et enfin des possibles recours devant la Cour de Cassation. La procédure criminelle prévoit une succession d’examens du dossier par des magistrats. Et la défense a pu mettre en œuvre tous les contrôles possibles.

Quels ont pu être alors les dysfonctionnements ?

- Cette affaire a été confiée à un seul juge d’instruction de peu d’expérience, alors que le code de procédure pénale offre la possibilité d’en désigner plusieurs. Ce qui est souvent le cas pour les grands dossiers. On constate ensuite que la chambre d’instruction n’a jamais infirmé les ordonnances du juge d’instruction et que les placements en détention ont été nombreux et constants pendant toute la procédure. Qu’est ce qui a pu inspirer ce courant répressif ? Qu’est-ce qui a pu faire perdre de vue, dans cette affaire, les principes fondamentaux sur la détention provisoire et sur la nécessité que l’instruction soit conduite à charge mais aussi à décharge ? La seule explication paraît à cet instant résider dans la passion répressive qui se manifeste dès lors qu’il s’agit de poursuivre les actes de pédophilie. Et certainement aussi dans ce cas, l’ombre planante de l’affaire Dutroux, de l’autre côté de la frontière. L’obsession de ne pas passer à côté d’un éventuel réseau pédophile a pu conduire à la mise en cause d’innocents.

Faut-il revoir notre système de procédure pénale pour éviter ce type de désastres judiciaires ?

- Nous n’avions pas besoin de cette tragédie pour savoir que notre procédure pénale est à bout de souffle. Dans cette affaire, il aurait suffi pourtant de respecter les principes. Et d’abord la présomption d’innocence. On verra à la fin du procès ce qu’il en reste. Ensuite, la détention provisoire doit être l’exception et non la règle. Il apparaît que dans cette affaire, ce soit l’inverse. Le comble a été atteint la semaine dernière, lorsque l’audience a connu ce retournement spectaculaire, mais que les co-accusés disculpés n’ont pas été remis en liberté. Pourquoi ? Le contrôle judiciaire, proposé d’ailleurs par l’avocat général, aurait trouvé dans ce cas son application. C’est un exemple extraordinaire de dysfonctionnement. Si on avait respecté les principes, on aurait organisé les confrontations ; on aurait mieux vérifié les dires des enfants et des co-accusés ; on aurait apprécié plus rigoureusement si les charges étaient suffisantes pour justifier un renvoi de tant d’accusés en cour d’assises ; on aurait été alors mieux à même de rendre des non-lieux sans craindre d’être soupçonné de protéger des « notables » et on aurait évité ce qui s’avère être une véritable tragédie aujourd’hui pour certains accusés.

Si le procès confirme l’innocence d’une partie des co-accusés, comment peut-on envisager la question des réparations ?

- Il existe des modalités de réparation, des indemnisations qui peuvent être importantes. Mais tout cela ne compensera jamais ce que certains accusés, si leur innocence est avérée, auront subi. Il n’y a rien de pire que de s’entendre traité de criminel pédophile et d’être jeté à tort en prison pendant des années. Le préjudice personnel, familial et professionnel dans ce cas est alors irrémédiable. S’ils avaient été placés sous contrôle judiciaire et non en détention, on aurait pu au moins limiter le désastre. Leur souffrance n’aurait pas été la même. Ce qui saisit le cœur, dans ces cas-là, c’est que ces vies d’hommes et de femmes sont brisées, non par un criminel, mais par l’institution chargée de faire appliquer la loi et régner la justice.

[ Propos recueillis par Matthieu Croissandeau, Sylvie Véran et Claude Weill ]


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