Outreau, du cauchemar au rêve, par Henri Leclerc


article de la rubrique justice - police > justice
date de publication : mardi 24 janvier 2006
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Il faut révolutionner la logique de notre justice en restituant au juge sa véritable fonction.  [1]

C’était il y a cinq ans. L’opinion jusque-là encline à pester contre les prisons quatre étoiles avait été bouleversée par le livre du docteur Véronique Vasseur révélant l’effroyable réalité de la prison. Nous assistions à un de ces mouvements passionnés qui périodiquement envahissent le champ médiatique avant de disparaître aussi vite qu’ils sont venus. Les rapports des deux Commissions d’enquête parlementaires frémissaient de colère. Depuis, le nombre des détenus a crû de plus de 10 % et de 15 % pour les présumés innocents comme l’étaient les malheureux acquittés d’Outreau, et récemment on n’a pu éviter de fermer, dans l’indifférence générale, deux blocs de la Santé, en plein coeur de Paris, parce que les conditions dans lesquelles vivaient surveillants et détenus, au milieu des rats et des cafards, étaient devenues barbares. Ainsi vont les soufflés médiatiques.

L’affaire d’Outreau est une tragédie pour ceux qui furent si injustement traités et dont rien ne pourra jamais panser totalement les plaies. Pour l’opinion, ils ont maintenant accédé au statut emblématique de victimes avec lesquelles chacun s’identifie, comme hier avec les enfants maltraités. Alors, dans un mouvement collectif qui est le grand rite de notre temps, avant tout jugement, on désigne les coupables et même on découvre une figure symbolique du méchant qu’il faut punir pour que la blessure sociale si profondément ressentie s’estompe. C’est là le mécanisme, vieux comme la civilisation, du bouc émissaire. Certes, il ne s’agit pas de négliger les responsabilités individuelles : chacun, à la place où il fut dans le déroulement de cette injustice, doit répondre de ses comportements et le juge d’instruction, cette « colonne qui soutient tout notre droit criminel », porte sans aucun doute une lourde responsabilité. Mais en démocratie, quelles que soient les conduites individuelles aberrantes, les institutions doivent être capables de les discerner, de les corriger, d’empêcher qu’elles ne nuisent. C’est l’institution judiciaire qui a failli. Et les garde-fous habituels, défense et presse, n’ont pas enrayé le mécanisme infernal avant l’audience publique. Et même là, il aura fallu s’y reprendre à deux fois. L’affaire aurait-elle été jugée il y a cinq ans, lorsqu’il n’y avait pas d’appel en cour d’assises, six innocents seraient aujourd’hui en prison et on ne pourrait rien faire. Et, si les mêmes causes produisent les mêmes effets combien d’autres y pourrissent injustement ?

C’est donc bien le problème du fonctionnement de la justice qui est posé. Voilà, comme naguère pour les prisons, qu’une Commission d’enquête parlementaire est en place. Elle a pour mission de comprendre, de chercher les responsabilités, de réfléchir à notre système judiciaire qui a permis cette injustice. Mais ne peut-on craindre aussi que la commission, cette façon classique d’évacuer les problèmes trop aigus, n’ait finalement pour fonction principale, après avoir rendu plus spectaculaire le sacrifice du bouc émissaire, d’attendre un retournement de l’opinion par quelque fait divers atroce, la renvoyant vers ses habituelles angoisses sécuritaires et sa fièvre répressive ? D’ailleurs notre garde des Sceaux, Pascal Clément, vient de vendre la mèche de façon stupéfiante « Tout le monde est profondément ému. C’est une bonne première étape et il ne faut pas en rester là, la deuxième étape c’est qu’il faudra reprendre son sang-froid et légiférer avec un peu de distance. » Autrement dit, laissons passer l’orage et on avisera à ne rien faire.

Ceux qui connaissent bien les mécanismes de notre justice pénale, s’ils ont été, comme tout un chacun, bouleversés par la souffrance des quatorze innocents d’Outreau, n’ont guère été surpris. Ce que nous narrent les acquittés, les gardes à vue où l’on veut par la violence verbale acculer celui que l’on interroge à ce « vertige mental de l’aveu » dont parlait autrefois un célèbre professeur de police, le juge d’instruction pétri de certitude au lieu d’être habité, comme tout juge devrait l’être, par le doute, les expertises accusatoires, le juge des libertés inexistant, les chambres de l’instruction couvrant toutes les décisions du juge, l’horreur de la prison et des transferts, quel praticien les ignore ? Seule l’habitude qui corrompt l’indignation nous empêche de passer notre vie à hurler.

Que faire ? Il y a deux siècles qu’on sait qu’il faut réformer notre procédure pénale qui était déjà archaïque quand Napoléon la mit en place. Les commissions se sont succédé en un flux ininterrompu, proposant des solutions qui dorment dans les tiroirs de la chancellerie. Les innombrables réformes législatives ont été digérées par la logique d’un système obsédé par une recherche autoritaire de la vérité qu’on veut d’abord extraire de la bouche de celui que l’on soupçonne. Son aveu en fait un précieux collaborateur, il rassure, ses dénégations en font un adversaire, elles inquiètent. Et il est absurde de confier l’enquête qui repose sur l’hypothèse crédible à un juge dont le doute est la vertu cardinale. Il y a quinze ans, la commission présidée par Mireille Delmas-Marty a proposé une réforme à laquelle chaque garde des Sceaux se plaît à rendre hommage avec d’autant plus de complaisance qu’il sait bien que ses solutions ne seront pas adoptées. Il ne s’agit pas de supprimer tout juge lors de l’enquête mais de généraliser la présence d’un juge qui n’est plus « d’instruction », en lui réservant l’exclusivité des fonctions judiciaires et en le déchargeant de toute tâche d’enquête qui serait confiée, sous son contrôle, aux magistrats du parquet. Aujourd’hui d’ailleurs, dans 95 % des affaires, c’est le parquet, hiérarchisé comme une armée sous la conduite du garde des Sceaux, qui conduit seul l’enquête et dispose de pouvoirs judiciaires qu’il perdrait au profit du juge qui prendrait seul les mesures touchant aux libertés individuelles : garde à vue, perquisitions, saisies, détention provisoire, contrôle judiciaire... Certes depuis la loi du 15 juin 2000, le parfum du rapport Delmas-Marty est parvenu jusqu’au code. Les pouvoirs du juge des libertés et de la détention ne cessent de s’étendre mais l’affaire d’Outreau révèle tragiquement son inefficience. Juge faible, sans statut, il ne peut résister au puissant juge d’instruction, voire au procureur. C’est la logique de notre procédure qu’il faut révolutionner en restituant au juge sa véritable fonction, en repensant le parquet, en donnant des pouvoirs réels à une défense présente dès la garde à vue, en rendant l’expertise contradictoire. Quel candidat à la présidence de la République aura le courage l’an prochain, comme le fit François Mitterrand lors de l’élection de 1981, de rompre avec la démagogie sécuritaire qui depuis quatre ans multiplie les lois répressives amplifiant jusqu’à la caricature les défauts de notre système ? Faisons un rêve.

Henri Leclerc
Président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme

Notes

[1Article paru dans Libération, le 24 janvier 2006


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