Le groupe de travail sur la dépénalisation du droit des affaires a commencé ses travaux en pleine polémique sur le possible délit d’initiés d’actionnaires majeurs d’EADS.
L’abus de bien social et le délit d’initiés ne sont pas exclus du champ possible des modifications. Peut-on sérieusement penser qu’il s’agisse simplement de "dépoussiérer" le droit des affaires, de relancer "l’initiative économique" ?
Voir en ligne : dépénalisation du droit des affaires contre tolérance zéro pour la petite délinquance
Hasard du calendrier, le groupe de travail sur la dépénalisation du droit des affaires a commencé ses travaux, jeudi 4 octobre, alors que les affaires de délits d’initiés au sein d’EADS faisaient les gros titres de la presse.
Installé par la garde des sceaux Rachida Dati, le groupe d’une vingtaine d’avocats, magistrats, professeurs et dirigeants d’entreprise, présidé par l’ancien président de la cour d’appel de Paris Jean-Marie Coulon, devra réfléchir à des modifications du droit pour éviter qu’une sanction pénale ne vienne s’ajouter à celle d’une autre juridiction (Conseil de la concurrence, les prud’hommes ou le tribunal de commerce).
"RISQUE DIFFUS QUI PARALYSE L’INITIATIVE ÉCONOMIQUE"
Reprenant l’argument développé par Nicolas Sarkozy, Mme Dati a estimé qu’"un risque pénal excessif (...) entrave l’activité économique". "Il est un frein à son développement. C’est un risque diffus et difficile à cerner, qui paralyse l’initiative économique, au lieu simplement de l’encadrer pour éviter les dérives", a-t-elle ajouté. Le groupe n’a reçu aucun véritable ordre du jour. Estimant que les membres du groupe étaient capables de "poser les limites", la garde des sceaux leur a donné pour consigne d’être "libres et inventifs".
Elle a estimé que certaines sanctions étaient "inadaptées", citant notamment les peines d’amendes qui punissent le franchissement de seuil sans déclaration dans les prises de participation, ou la majoration d’apports en nature dans une SA ou une SARL.
"PERMIS DE TRICHER AU PATRONAT"
La ministre n’a, par contre, pas mentionné des délits comme l’abus de bien social (ABS) ou le délit d’initié, évoqué dans le cas d’EADS. Plusieurs sources judiciaires affirment que la chancellerie souhaiterait notamment revoir les délais de prescription de l’ABS. Actuellement, la jurisprudence le définit à partir du moment où le délit est découvert et susceptible de poursuites, et non pas du moment où il a été commis.
Le 12 septembre, le porte-parole du gouvernement, Laurent Wauquiez, avait affirmé qu’"’il n’y aura pas de dépénalisation de l’abus de biens sociaux".
Pour le Parti communiste, le gouvernement cherche à "offrir un permis de tricher au patronat" ."En pleine tourmente d’EADS, qui a vu des grands patrons pris la main dans le sac, quand le numéro deux du Medef est mis en cause dans une affaire de retraits de fonds suspects", ce début de réforme est une "véritable invitation à tricher en toute impunité", rappelle le communiqué diffusé par le PC.
La loi pénale, à quoi ça sert ?
L’Humanité, 1 octobre 2007Elle exprime la valeur que la société attache au respect d’une règle.
Qu’est-ce que le droit pénal ? Contrairement au droit civil, qui régit les affaires entre personnes privées, il sanctionne des comportements « dont on estime qu’ils portent atteinte à l’intérêt général ou à l’ordre public », explique l’avocat Emmanuel Gayat. La sanction pénale est la plus symbolique, et souvent la plus forte. Elle sert aussi de garde-fou : pour un dirigeant doté d’une bonne position sociale, rien de plus infamant que d’être jugé en correctionnelle entre un proxénète et un voleur à la tire. « Même quand une plainte débouche sur un non-lieu, le préjudice pour la réputation du dirigeant mis en cause est irréparable », confirme-t-on au MEDEF.
D’où la volonté de l’organisation patronale de privilégier la justice civile, sous couvert d’une meilleure efficacité de la règle. : « Nous sommes pour une sanction adaptée et proportionnée. La sanction pénale doit correspondre à la violation de règles qui protègent les valeurs de notre société », ajoute-t-on au MEDEF. Problème : tout le monde n’est pas d’accord sur ces valeurs. Un exemple, en droit du travail, celui de l’entrave au fonctionnement du comité d’entreprise. Doit-elle continuer de relever du pénal ?
À voir, répond le MEDEF, qui aimerait réserver le pénal à ce qui touche à la sécurité des salariés, et qu’on laisse le patron tranquille dans sa gestion. Pour l’avocat Michel Henry, au contraire, « la loi pénale est un indicateur social, qui montre à un moment donné l’importance que la société attache au respect d’une règle ». S’il n’y a aujourd’hui quasiment plus de condamnation pour entrave, « un employeur qui aura négligé de consulter trois ou quatre fois son comité d’entreprise sait qu’il peut faire l’objet d’une telle plainte. L’efficacité d’une sanction ne peut se mesurer à la fréquence de son utilisation. Elle se mesure à son effet dissuasif ou incitatif. C’est l’existence de la menace qui induit une modification des comportements ».
L. B.
Le chef de l’État prône la dépénalisation du droit des affaires : s’agit-il d’un simple toilettage juridique ou d’instaurer l’impunité pour les patrons ? État des lieux.
Qui a dit : « Ce n’est pas un signe de force de l’État que de multiplier les sanctions pour appliquer les règles » ? Pas Nicolas Sarkozy, tout de même ? Eh bien, si ! Lui, l’apôtre de la « tolérance zéro » et des peines planchers, prône désormais la pondération. Rassurons-nous : ce ne sont pas les « racailles » et autres « délinquants multirécidivistes » que le chef de l’État, ex-avocat d’affaires, couve ainsi de sa nouvelle sagesse - judiciaire. Seulement ses amis du patronat, auxquels il a promis une « dépénalisation » du droit des affaires.
C’est une vieille rengaine, remise au goût du jour le 30 août, à l’université du - MEDEF, puis la semaine suivante, à l’occasion du bicentenaire du Code du commerce. Devant des assemblées conquises, Nicolas Sarkozy s’apitoie sur le sort des entrepreneurs français, victimes, à ses yeux, d’une « guerre judiciaire sans merci » qui découragerait les bonnes volontés. « Comment rendre aux Français le goût du risque et le goût d’entreprendre, argumente-t-il, si, au risque financier, s’ajoute systématiquement le risque pénal ? Si la moindre erreur de gestion peut vous conduire en prison ? »
Deux poids, deux mesures
Applaudissement dans la salle, consternation au dehors. Les syndicats de magistrats, qui n’ont pas encore digéré la loi anti-récidive, dénoncent quant à eux une politique du « deux poids, deux mesures ». Sévère avec les petits, laxiste avec les puissants. Le PCF s’insurge contre ce « droit à géométrie variable », tandis que l’ex-magistrate Éva Joly, devenue conseillère anti-corruption en Norvège, en reste baba : « Je ne comprends pas un pays qui responsabilise ses enfants et ses fous et irresponsabilise ses élites. »
Ainsi, grands et petits patrons seraient donc traqués par les juges, empêcheurs d’entreprendre en rond ? Un fantasme, répondent les magistrats. « Déjà, on ne poursuit pas quelqu’un au pénal pour une simple erreur de gestion, rappelle Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM). S’il y a une peine, c’est que l’intention frauduleuse a été démontrée. Ensuite, vu le nombre de condamnations prononcées chaque année, on ne peut pas dire que l’on soit dans l’horreur judiciaire… »
En 2005 (derniers chiffres disponibles), les juridictions françaises ont infligé quelque 3,8 millions de condamnations pénales. Mais seulement 17 127 en matière économique et financière, soit moins de 0,5 % du total. Et près de 80 % de ces peines se réduisent à un emprisonnement avec sursis total ou une simple amende. « Ce sont des affaires complexes qui donnent toujours lieu à une instruction, ajoute un ancien magistrat du pôle financier parisien. Contrairement à la délinquance de rue, les accusés ne subissent jamais de mandat de dépôt à l’audience ou de comparution immédiate. »
Rien à voir, non plus, avec la sévérité en vigueur aux États-Unis. Outre-Atlantique, la justice n’a jamais hésité, comme dans les affaires Enron, WorldCom ou Adelphia, à infliger des dizaines d’années de prison à des chefs d’entreprise indélicats. « La plupart des grands pays sont beaucoup plus exigeants que la France sur la moralité des entreprises », constate notre magistrat. Un écart qui n’a fait que s’accentuer, ces dernières années, dans l’Hexagone. Où tout l’effort policier et judiciaire a été porté sur la délinquance de rue, au détriment de la lutte contre la corruption, bien moins médiatique.
Réformer l’abus de biens sociaux
Voilà pour les principes. Sur le fond, difficile de savoir jusqu’où Nicolas Sarkozy entend placer le curseur de la dépénalisation, amorcée par le législateur en 2001. Pour cette nouvelle vague, un groupe de travail, réunissant magistrats, avocats et représentants du monde des entreprises, doit être mis en place par le ministère de la Justice. Il sera présidé par Jean-Marie Coulon, ancien premier président de la cour d’appel de Paris. « Il s’agit avant tout de moderniser le droit des affaires, de faciliter la vie des entreprises mais pas de dépénaliser l’ensemble », précise Guillaume Didier, le porte-parole de la chancellerie. La commission ne s’arrêtera pas au droit des affaires. D’autres domaines où des sanctions trop rigoureuses sont accusées de brider la liberté d’entreprendre sont visés : droit de l’environnement, de la consommation, ou encore droit social : le délit d’entrave à l’action des représentants du personnel, ou celui de prêt illicite de main-d’oeuvre sont dans la ligne de mire de juristes patronaux.
Plusieurs pistes de réflexion sont évoquées. Comme, par exemple, interdire les « doublons », les poursuites pénales lorsque des sanctions civiles ou administratives auront déjà été prises. Ou lorsque des pénalités financières auront été décidées par une autorité administrative (Autorité des marchés financiers ou Conseil de la concurrence, par exemple). Autre piste, réformer le symbolique abus de biens sociaux, à l’origine de la plupart des grandes affaires politico-financières. Non pas en le dépénalisant (« Ce serait trop gros », dixit un magistrat) mais en modifiant son délai de prescription. Comme tous les délits dits « occultes », il a été fixé à trois ans à partir de la découverte par un tiers de l’infraction. L’idée serait de le faire démarrer à partir de la commission du délit. « Comme ça, ceux qui ne seront pas vus, ne seront pas pris ! » peste Hélène Franco.
Double discours
Ces propositions réjouissent le MEDEF, qui laboure ce terrain depuis une quinzaine d’années. « Nous ne voulons pas une dépénalisation de tout le droit des affaires, se défend la directrice juridique de l’organisation patronale. D’autant qu’il protège les entreprises qui respectent la loi, sur la contrefaçon ou le travail clandestin par exemple. » Le MEDEF prône toutefois un « examen dépassionné » du droit pénal, au nom de la sécurité et du pragmatisme. Son raisonnement : la justice pénale, lente pour les victimes, traumatisante pour l’entrepreneur mis en cause, ne garantirait pas toujours la bonne application de la règle. « Il est souvent plus efficace de passer par les sanctions administratives ou la justice civile pour garantir l’application de la règle. »
Michel Henry, avocat spécialisé en droit du travail, dénonce le double discours de l’organisation patronale sur la justice civile : « En droit social, la droite et le MEDEF cherchent justement à réduire la faculté des agents de recourir au juge : réduction des délais de prescription, multiplication des cas d’irrecevabilité, développement des ruptures de contrat qui interdisent les recours contre l’employeur. » Le tout au nom de la « sécurité juridique » des entreprises. Et s’il s’agissait simplement pour le patronat d’obtenir une justice en libre-service ?
Lucy Bateman et Laurent Mouloud