“exploiter les faits divers pour durcir la loi”, par Dominique Barella


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date de publication : vendredi 4 avril 2008
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Dans un entretien datant de décembre 2007, Dominique Barella, ancien président de l’Union syndicale des magistrats (USM), porte un jugement très sévère sur l’oeuvre de celui qui a été élu président de la République en 2007, après avoir passé plusieurs années à la tête du ministère de l’Intérieur.

Peines plancher, abaissement de la majorité pénale, jugement des irresponsables... Après une énième loi récidive, une énième loi victime, une énième loi immigration, une nième loi chien mordeur, aurons-nous besoin d’une nouvelle loi ?


Dominique Barella : « On a fait naître un droit de la peur »

[Télérama, le 12 décembre 2007]
  • Nicolas Sarkozy insiste sur sa volonté de se placer du côté des victimes, au nom desquelles toutes les mesures récentes ont été prises. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas un droit des victimes que l’on fait naître aujourd’hui, mais un droit de la peur. Je ne nie pas la montée de l’insécurité dans certaines banlieues. Le chômage, la précarité, les erreurs en matière d’urbanisme, la ghettoïsation sont autant de facteurs de violence et de délinquance qui nourrissent les angoisses des uns et des autres. Celles des habitants de ces quartiers, qui se sentent abandonnés et exclus. Et celles des Français en général, qu’une telle situation inquiète. Le problème, c’est qu’on n’a jamais pris ces questions à bras-le-corps, jamais fait de la réinsertion une véritable priorité. Nicolas Sarkozy instrumentalise cette violence, stigmatise des populations, joue à fond de la peur de l’autre. On se souvient, par exemple, de sa loi sur les réunions dans les halls d’immeuble. Comme si la délinquance, en France, c’étaient les réunions dans les halls d’immeuble plutôt que la prostitution, le trafic de drogue ou la grande délinquance financière ! Mais Nicolas Sarkozy met systématiquement en avant la délinquance de rue parce que c’est elle qui fait peur, c’est elle qui paye sur le plan électoral ; quand vous faites peur, vous créez des réactions de conservatisme extrêmement fortes : le fameux recours au parti de l’ordre.

  • Certains dénoncent cette politique en parlant de « dictature de l’émotion » ou de « dérive compassionnelle »...

Chaque année, en France, se commettent grosso modo dix millions
d’infractions. La moitié d’entre elles (5 400 000) sont transmises aux parquets. De cette masse, seuls quelques faits divers symboliques sont portés à la connaissance du public. Par la presse, la radio, la télévision. Certains sont montés en épingle, scénarisés, dramatisés, souvent sans aucune précaution. On l’a vu, par exemple, à l’occasion de l’affaire d’Outreau. On surévalue certains dossiers sans craindre d’alimenter la peur. Nicolas Sarkozy surfe sur cette angoisse, à l’exemple de tous les responsables politiques qui cherchent à exister à travers une image de fermeté et de toute-puissance. Il réagit au quart de tour sur chacun des faits divers qui font la une de l’actualité, annonçant dans la précipitation telle ou telle mesure réglementaire ou législative, hors de toute réflexion d’ensemble. Depuis sa nomination au ministère de
l’Intérieur, la peur aura ainsi justifié des mesures très régressives en matière pénale, à l’exemple des fameuses peines plancher.

  • Instaurées par la loi sur la récidive, en juillet dernier, celles-ci visent directement les juges, dénoncés comme laxistes. Comment réagissez-vous à cette accusation ?

Entre 2002 et 2005, le nombre de peines de prison ferme prononcées chaque année est passé de 97 000 à 113 000. Soit 16 000 de plus, c’est-à-dire 16,5 % d’augmentation en trois ans. La prétendue faiblesse des juges est un mensonge pur et simple. Non seulement ils ne sont pas laxistes, mais, sous la pression des politiques et de l’opinion, ils ont été conduits à faire de la prison non plus la peine sommitale, mais la peine centrale. On a réussi à faire entrer dans la tête des gens que la seule peine valide était la peine de prison. Jusqu’où ira-t-on ? 650 000 condamnations sont prononcées chaque année. Faudra-t-il en arriver à prononcer 650 000 peines de prison par an ?A cet égard, on le sait, le modèle de Nicolas Sarkozy et de sa majorité est celui de Rudolph Giuliani, le procureur de New York devenu maire de la ville, promoteur de la fameuse « tolérance zéro ». Mais cette « tolérance zéro », c’est l’intolérance totale ! La peine de prison devient automatique, sans considération des circonstances de l’infraction, ni de la personnalité de l’accusé. L’idée même de réhabilitation est mise en doute. Une telle pensée se situe dans une logique de défiance tous azimuts, vis-à-vis du juge, vis-à-vis du délinquant, vis-à-vis de l’homme en général. Elle est à rapprocher du discours sur l’origine « génétique » de la pédophilie développé par le président de la République pendant la campagne électorale, où transparaît une sorte de doctrine de la prédestination. A l’instar des néoconservateurs américains, la droite sarkozyste ne croit ni à la rédemption, ni à l’humanisme.

  • Comme aux Etats-Unis, ne risque- t-on pas la surpopulation carcérale ?

Les Etats-Unis comptent aujourd’hui 2 millions de détenus pour 280 millions d’habitants. Si nous suivons leur exemple, c’est 400 000 détenus
que nous devrions avoir en France, dont la population est cinq fois moindre. Ne disposant actuellement que de 50 000 places de prison, il faudrait ainsi en construire 350 000 ! En termes budgétaires, cela se traduirait par une dépense supérieure à 10 milliards d’euros, sans compter les frais de personnel et de fonctionnement ! C’est évidemment inenvisageable et cette nouvelle loi sur la récidive, comme les précédentes, va très vite trouver ses limites. Elle n’aura servi, une fois encore, qu’à un effet d’annonce. Que reste-t-il aujourd’hui du texte voté en janvier 2003 sur les réunions dans les halls d’immeuble ? Inapplicable en pratique, il est déjà tombé en désuétude. De même que le délit de « racolage passif », adopté à la même date, qui nous avait valu des débats parlementaires sur la longueur des jupes d’une haute tenue intellectuelle. Tout cela ne prêterait qu’à sourire si l’on n’avait pas, à ces occasions, chauffé l’opinion à blanc sur les questions pénales, en particulier la récidive, au lieu de s’orienter vers de véritables solutions.

  • Lesquelles ?

Celles qui sont aujourd’hui adoptées dans toute l’Europe : éviter les sorties « sèches » de prison, c’est-à-dire promouvoir les libérations conditionnelles, faire en sorte qu’une personne qui sort de détention ne se retrouve pas livrée à elle-même, qu’elle soit encadrée, contrôlée, guidée vers la réinsertion. Une telle politique nécessite évidemment des moyens matériels et humains qui nous manquent cruellement.

  • La loi sur la récidive de juillet dernier prévoit également, dans certains cas, l’abaissement de la majorité pénale à 16 ans. Est-ce une rupture dans notre droit ?

Il paraissait établi, au moins depuis la Libération, qu’un mineur ne pouvait être sanctionné comme un adulte parce qu’il n’est pas « formé », qu’il ne possède pas l’autonomie complète de la volonté. On ne reconnaît pas au mineur le droit de voter, il n’a pas la capacité civile de plein exercice. Priorité était donc donnée à l’éducation sur la répression. La nouvelle loi, qui veut juger les mineurs comme les adultes, est donc une véritable rupture. Et clairement une régression.

  • La justification de cette mesure, souvent avancée par Nicolas Sarkozy, est qu’un mineur d’aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec celui d’il y a cinquante ans. Les récidivistes sont de plus en plus jeunes.

Qu’il y ait des délinquants jeunes, oui, on le sait. Ce n’est pas une nouveauté. Qu’il faille les sanctionner et les mettre à l’écart de la société quand les infractions sont graves, certainement. On ne peut excuser tous les comportements délictueux en rejetant la responsabilité sur la société. Mais, s’agissant de mineurs, la sanction doit impérativement s’accompagner de mesures d’éducation et de réinsertion. La prison ne règle pas tout, au contraire, le contact avec d’autres délinquants peut avoir des effets criminogènes. Plus généralement, c’est en amont qu’il faut agir : à l’école, dans les quartiers, auprès des familles. Le problème de la délinquance des mineurs ne se réglera jamais par la répression, fût-elle impitoyable.

  • On demande beaucoup à la justice. Rachida Dati, pour justifier le projet, encore en discussion, de traduire les irresponsables devant les tribunaux, explique que cela aiderait les victimes dans leur « travail de deuil ». Qu’en pensez-vous ?

Qu’on cesse de vouloir tout pénaliser ! Qu’on ne fasse pas jouer à l’institution judiciaire de ce pays un rôle qui n’est pas le sien ! Bien sûr qu’il faut aider les victimes, en les prenant réellement en charge. Mais dans le cas présent, il ne s’agit que de les instrumentaliser. Est-ce respecter les victimes que de vouloir institutionnaliser un simulacre de procès, une sorte d’audience cathartique au cours de laquelle on va déclarer « coupable » quelqu’un qui n’est pas en état de se défendre, de s’expliquer, de demander pardon, quelqu’un qui ne comprend pas vraiment ce qu’il a fait, qui ne s’en souvient parfois même pas ?

  • A l’origine de ce projet, il y a le non-lieu prononcé, le 28 août dernier, à l’encontre de Romain Dupuy, le meurtrier des infirmières de Pau. Cela a beaucoup choqué.

Les meurtres ont eu lieu dans un hôpital psychiatrique. Romain Dupuy est un schizophrène hors de lui-même, hors de son corps, hors de sa
tête... C’est dramatique, mais de quoi parle-t-on exactement ? Il faut savoir qu’en France le nombre de non-lieux a considérablement diminué. Nous sommes un des pays d’Europe qui en prononce le moins. Sur 650 000 affaires passant en crimes et délits, il s’agit tout au plus de 200 dossiers pour lesquels les experts ont estimé que la personne n’était pas en état d’être jugée. Reste que le terme même de « non-lieu » est maladroit. Je comprends qu’il puisse choquer. Peut-être faut-il le changer...

  • Défendant sa réforme de la carte judiciaire, Rachida Dati explique que l’organisation territoriale de la justice date de 1958 et est devenue obsolète. Partagez-vous ce point de vue ?

Ce genre d’argument n’a aucun sens. Ce n’est pas parce qu’un texte, une organisation, une répartition existent depuis vingt ou même cinquante ans qu’ils sont mauvais. L’essentiel est de savoir ce que l’on veut faire. Pour établir une carte sanitaire, par exemple, on commence par étudier les besoins de santé. En l’occurrence, ce sont les besoins de justice des Français qu’il faut examiner. Ce que la ministre n’a pas fait. Il faut peut-être supprimer des tribunaux, mais lesquels ? Et pourquoi ? Pendant la campagne présidentielle, j’avais proposé de regrouper tout le contentieux de la famille - les mineurs, le divorce, la tutelle - dans les tribunaux d’instance. Parce qu’il concerne tout le monde et qu’il relève à l’évidence de la justice de proximité. Celle-ci ne doit pas être chère, il faut donc éviter les déplacements, ceux des avocats en particulier. En matière de crime, en revanche, de délinquance financière, de crime organisé, il faut veiller à la cohérence des circonscriptions policières, judiciaires et pénitentiaires. Et voir quel est le meilleur maillage territorial, le meilleur équilibre entre départements et Régions. A cet égard, je rejoins la proposition de Nicolas Sarkozy, qui a suggéré que les départements d’une même Région relèvent de la même cour d’appel. La Vendée, par exemple, rattachée à la Région Pays de la Loire, relève de la cour d’appel de Poitiers, située en Poitou-Charentes. Cette proposition, malheureusement, n’a pas été retenue par Rachida Dati. Sa réforme de la carte judiciaire, elle la fait au hachoir, sans idée directrice. A la manière d’un boucher qui ne connaîtrait pas les morceaux de viande et découperait la bête au hasard. Sa réforme est injuste, souvent politicienne, car le choix de sauvegarder ou de supprimer tel ou tel tribunal tient souvent à la couleur politique des élus de la circonscription.

  • Au total, quelle logique voyez- vous à l’oeuvre derrière toutes ces réformes ? Que nous disent-elles de l’état de la société française ?

La France n’est pas une société apaisée. Les Français ne se font plus confiance, les corps intermédiaires, associations, syndicats, partis politiques, Eglises ont perdu de leur influence, le pouvoir est de plus en plus concentré au sommet de l’Etat. Les inégalités sociales se sont aggravées. L’individualisme gagne du terrain. L’argent roi, la réussite matérielle deviennent la valeur suprême. Dans ce contexte, la semaine même où l’on apprend qu’Arnaud Lagardère s’est fait racheter 250 millions d’euros d’actions EADS par la Caisse des dépôts, Rachida Dati, garde des Sceaux, met en place la commission de dépénalisation du droit financier. La même semaine encore, à l’occasion des 60 ans de Dior, elle n’hésite pas à s’asseoir à côté de Mme Lagardère. Politiquement, cela veut dire : je suis la ministre de la Justice des puissants. Toutes les réformes récentes peuvent se lire à cette lumière. Le droit pénal n’est jamais que le reflet d’un état des forces à l’intérieur d’une société 

Propos recueillis par Michel Abescat

Dominique Barella, né en 1956, est actuellement Inspecteur à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS).

Il a occupé de 1984 à 2000 différentes fonctions dans la Magistrature : substitut, juge aux affaires familiales, juge d’application des peines, juge d’instance, juge des tutelles, procureur de la République.

1994-1998 Membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

2001 à octobre 2006 secrétaire général puis président de l’Union syndicale des magistrats (USM).

Il a publié

- 2006 « OPA sur la justice » (Hachette)
- 2005 « Journal d’une justice en miette » (Hugo Doc)
- 2003 « Espace pénal commun en Europe, quelles perspectives ?  » (Fondation Robert Schuman)

Son blog : Ça balance.


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