tension dans les prisons françaises


article de la rubrique prisons
date de publication : mercredi 22 janvier 2014
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D’après la dernière publication de la Statistique mensuelle de la population écrouée et détenue en France, au 1er décembre 2013 la France comptait 67 738 détenus, et 11 146 écroués mais non détenus sous surveillance électronique [1]. Un record absolu ! Le taux d’occupation moyen des établissements pénitentiaires (118 %) peut atteindre 160 % : à la prison de Toulon-La Farlède, 635 personnes sont détenues dans un établissement prévu pour en recevoir 395.

Pourquoi cette inflation carcérale ? La justice est plus sévère, les peines sont plus lourdes car les lois ont été durcies ... Ces dernières semaines, de nombreux incidents ont secoué le monde carcéral – agressions envers des surveillants, prises d’otages, violences entre détenus ... Etant donné les conditions de détention, on ne peut pas s’étonner que la tension monte dans les établissements pénitentiaires, mais cela pose de nombreuses questions.

Vous trouverez des questions et des éléments de réponse dans les deux points de vue suivants, l’un de Cécile Marcel, directrice de l’Observatoire international des prisons (OIP), suivi de celui du sociologue Nicolas Bourgoin.


La poudrière pénitentiaire

par Cécile Marcel, Libération, le 19 janvier 2014


Il ne se passe désormais pas un jour sans qu’éclate un incident violent au centre de détention d’Alençon Condé-sur-Sarthe. Et pour cause, tous les éléments sont réunis pour faire de cet établissement une poudrière. L’architecture oppressante d’abord : ici, le béton et les caméras de vidéosurveillance ont remplacé l’humain, les fenêtres sont les plus petites possibles, réduisant d’autant l’ouverture vers l’extérieur, tout est cloisonné pour limiter les contacts entre détenus et avec les surveillants, les salles et les cours de promenade sont exiguës pour éviter les rassemblements, les portes des cellules sont continuellement fermées et les déplacements étroitement surveillés et restreints.

L’isolement géographique, ensuite, qui réduit les liens avec l’extérieur : les proches des détenus sont souvent contraints d’effectuer plusieurs centaines de kilomètres pour une visite au parloir. Les intervenants extérieurs sont d’autant moins nombreux que la prison est loin de tout centre urbain. A la diminution des visites s’ajoute le manque cruel d’activités, de travail, de prise en charge médicale. Ici, pas de professeur et un psychiatre à quart-temps pour une soixantaine de détenus sous-tension.

Car cet établissement ultrasécurisé a été conçu pour accueillir des détenus condamnés à de longues peines, considérés comme dangereux, et dont les perspectives de sortie sont si lointaines qu’ils n’ont plus rien à perdre. Le 30 décembre, deux détenus du centre prenaient en otage un jeune surveillant pour obtenir leur transfert. Jugés en comparution immédiate, ils ont tous deux été condamnés à huit ans de détention supplémentaires, repoussant ainsi leurs dates de libération à 2032 et à 2039. Le prix à payer pour leur transfert est lourd. Mais quelle différence quand la perspective d’une vie en dehors de la prison ne s’ancre plus dans aucune réalité autre que virtuelle. Ces dernières années ont vu un durcissement croissant de la législation pour les personnes condamnées en matière criminelle : accumulation d’obstacles pour prétendre à une libération conditionnelle, mesures de sûreté, voire de rétention après la fin de peine. Cyrille Canetti, psychiatre retenu en otage en 2010 par un de ses patients, confiait ainsi à l’Observatoire international des prisons (OIP) : « Indépendamment de toute considération humaniste ou éthique, si l’on veut se protéger, on se trompe de méthode. L’absence de tout espoir et de perspective de sortie pousse un individu au pire de lui-même. »

A Condé-sur-Sarthe, ces détenus se retrouvent encadrés par un personnel pénitentiaire constitué pour moitié de jeunes stagiaires inexpérimentés. Si l’administration voulait créer une situation explosive, elle ne pouvait pas mieux s’y prendre !

La situation de Condé-sur-Sarthe est extrême, mais les mutineries, prises d’otages et agressions se sont multipliées ces derniers mois dans l’ensemble des établissements pénitentiaires français. Fin novembre, l’administration pénitentiaire relevait une augmentation de 33% des mouvements collectifs par rapport à l’année précédente. Dans des prisons déshumanisées, qui n’offrent pas d’espace de parole ni de négociation, où le droit d’expression n’est pas reconnu aux personnes détenues, les revendications prennent les formes les plus violentes.

« Ils nous mettent loin de nos enfants, de nos familles, mais quel homme ne craquerait pas ? » témoignait Philippe en août, après avoir été transféré à plus de 600 kilomètres de sa compagne dans la centrale de Moulins, où une quarantaine de détenus ont refusé la semaine dernière de regagner leur cellule. Après quatre mois sans rien faire, il a demandé à travailler en cuisine, notamment pour aider sa femme qui dépense tout son argent pour venir le voir. Après des semaines d’attente, de multiples relances, la réponse a fini par tomber : pas de place. Alors « je serre les dents », dit-il, en concluant : « Ils attendent que je pète un plomb mais je ne leur donnerai pas cette joie. »

Car, que demandent les détenus mutins des établissements pénitentiaires de Condé-sur-Sarthe, d’Argentan, de Moulins ? Leur transfert vers une prison plus proche de leur famille, des conditions de détention correctes, l’accès à un travail et à des activités pour sortir de cellule et gagner un peu d’argent, la possibilité d’accéder à un aménagement de peine leur permettant de se projeter dans un autre avenir que celui des murs d’une prison. Des demandes légitimes auprès d’une institution censée préparer l’insertion ou la réinsertion des personnes détenues… mais qui se heurtent à une culture pénitentiaire privilégiant la répression et la neutralisation plutôt que le respect des droits et le dialogue.

L’administration manque aussi de moyens pour les activités et l’insertion, son budget étant absorbé par un accroissement sans fin des dispositifs de sécurité et la construction de nouvelles prisons. Les annonces de la garde des Sceaux, lors d’une visite le 7 janvier à la prison des Baumettes, confirment les options de politique pénitentiaire qui se dégageaient du projet de loi de finances 2014 : les sommes allouées à la « sécurisation des prisons » augmentent de 105% par rapport à 2013 et de 141% par rapport à 2012. Des fonds destinés à la vidéosurveillance, aux filets, aux armes et munitions, aux dispositifs de brouillage de téléphone portable et autres brigades cynotechniques…

Pourtant, dès 2007, un groupe de travail de l’administration pénitentiaire constatait que « le dispositif actuel sécuritaire demeure un facteur essentiel des violences ». En 2010, un second groupe de travail enfonçait le clou : « La violence surgit quand il n’y a pas d’espace de conflictualisation organisé (droit de grève, droit à manifester, droit à la syndicalisation, à l’association, par exemple) », car il manque en prison « des lieux où le détenu, avant de s’emporter », puisse « exprimer ses griefs (contre tel dysfonctionnement, contre l’attente, etc.) ». Ces deux groupes encourageaient la mise en place d’un autre modèle de sécurité, dite « dynamique », dans la droite ligne des recommandations du Conseil de l’Europe. Il faut rompre avec l’illusion qu’avec plus de coercition, de privations et d’oppression, on obtiendra plus de sécurité. Il s’agit dès lors d’assurer des conditions dignes de détention, d’offrir des espaces d’expression et de médiation, de proposer des activités qui permettent aux détenus de passer l’essentiel de leur journée en dehors de leurs cellules, de proposer des occasions de développement physique, intellectuel et émotionnel, de responsabiliser autant que possible les détenus dans les choix de la vie quotidienne, etc. Ce n’est pas une utopie. Des pays tels que le Danemark ont déjà fait le choix de la « sécurité dynamique » : une part importante de la formation des surveillants est consacrée à la gestion des conflits, tout détenu a trente-sept heures d’activités hebdomadaires et un tiers des prisons connaissent un régime de détention dit « ouvert », qui offre aux détenus la possibilité de circuler. En France, la volonté politique manque pour remettre en cause les bonnes vieilles recettes qui ont déjà maintes fois échoué.

Cécile Marcel


Prisons françaises : nouveaux records

par Nicolas Bourgoin, le 16 janvier 2014


Aujourd’hui la France compte 68.000 détenus, un chiffre jamais atteint. Rapporté à la population générale, c’est près de 3 fois plus qu’en 1975. La surpopulation carcérale devient intenable, avec un taux d’occupation qui frôle les 120 %, entraînant une multiplication des incidents en prison : agressions envers des surveillants, refus de réintégrer les cellules, voire prise d’otages… Cette situation inédite est le résultat d’une hyper-inflation carcérale qui a débuté à l’automne 2001, au moment des attentats du 11 septembre, qui s’est accéléré avec la crise économique et qui ne faiblit pas depuis 2012 malgré les ambitions affichées par l’actuel gouvernement de mettre un terme au "tout-carcéral".

Entre le 1er septembre 2001 et le 1er décembre 2013, le nombre de personnes incarcérées passe de 47.000 à 67.800, soit un accroissement de près de 50 %. Au 1er décembre 2013, le pourcentage de détenus en surnombre atteint 40 % en Maison d’Arrêt, 24 % dans l’ensemble des établissements. Même le recours de plus en plus fréquent aux placements sous surveillance électronique – plus de 10.000 détenus subissent cette mesure – est impuissant à désengorger les établissements. Baisse des mesures de libération conditionnelle ou de semi-liberté, fin des lois d’amnistie, poursuite de la politique des peines plancher (ou minimales) mise en place par le gouvernement Sarkozy, créations de nouveaux délits, alourdissement du régime des peines et réduction des aménagements de peine en prison… la politique de surincarcération suivie depuis 12 ans s’accompagne d’une baisse des crédits alloués à la réinsertion des détenus (travail, enseignement et formation professionnelle) et aux services d’insertion et de probation (amputés de 40 % entre 2011 et 2013), au profit des dispositifs de sécurité et de contrôle (portiques de sécurité, caméras, miradors, fouilles,…) et de la formation de personnel spécialisé dans le maintien de l’ordre (notamment les Équipes Régionales d’Intervention et de Sécurité). Les conséquences de ce désengagement sont multiples : oisiveté, promiscuité, tensions entre détenus ou entre personnel et détenus, difficultés croissantes d’accès aux soins médicaux et pauvreté endémique ; actuellement, plus d’un millier de détenus dorment sur un matelas posé à même le sol, 3 fois plus qu’il y a 3 ans. Cette dégradation explique en partie l’explosion des suicides en prison dont la fréquence est 6 fois plus élevée qu’en liberté.

Désocialisation, paupérisation, précarisation,… le coût humain, social et économique de la politique du tout-carcéral est considérable. Quel est le secret de sa longévité ? Le premier bénéfice pour la classe dominante est une « gestion à moindre coût » des populations précaires fabriquées par la crise. L’accroissement massif des chômeurs depuis 12 ans inquiète la bourgeoisie et la prison est un moyen de contrôle, au moins provisoire, de ces populations flottantes, qui se substitue peu à peu aux politiques sociales de l’après-guerre. Mais le bénéfice pour la classe dominante est surtout dans l’effet dissuasif. Se désengageant de ses missions sociales, renonçant progressivement à sa politique protectrice vis-à-vis du travail salarié, l’État est en quête d’une nouvelle légitimité qu’il va trouver essentiellement dans le pénal : l’État gendarme remplace peu à peu l’État providence [2]. Les postures autoritaristes de Manuel Valls ou sa défense de l’ordre républicain contre le désordre incarné par Dieudonné et ses émules vient en contrepartie du énième « tournant libéral » qui précarisera encore un peu plus le travail. La substitution du Workfare State au Welfare State, ou de l’État pénal à l’État social, processus qui a débuté aux États-Unis au début de la décennie 1980, touche la France (ainsi que d’autres pays européens) vingt ans plus tard. Toujours plus de pauvres et de répression, toujours moins de protections et de solidarité, et le consumérisme comme seul lien social… l’horizon de cette fuite en avant est prévisible : un État policier régnant sur une société de marché intégral.

Nicolas Bourgoin


P.-S.

Vendredi 31 janvier 2014 à 20h45, à l’Espace Comedia - Théâtre de la Méditerranée - Toulon (Mourillon), la section de Toulon de la Ligue des droits de l’Homme propose de participer à la soirée du spectacle Témoignage d’un professeur de théâtre en prison de Louis-Emmanuel Blanc. La représentation sera suivie d’un buffet organisé par la LDH.

Notes

[2Voir Nicolas Bourgoin, La révolution sécuritaire (1976-2012).


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