Jean-Marie Delarue : “la prison ne rend pas service à notre société”


article de la rubrique prisons
date de publication : vendredi 2 novembre 2012
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Selon Christiane Taubira, la prison est "vide de sens". Surpopulation, vétusté, solitude, violences... : où la prison a-t-elle échoué ? Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), a déjà visité les trois quarts des 190 établissements pénitentiaires. Dans un avis publié le 23 octobre, il déplorait la sur-occupation et les mauvaises conditions de vie dans les centres de semi-liberté. Le développement des mesures d’aménagement des peines est pourtant une priorité de la nouvelle politique pénale. De quoi dépendra la réussite de ce projet ?

Un entretien avec Jean-Marie Delarue, suivi de La prison en chiffres – un dossier de Laurence Neuer, publié sur Le Point.fr, le 27 octobre 2012.


La situation derrière les barreaux, selon Jean-Marie Delarue

  • En quoi consiste votre mission de "veiller au respect des droits fondamentaux" des personnes privées de liberté ?

Jean-Marie Delarue : Les droits fondamentaux - depuis le droit au respect de sa vie privée jusqu’au droit de s’exprimer - se vivent au jour le jour. Notre mission est d’observer la façon dont s’exécutent les lois sur le terrain, de constater ce qui ne va pas et de proposer des solutions pour éviter ces dysfonctionnements. Une loi n’est bonne que lorsqu’elle s’applique exactement comme il est prévu qu’elle s’applique. Prenons l’exemple de cette circulaire qui prévoit de donner des plats en barquette aux personnes gardées à vue. Ces plats sont-ils réellement proposés à ces personnes ? Respectent-ils la date limite de consommation ?... Même chose en ce qui concerne le temps de repos en garde à vue. Ce qui nous importe, ce n’est pas de savoir si la loi pénale a prévu ou non un temps de repos entre deux auditions, c’est de savoir si on a réellement donné au gardé à vue les conditions pour en bénéficier et être à même de supporter les auditions. Nous sommes très attentifs aux détails matériels de vie des personnes privées de liberté et de travail des personnes qui en ont la garde. Nos contrôles sont effectués contradictoirement, ce qui suppose d’entendre le surveillant, le détenu, l’aumônier, le visiteur de prison...

  • Comment se traduit le droit d’expression des détenus ?

Aucune loi n’interdit au détenu d’exprimer tel ou tel besoin. Et d’ailleurs, contrairement à certaines idées reçues, la mission du surveillant n’est pas seulement d’ouvrir et de fermer les portes. Elle est aussi d’être à l’écoute des détenus. Néanmoins, la charge du personnel est si lourde que leur métier ne se résume plus qu’à une tâche matérielle. Par conséquent, la réponse du surveillant au détenu qui le sollicite est souvent : "Je n’ai pas le temps, écrivez." Alors, ils écrivent. Au chef de détention, au directeur de la prison... Beaucoup de ces lettres ne parviennent pas à leur destinataire. Et lorsqu’elles arrivent, on ne leur répond jamais... ou presque. Pourtant, l’expression, qui ici est vitale, cristallise la frustration qui conduit tôt ou tard à la violence. Et les détenus expriment souvent cette violence par des automutilations en se coupant les avant-bras avec des lames de rasoir. On se coupe le bras quand on a demandé 15 fois quelque chose et qu’on n’a jamais obtenu de réponse.

  • Le travail et les ateliers sont aussi des vecteurs de dialogue ?

Effectivement, mais seulement 27,7 % des détenus travaillent. Quant aux activités offertes dans les ateliers d’écriture, de poterie et autres, elles se comptent dans trop d’établissements sur les doigts d’une main. Reste le sport, très courtisé par les détenus. Il faudrait multiplier les cours de théâtre ou des formes d’expression artistique dans toutes les prisons pour le grand nombre, cela aiderait les détenus à sublimer ce qu’ils sont. Par ailleurs, à partir du moment où la correspondance est autorisée, les e-mails échangés avec sa famille devraient être autorisés dans le respect des règles de contrôle nécessaires. Et cela est d’autant plus aisé à mettre en oeuvre que ce qui passe par l’informatique est facilement contrôlable comme nous l’avons déjà expliqué dans un avis public de juin 2011.

  • Christiane Taubira estime que les prisons sont "vides de sens" ? Quel est le "sens" assigné à cette peine privative de liberté ? Et où la prison a-t-elle échoué ?

La loi assigne à la prison trois missions : sanctionner, réinsérer et prévenir la récidive. Dire que "la prison est vide de sens", c’est constater que les deux dernières missions et notamment la réinsertion ne sont pas assurées aujourd’hui. Du coup, la prison rend à notre société des individus qui ressemblent trait pour trait à ceux qui sont entrés en prison, voire plus dangereux encore. En mettant dehors des gens qui "ont la haine", la prison ne rend pas service à notre société. Elle n’assure pas la sécurité des Français, ce qui va à l’encontre de sa raison d’être. Toutefois, et parce qu’elle est le réceptacle de toutes nos peurs, la prison a un sens : c’est d’être dissuasive. Elle est l’expression de ce que le châtiment est là, derrière ses murs. En somme, la prison n’est pas vide de sens, elle n’a pas le sens qu’elle doit avoir.

  • La priorité de la politique pénale est de limiter le recours à l’incarcération et de privilégier les aménagements de peine. La garde des Sceaux a notamment promis d’augmenter le nombre de places en semi-liberté, qui permet, selon elle, d’exécuter une peine tout en maintenant l’insertion sociale". Vous constatez cependant que cette mesure telle qu’elle est appliquée ne fonctionne pas correctement...

On veut développer cette modalité d’exécution de la peine, qui peut utilement contribuer à la réinsertion, mais, en pratique, elle pose un certain nombre de difficultés. Outre leur taux d’occupation trop élevé (241 %), l’accès aux travailleurs sociaux, l’accès aux soins ou encore l’accès au travail obéissent à des règles souvent très difficilement compatibles avec celles régissant la semi-liberté. Certains quartiers ou centres sont très éloignés des bassins d’emploi, ce qui oblige les semi-libres à trouver un moyen de transport compatible avec les horaires imposés. Nombreux sont découragés, y compris ceux qui recherchent un emploi. Et lorsque les horaires ne sont pas respectés, la mesure est révoquée. Ce qui explique d’ailleurs l’échec de cette mesure. Certains centres autorisent le stationnement des deux-roues dans leur enceinte. Cette pratique devrait être généralisée. De même, des téléphones devraient être installés dans la mesure où le droit de communiquer est fondamental. Or, actuellement, aucun centre n’est doté de téléphone et les téléphones mobiles y sont interdits, privant ainsi le semi-libre du droit de communiquer.

  • Quelle est, selon vous, la formule qui "marche" le mieux ?

C’est la liberté conditionnelle. La personne n’est plus soumise à des conditions matérielles définies par l’administration (horaires), mais elle est placée sous sa propre responsabilité sous réserve de respecter certaines obligations imposées par le juge (par exemple, ne pas habiter dans tel département). Le bracelet électronique, qui permet notamment aux personnes condamnées de faire une transition entre la prison et la sortie, est utile, mais il présente des limites. Les personnes interrogées disent qu’elles ne le supportent plus au bout de 4 ou 5 mois. En outre, l’accompagnement social des personnes placées sous surveillance électronique est quasi inexistant. Je crois donc davantage à la semi-liberté ou au placement extérieur qui permet notamment d’assurer les trois missions de la prison : sanctionner, mais aussi réinsérer et prévenir la récidive. Il y a enfin les réductions de peine, rendues nécessaires dans le contexte actuel de surpopulation carcérale, mais à la condition de faire oeuvre de pédagogie pour mieux les faire accepter par la société. D’autres formes de sanctions pénales sont aussi peut-être à inventer...

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La prison en chiffres

Malgré une progression des aménagements de peine, les cellules sont surpeuplées de personnes en âge de travailler. État des lieux.

99,1 : c’est le nombre de personnes détenues pour 100 000 habitants. Il y en avait 93,1 pour 100 000 habitants en 2011. Selon un rapport du Conseil national de l’alimentation publié en décembre 2011, "la diversité démographique carcérale est à l’image de la société française : des personnes âgées de 13 à 85 ans sont incarcérées". Cependant, ajoute le rapport, 18 % sont de nationalité étrangère, représentant 80 nationalités différentes. Et "les deux tiers de la population détenue sont âgés de 21 à 39 ans", l’âge moyen des personnes détenues étant précisément de 34,4 ans (chiffres de l’administration pénitentiaire au 1er janvier 2012). Autre spécificité du milieu carcéral : le sexe. Le détenu moyen est un homme, puisque les femmes ne représentent que 3,5 % des personnes détenues, et les mineurs seulement 1 %. Par ailleurs, la durée moyenne sous écrou était de 9,6 mois en 2011. Et 13,3 % des détenus ont passé moins d’un mois en détention.

Densité carcérale à géométrie variable

Au 1er septembre 2012, l’administration pénitentiaire enregistrait 66 126 personnes écrouées détenues pour 57 385 places opérationnelles, réparties sur les 190 établissements pénitentiaires français. Les établissements pour peines pratiquant un numerus clausus, la surpopulation concerne essentiellement les maisons d’arrêt qui accueillent des personnes en détention provisoire (soit 25,1 % du nombre des détenus) et des condamnés dont le reliquat de peine est inférieur à deux ans. Le taux d’occupation est également élevé dans les centres de semi-liberté. "Il est banal de voir trois lits dont deux superposés dans 9,4 mètres carrés", note le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, dans un avis du 23 octobre 2012. Par ailleurs, relève-t-il, "le concept de place est d’une remarquable plasticité. Une maison d’arrêt antillaise comptait ainsi 130 places théoriques mais 244 lits (soit une surcapacité de 188 %) ; une autre dans le centre de l’Hexagone avait 122 places théoriques mais 154 pratiques (soit un taux de surcapacité de 126 %) ; il suffit, pour accroître le théorique, de mettre deux lits superposés dans une cellule individuelle ou trois dans une cellule en comptant deux" (Avis du 22 mai 2012 sur la surpopulation carcérale).

63 000 places de prison en 2017

Une entorse abyssale au principe de l’encellulement individuel ? "Chaque détenu doit en principe être logé pendant la nuit dans une cellule individuelle, sauf lorsqu’il est considéré comme préférable pour lui qu’il cohabite avec d’autres détenus", prescrit la règle pénitentiaire européenne. Celle-ci fait néanmoins l’objet d’un moratoire jusqu’en 2014 dans les maisons d’arrêt "pour des motifs liés à la distribution intérieure des locaux ou au taux d’occupation" (Circulaire du 14 avril 2011). Seules les personnes détenues ayant subi des violences de la part de codétenus et celles faisant l’objet d’une interdiction de communiquer ordonnée par l’autorité judiciaire afin de préserver le déroulement de l’enquête bénéficient en priorité d’une cellule individuelle. N’importe quel détenu (même prévenu) peut par ailleurs solliciter son transfert en cellule individuelle, sous réserve bien sûr des places disponibles... À cet égard, Christiane Taubira vise 63 000 places de prison d’ici cinq ans. Rendez-vous, donc, en 2017.

Essor du bracelet électronique

Parmi les facteurs expliquant la courte durée de détention, l’augmentation des aménagements de peine (placement sous surveillance électronique, placement à l’extérieur, libération conditionnelle, semi-liberté). Au 1er septembre 2012, 11 549 personnes représentant 19,3 % des personnes écrouées en bénéficiaient, soit une progression de 17,8 % en un an. Parmi elles, 1 813 sont en semi-liberté (soit 3 % des détenus), 8 772 sont sous placement électronique (il y en avait 2 940 au 1er septembre 2008) et 964 en placement à l’extérieur [1]. "La surveillance électronique est un moyen de réguler les effectifs de personnes détenues, mais dont l’effet restera quantitativement limité, souligne le contrôleur des prisons, Jean-Marie Delarue. L’expérience montre en effet que le bracelet électronique n’est supportable que quelques mois."

Laurence Neuer


P.-S.

Jeudi 29 novembre 2012 à 20h, Cinéma Le Royal à Toulon,

  • projection de A l’ombre de la République
    documentaire de Stéphane MERCURIO (2012 - 1h40)
  • suivie d’un débat sur la Prison aujourd’hui avec Dominique Wiel (affaire d’Outreau) et le docteur Anne Galinier (ancien médecin-chef des Baumettes).
  • organisée par le Groupe Local de Concertation Prison (09 65 25 20 46) du Centre Pénitentiaire de Toulon-La Farlède
    (Visiteurs de Prisons, Amis de l’Horeb, Aumoneries, Secours Catholique, Auxilia, Anciens détenus)
    et la Ligue des droits de l’Homme de Toulon.

Notes

[1Cette mesure d’aménagement de peine permet à un condamné à une courte peine (moins de 2 ans) de l’exécuter en dehors de la prison, en travaillant, suivant une formation, recherchant un emploi... Chaque jour, une fois l’activité terminée, la personne se rend, selon la décision du juge de l’application des peines, soit dans les locaux d’une association qui l’encadre et l’héberge, soit au domicile d’un proche, soit à l’établissement pénitentiaire. Cette mesure est révoquée si le condamné viole ses obligations.


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