l’inflation carcérale, par Nicolas Bourgoin


article de la rubrique prisons
date de publication : dimanche 4 août 2013
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Sur la base des données produites par l’administration pénitentiaire, les 80 700 personnes sous écrou se répartissaient ainsi à la date du 1er juillet 2013 [1] :
- 68 569 détenus – 17 318 prévenus et 51 251 condamnés – pour une capacité de 57 320 places dans les établissements pénitentiaires
- 10 846 condamnés placés sous surveillance électronique en aménagement de peine
- 629 condamnés placés sous surveillance électronique en fin de peine
- et 656 condamnés en placement à l’extérieur, sans hébergement pénitentiaire.

Il s’agit d’un nouveau record : jamais la France n’a compté autant de détenus !

Depuis 2007, l’accroissement de la durée moyenne de détention est le principal facteur de cette inflation carcérale. Pour Nicolas Bourgoin, « cette véritable fuite en avant policière, judiciaire et pénale que rien ne semble pouvoir arrêter, n’est pas une réponse à une prétendue montée de la délinquance mais à un délitement du lien social. Mis en échec par la crise économique et par son incapacité à y répondre efficacement, le gouvernement ne peut que durcir le ton et les actes. »


Prisons : toujours plus [2]

Le quasi-triplement du taux de placement sous écrou (effectif annuel moyen de personnes sous écrou rapporté à celui de la population générale âgée de 15 ans et plus) entre 1975 et 2013 porte le nombre actuel de détenus à un niveau inédit : dans toute son histoire, jamais la France n’a compté autant de prisonniers. Ce sombre record a conduit notamment le principal syndicat des surveillants à appeler au blocage de tous les établissements pénitentiaires pour protester contre la surpopulation carcérale. La progression constatée est d’autant plus remarquable qu’elle met fin à une longue période de baisse séculaire qui prend naissance dès le début de la IIIe République et n’est que brièvement interrompue par la période troublée de la Libération [3]. L’emballement est surtout sensible après le tournant sécuritaire qui accompagne le vote de la Loi sur la Sécurité Quotidienne à l’automne 2001 et l’arrivée d’une nouvelle majorité au gouvernement en 2002.

Entre le 1er septembre 2001 et le 1er juin 2013, l’effectif de la population sous écrou (les personnes incarcérées auxquelles s’ajoutent celles en placement extérieur ou sous surveillance électronique en aménagement de peine ou en fin de peine) passe de 47.000 à 80.000, soit un accroissement de 70 %. Au 1er janvier 2013, on ne comptait pas moins de 252.000 personnes placées sous main de justice contre 186.000 au 1er janvier 2000, soit une augmentation de près d’un tiers, alors qu’au cours de cette période le volume de la criminalité constatée par les services de police ou de gendarmerie a nettement décru (de 51,7 pour 1.000 habitants en 2001 à 34,7 en 2011).

Le retournement a été brutal : en 18 mois, d’octobre 2001 à avril 2003, le nombre de détenus incarcérés a bondi de 25 %. Dès juin 2003, le Comité européen de prévention de la torture, inquiet de l’aggravation récente de la surpopulation des prisons, attirait l’attention du gouvernement de l’époque sur les conséquences désastreuses de cette spirale répressive : « Les Hauts responsables de l’administration pénitentiaire ont clairement fait entendre que le surpeuplement carcéral était avant tout lié à une politique pénale répressive, correspondant à une tendance de l’opinion publique souhaitant plus de sévérité », écrivait le CPT dans son rapport [4].

Plus récemment, en juillet 2011, alors que le nombre de personnes écrouées atteint un nouveau record (73.320) et croît à un rythme inédit (+ 7,4 % entre le 1er janvier et le 1er avril !) suite à une brusque augmentation de la mise à exécution des peines de moyenne durée (1 à 3 ans), l’État français est condamné à trois reprises par la justice administrative en raison des conditions d’incarcération déplorables de certaines prisons. Mais la situation ne fait que s’aggraver, étant le fruit d’une politique du tout-carcéral qui ne faiblit pas. De fait, les conditions de détention de nombreuses personnes s’apparentent à un traitement humain ou dégradant [5].

Au 1er juin 2013, le pourcentage de détenus en surnombre atteint 36 % en Maison d’Arrêt et 23 % dans l’ensemble des établissements (source : OPALE). Cette politique de sur-incarcération s’accompagne d’un recours de plus en plus fréquent aux placements sous surveillance électronique en aménagement de peine ou en fin de peine – 10.615 détenus subissaient cette mesure au 1er mars 2013 contre seulement 3 au 1er novembre 2001 – afin de désengorger les établissements, au détriment toutefois des mesures de libération conditionnelle ou de semi-liberté (le pourcentage de libérations conditionnelles – effectif annuel rapporté au nombre moyen de condamnés – baisse de 17,7 en 2001 à 13 en 2011 et le nombre de placements en semi-liberté chute de 6.481 en 2001 à 4.889 en 2011 [6]). La décision des présidents Sarkozy et Hollande de ne pas mettre en œuvre une loi d’amnistie ou des grâces collectives lors de leur élection n’a pas permis de donner un répit, même court, à cette croissance.

Cette politique de sur-incarcération s’accompagne d’une baisse des crédits alloués à la réinsertion des détenus (travail, enseignement et formation professionnelle) et aux services d’insertion et de probation (amputés de 40 % entre 2011 et 2012), au profit des dispositifs de sécurité et de contrôle et de la formation de personnel spécialisé dans le maintien de l’ordre (notamment les Équipes Régionales d’Intervention et de Sécurité). Les conséquences de ce désengagement sont multiples : oisiveté, promiscuité, tensions entre détenus ou entre personnel et détenus et pauvreté endémique ; au 22 avril 2013, 958 détenus dormaient sur un matelas posé à même le sol, 3 fois plus que 2 ans auparavant. Cette dégradation explique en partie l’explosion des suicides en prison dont le taux pour 10.000 passe de 4 en 1960 à 16 en 2012 – à comparer à celui que connaissent les hommes de 15-59 en liberté : moins de 3 pour 10.000 soit un rapport de 1 à 6 [7]. Comment expliquer cet emballement ? Et, tout d’abord, de quoi est-il le résultat ?

L’effectif de la population carcérale à un moment donné est le produit de deux facteurs distincts : le volume des entrées en prison et la durée moyenne de détention. Le premier est généralement lié à un élargissement du champ d’intervention de l’action pénale (la justice incarcère des personnes qui auraient auparavant échappé à la détention), le second à un durcissement de la répression (à infractions égales, les peines deviennent plus lourdes) ou à une modification du profil pénal des entrants (la part des infractions graves dans les inculpations augmente). L’effectif annuel des entrées sous écrou est fluctuant et dépend dans une grande mesure de la couleur politique du Garde des Sceaux : il augmente entre 1975 et 1981, puis baisse jusqu’en 1988, baisse encore jusqu’en 1993, augmente jusqu’en 1997, baisse à nouveau jusqu’en 2002, remonte fortement jusqu’en 2007 où il dépasse le seuil des 90.000 entrées, baisse légèrement au cours des trois années suivantes et remonte en 2011 en partie sous l’effet d’une brusque augmentation de la mise à exécution des courtes peines suite au Rapport Ciotti. La période d’incarcération massive débute précisément à l’automne 2001, au moment où une série de manifestations contre le prétendu « laxisme » des juges sont organisées par des syndicats de policiers après la libération du « Chinois », un truand multirécidiviste impliqué dans plusieurs meurtres après sa sortie de prison. Le nombre de personnes en détention préventive, qui avait diminué depuis janvier 2000, augmente à nouveau. On comptait 58.410 incarcérations de prévenus en 2002 contre 46.471 l’année précédente, soit un accroissement de plus de 25 %.

On le voit, les périodes de baisse du nombre d’incarcérations sont généralement celles des gouvernements de gauche où sont davantage mises en œuvre les politiques d’alternative aux courtes peines et à la détention provisoire (travaux d’intérêt général, placement sous surveillance électronique fixe [8] et contrôle judiciaire). Le second facteur, en revanche, a joué tout au long de la période, renforcé par la raréfaction des libérations conditionnelles. Le temps moyen passé sous écrou a augmenté régulièrement : de 4,4 mois en 1975, il s’accroît pour se stabiliser à 8,3 mois en 1997 puis à 8,4 mois en 2004. A partir de 2007 sa valeur augmente à nouveau pour approcher les 10 mois en 2010 et 2011 et les dépasser légèrement (10,3) au quatrième trimestre 2012. L’accroissement de la durée moyenne de détention est donc depuis 2007 le principal facteur de l’inflation carcérale.

L’extension récente du filet pénal est observée dans la plupart des pays occidentaux [9]. Plusieurs lois récentes ont transformé en délits passibles de peines de prison des infractions précédemment contraventionnelles. En France, la provocation à la rébellion, la conduite d’un véhicule en état d’ivresse, l’intrusion dans un établissement scolaire, le racolage sur la voie publique, la mendicité agressive ou l’occupation d’un hall d’immeuble sont devenus des délits passibles de prison ferme. Mais la pénalité se fait aussi plus intensive. L’inflation carcérale est la conséquence d’un alourdissement général du régime des sanctions – des peines dépassant les 7 ans d’emprisonnement sont de plus en plus utilisées pour sanctionner les délits – et de l’introduction de nombreuses circonstances aggravantes par une grande partie des lois votées après 2002. Le nombre de peines de réclusion criminelle égales ou supérieures à 20 ans prononcées par les tribunaux a quasiment doublé entre 2000 (1.252) et 2011 (2.291). Le placement sous tutelle carcérale d’une frange de la population pour des durées de plus en plus longues devient un mode de gestion des « surnuméraires » nés de l’approfondissement de la crise économique et du recul de l’État social.

Les condamnés récidivistes (ayant déjà été condamnés pour une infraction identique ou assimilable dans un délai inférieur à 5 ans) font particulièrement les frais de ces durcissements répressifs. La loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénale systématise la délivrance d’un mandat de dépôt ou d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’une personne récidiviste alors qu’elle n’était jusque-là possible que lorsque la peine encourue était supérieure à 1 an. Elle limite le nombre de sursis avec mise à l’épreuve en cas de récidive légale ou de crime violent (respectivement à 2 et 1). L’attribution de peines plancher en cas de récidive légale, y compris pour les mineurs, prévue par la loi du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs inspirée de la loi californienne Three strikes and you’re out, renforce encore la surpénalisation. Elle permet aux tribunaux pour enfants d’écarter, sans motivation spéciale, le principe d’atténuation de la peine pour les mineurs. Ces nouvelles règles, associées à un élargissement continu de la notion de récidive, ont pour conséquences d’alourdir les sanctions et de replacer dans le circuit carcéral les personnes qui y ont déjà été. L’extension du périmètre de l’action pénale et son durcissement par le jeu des peines plancher ont un effet démultiplicateur mécanique, facteur d’inflation carcérale, et ce d’autant plus que la récidive n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années, alimenté par la créations de nouveaux délits (le pourcentage de condamnés en état de récidive atteint 10,8 % en 2010 contre 4,4 % en 2000). La mise en œuvre des peines minimales est responsable d’une augmentation annuelle de la population carcérale évaluée à 2,5 % par l’Inspection Générale des Services Judiciaires en 2009. Plus en aval du circuit pénal, la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénale durcit le régime de réduction de peine pour les condamnés récidivistes et allonge le délai maximum d’épreuve pendant lequel il ne peut être accordé de mesure d’aménagement de peine : limitation du Crédit de Réduction de Peine en cas de récidive légale, allongement de la période de sûreté applicable aux condamnés à perpétuité (qui passe de 15 à 18 ans, et même à 22 ans en cas de récidive), alors que le juge se voit dispenser de l’obligation de motiver une décision d’emprisonnement ferme en cas de récidive. Le durcissement du régime des aménagements de peine s’étend ensuite aux personnes condamnées pour faits de terrorisme (loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers), puis se généralise à l’ensemble des détenus (loi du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite LOPPSI 2). Cette dernière loi va encore plus loin que les précédentes en instaurant des peines plancher en cas de violences aggravées sans récidive.

Cette véritable fuite en avant policière, judiciaire et pénale que rien ne semble pouvoir arrêter, n’est pas une réponse à une prétendue montée de la délinquance mais à un délitement du lien social. Mis en échec par la crise économique et l’incapacité d’y répondre efficacement, le gouvernement ne peut que durcir le ton et les actes. Le pénal est l’un des derniers espaces de souveraineté où il garde encore la main et la prison l’un des derniers moyens d’intégrer – de force – le flot toujours grandissant des populations rendues surnuméraires par la montée du chômage de masse.

Le 21 juin 2013.

Nicolas Bourgoin


Notes

[2Source : http://bourgoinblog.wordpress.com/2....
Nicolas Bourgoin est démographe, maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, membre du Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Franche-Comté (LASA-UFC).

[3Voir N. Bourgoin, La révolution sécuritaire (1976-2012), Champ social éditions, 2013.

[4Rapport au gouvernement de la République française relatif à la visite effectuée en France par le Comité Européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du 11 au 17 juin 2003, CPT, Conseil de l’Europe, Strasbourg, mars 2004.

[5Voir le Rapport au gouvernement de la République Française relatif à la visite effectuée en France par le Comité européen pour la Prévention de la Torture et des peines ou traitements humains ou dégradants du 28 novembre au 10 décembre 2010, CPT, Conseil de l’Europe, Strasbourg, avril 2012.

[6Sources : OPALE.33, OPALE.37 et extractions GIDE, Statistique mensuelle des aménagements de peine.

[7« Suicide en prison : la France comparée à ses voisins européens », G. Duthé, A. Hazard, A. Kensey et J.-L. Pan-Ké Shon, Population & Sociétés, n° 462, décembre 2009.

[8Le placement sous surveillance électronique fixe est introduit par la loi n° 97-1159 du 19 décembre 1997. Selon celle-ci, il peut bénéficier aux condamnés dont la peine ou le reliquat de peine n’excède pas 1 an ou à titre probatoire de la libération conditionnelle pour une durée inférieure à 1 an. C’est donc à la fois une alternative à la détention provisoire et une forme d’aménagement de peine.

[9Voir P. Milburn, « De la frénésie de sécurité à la surpénalisation : la justice sous pression » in La frénésie sécuritaire, op.cit., pp.41-51.


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