La violence augmente en prison dans des proportions inquiétantes. Et, de tous côtés, responsables de l’administration pénitentiaire, surveillants et détenus se retrouvent pour sonner l’alarme.
par Nathalie Guibert, Le Monde, du 23 octobre 2005
Une recherche subventionnée par la Mission de recherche droit et justice dépendant de la chancellerie a mis en évidence que 85 % des surveillants et des détenus considèrent la prison comme un lieu violent ; 59 % des surveillants et 67 % des prisonniers estiment aussi qu’elle est un lieu dangereux. Tout au bout de la chaîne pénale, l’insécurité règne.
Les chiffres fournis par l’administration pénitentiaire sont éloquents. Les incidents collectifs recensés (refus de remonter de la promenade, mutineries, grèves de la faim, etc.) ont augmenté de 155 % entre 2000 et 2004, et les agressions contre les personnels de 53 %.
Sur les neuf premiers mois de 2005, ces chiffres sont déjà dépassés pour les premiers (257 mouvements collectifs) et la mesure des seconds ne laisse présager aucune amélioration (457 agressions contre les personnels).
Le rapport annuel de la maison d’arrêt de la Santé indique que, "depuis 2002, le nombre des procédures disciplinaires est en augmentation constante".
Les témoignages de gardiens ne manquent pas, qui disent craindre pour leur vie en ouvrant la porte de cellules où l’on a placé des malades mentaux. Les mêmes constatent un retour en force du caïdat.
Les actes dont se plaignent les détenus abondent. Les plus graves finissent devant les tribunaux. A la fin du mois de septembre, un homme de 22 ans est mort à l’issue d’une nuit de bagarre avec son codétenu du centre pénitentiaire de Liancourt (Oise).
Il s’agit du quatrième meurtre commis en détention depuis le début de l’année : 2005 sera de ce point de vue une année noire. L’administration avait compté entre 1 et 3 meurtres chaque année depuis l’an 2000.
Les rixes entre détenus, toujours sous-évaluées en raison du silence des victimes et de la faible motivation qu’ont les personnels à les rapporter, augmentent elles aussi. La maison d’arrêt de Brest en a recensé 35 en 2004, contre 4 en 2003. Au plan national, elles ont doublé entre 2002 et 2004, passant à 310 cas.
La violence se développe et s’aggrave, comme en témoignent les rapports annuels d’activité des établissements pénitentiaires collectés par une association indépendante, l’Observatoire international des prisons (OIP), pour fonder les observations de son rapport 2005. Partout, les fautes disciplinaires du premier et second degré, les plus graves, sont en hausse : violences physiques, tentatives d’évasion, trafic de stupéfiants, menaces notamment. Par exemple, au quartier des femmes de la maison d’arrêt de Dijon, les fautes graves ont triplé, tandis que l’ensemble des fautes disciplinaires croissait de 64 %. Au centre de détention d’Uzerche, en Corrèze (600 détenus), plus de 1 000 incidents ont été dénombrés en 2003, contre moins de 700 en 2002.
SURPOPULATION
Cette dégradation est récente. Jusqu’aux années 2000, le décloisonnement de la prison, la professionnalisation des surveillants, la présence mieux assurée des médecins, et les quelques progrès de l’accès au droit des détenus avaient fait reculer la violence carcérale. Depuis trois ans, la surpopulation, la dégradation de l’état sanitaire des détenus et le renforcement de la sécurité ont inversé la tendance.
La pression du nombre, d’abord. Actuellement, 125 établissements sur 185 accueillent plus de prisonniers qu’ils n’ont de place. En maison d’arrêt, la surpopulation empêche toute affectation des personnes en cellule selon leur profil et obère ainsi une grande part de la prévention des incidents. La direction de la prison de Saintes (Charente-Maritime), qui compte 130 détenus pour 67 places, affirme dans son rapport annuel : "La surpopulation a provoqué le doublement des incidents."
La politique pénale menée depuis cinq ans a sa pleine responsabilité dans la situation actuelle. "L’inflation carcérale massive et brutale des dernières années remet totalement ou partiellement en cause" les améliorations passées, souligne la note de synthèse de la recherche réalisée pour la Mission droit et justice. Chaque année, ce sont désormais près de 90 000 personnes qui entrent et sortent de prison.
L’inflation s’est nourrie du développement des courtes incarcérations, avec l’explosion des comparutions immédiates (+ 31 % entre 2000 et 2003), comme l’a mis en évidence Bruno Aubusson de Cavarlay, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. D’un autre côté, les longues peines ne diminuent pas, et leurs conditions d’exécution en prison ne s’améliorent pas, faute de moyens.
La seconde raison tient au changement de profil de la population pénale. Les études les plus récentes ont montré que huit hommes sur dix entraient en prison avec au moins un trouble psychiatrique. Par ailleurs, la présence importante des auteurs d’infractions sexuelles (22 % des condamnés) a des conséquences : "Ces détenus ont une fonction de bouc émissaire, attirant sur eux une bonne part de la violence déversée en prison" , conclut la recherche sur la violence carcérale. La place des toxicomanes et la circulation de la drogue en prison, qui "est aujourd’hui un phénomène massif", a également son rôle.
"SYSTÈME À DEUX VITESSES"
La troisième cause vient du renforcement important des mesures de sécurité en prison depuis 2002. Cette politique a réussi à endiguer les évasions. Mais les pratiques et les poursuites disciplinaires varient fortement d’une prison à l’autre. L’OIP retient cette conclusion des chercheurs : "Cette priorité de maintenir l’ordre en détention s’avère contradictoire avec une gestion équitable des incidents. Ces différences de traitement sont largement perceptibles par l’ensemble des personnels comme des détenus. Et elles sont à leur tour sources de tensions, voire de violences."
La loi commande au service public pénitentiaire de protéger la dignité des personnes qui lui sont confiées. Mais l’administration ne maîtrise ni sa population ni ses moyens qui demeurent insuffisants pour rattraper l’inflation carcérale. La haute hiérarchie pénitentiaire craint "une crise majeure" pour 2007-2008.
Les premiers nouveaux établissements programmés en 2002 par le gouvernement ouvriront alors. Les emplois prévus au budget 2006 sont cependant très en deçà des besoins qui avaient été jugés nécessaires pour anticiper la création des nouvelles prisons, et le retard ne pourra être rattrapé. "Nous allons donc avoir un système pénitentiaire à deux vitesses avec des établissements neufs sanctuarisés qui aspireront les moyens disponibles et les autres, dont la situation est déjà explosive et sur lesquels il faudra faire des économies", explique un responsable.
De 2000 à 2005, les crédits de rénovation des prisons existantes ont déjà diminué de 25 % et leur état, selon tous les constats internationaux, est indigne d’un pays démocratique moderne. Mais, pour l’heure, l’alarme sonne dans le vide. Et la marmite carcérale bouillonne.