La prison est pleine de fous qui ne devraient pas y être. Dans une unité spécialisée de Fresnes affluent des détenus, gravement malades, que la justice a reconnus responsables.
Par Dominique Simonnot [Libération, mardi 04 janvier 2005]
Un couloir en crépi, bordé de portes en bois trouées d’un oeilleton. Pour voir un patient, il faut demander aux surveillants, les médecins n’ont pas les clés des cellules. A partir de 18 heures 30, s’il y a une urgence, on doit attendre le gradé pour ouvrir la porte et, le soir, les surveillants gradés ne sont que deux pour toute la prison de Fresnes. Impossible également de poser une perfusion, puisqu’on ne peut pas la surveiller et qu’un malade peut se pendre avec les tubulures. Ici, à l’UPH (Unité psychiatrique hospitalière) de Fresnes [1], on trouve 47 cellules, donc 47 places pour des détenus malades mentaux : « Ils sont là de leur plein gré, si l’on peut dire, sourit le Dr Monique Jung, sa responsable, puisque c’est une structure pénitentiaire dans laquelle nous prenons en charge d’authentiques malades mentaux. »
Dans la cour de promenade, quelques arbres et des grillages, quelques malades et des surveillants. Monique Jung est irritée. Un expert a examiné un de ses patients : « Il paraît qu’il n’est pas fou, qu’il va bien ! Il a juste quelqu’un à l’intérieur du corps avec qui il veut se battre, il est sous neuroleptiques, et si le juge d’instruction a demandé l’expertise, c’est bien qu’il le trouve un peu bizarre ! » Tout est résumé : Comment des fous sont-ils déclarés responsables ?
Celui-ci par exemple, la trentaine. Quand elle l’a vu aux « arrivants », comme on dit, Monique Jung s’est dit « Je rêve. » « Schizophrène, déjà quatre hospitalisations d’office derrière lui, mais jugé responsable et condamné. Nous avons demandé qu’il fasse appel, mais la cour a refusé d’ordonner une nouvelle expertise. » L’intéressé sourit, et se lance dans des propos incohérents, où l’on croit comprendre qu’il reproche au ministère de la Santé de ne pas l’avoir reconnu fou. « Par ordre du ministère de la Santé, j’ai vu les experts qui n’ont pas remis mes rapports, et je n’ai pas signé mes grâces. C’est flou ! Avec un docteur, j’ai le rapport psy, avec les autres j’en ai pas. C’est flou ! » Il a volé des autoradios. Trois, dit-il, condamné pour six. « Mais c’est trois entre la durée où j’ai échappé de l’asile et où j’ai été arrêté. Je raconte pas n’importe quoi, hein ! Je fais les autoradios... » Il poursuit sa divagation extravagante : « Allô la police ? On m’a volé ma voiture, elle est partie en Espagne en pièces détachées. Oh ! Docteur, vous avez changé de coupe ? J’ai été à l’hôpital psychiatrique à plusieurs reprises, tout ça parce que je croyais que les juifs me menaçaient. Je suis suivi par le KGB et les services secrets qui m’ont fait une programmation. Ça s’appelle Maison Blanche. Les Américains ont fait l’embargo à Charles de Gaulle, et ils l’ont tué. Pompidou sentait pas le coup non plus, ils l’ont tué aussi. Qui ça ? La CIA ! Les juifs pillent les banques et ça coule l’économie. Les socialistes, eux, c’est les stups, ils saisissent et revendent à des trafiquants pour ressaisir. Ensuite, les juifs profitent de saisies. » On en vient à Jésus et Moïse en qui il croit. A Jamel Debbouze, « qui s’est coupé une main pour se foutre de ma gueule ! » Aux planètes où se trouvent des « créatures très, très dangereuses ». On passe à Mitterrand qui « au lieu de faire une loi pour que les immigrés, au bout du 4e enfant, ne touchent plus d’allocs, il a fait le contraire et il en a fait de très grands mal élevés. La DST le sait ! » Maghrébin, il est membre d’une nombreuse fratrie où tous ont réussi. Sauf lui. « Quand je pense qu’un collègue l’a vu à Nemours, dans un état d’incurie totale, à la rue, complètement clochardisé et l’a déclaré tout à fait apte à la détention ! », s’exaspère Monique Jung. Mais voilà, les prisons accueillent de plus en plus de fous avec de lourds antécédents psychiatriques.
Engrenage implacable
« La prison, l’asile du XXIe siècle ? », c’était le titre d’un congrès européen il y a deux ans. « Il y avait un point d’interrogation parce que nous avions encore l’espoir », ironise Christiane de Beaurepaire, chef de service du SMPR (1). Quand elle arrive à Fresnes, il y a onze ans, elle découvre que « derrière chaque porte de cellule, il y a un suicidaire potentiel ». « Il y a des morts. On a découvert, un matin, un tas de cendres à la place d’un homme. » Au Centre national d’observation de Fresnes, où défilent pendant six semaines les condamnés à de longues peines en attente d’affectation vers d’autres prisons, elle comprend qu’elle a devant elle un formidable sujet d’études. « La représentation des longues peines en France, 500 à 600 par an. »
En 1999, avec trois collègues, elle débute une vaste observation des troubles psychiatriques des détenus, de leurs antécédents familiaux, de leur vie. Deux ans plus tard, elle élabore un protocole de recherche qui débouchera après bien des méandres sur une étude accablante publiée récemment (Libération du 2 décembre), qui montre que 14 % des prisonniers souffrent de psychoses schizophrénie ou paranoïa , 40 % de dépression et 33 % d’anxiété généralisée. « Cela met en cause le système public des soins psychiatriques », accuse-t-elle. Elle décrit l’engrenage implacable. La fermeture, en dix ans, de 50 000 lits en psychiatrie, les carences de recrutement et les économies ont entraîné des réductions draconiennes de durée de séjour. « Or, ce qui compte en psychiatrie, c’est le temps. On n’est pas fou trois ou quinze jours, il faut du temps, des mois, des années parfois, pour soigner un grand malade. Pour ensuite, par paliers, le rendre autonome. Or, aujourd’hui, les "bons services" sont ceux qui gardent les gens moins de quinze jours. On les fait sortir, et après ? » Après ? Les structures d’accueil manquent cruellement. Et « dehors », souvent, c’est la rue « pour des gens vulnérables, sans support familial, sans travail, sans soutien aucun ». Des malades dont Christiane de Beaurepaire a observé qu’ils ont pour la plupart et infiniment plus que la moyenne vécu des violences familiales, enduré la mort de proches et qu’ils souffrent de troubles psychiatriques associés à des addictions. « Quand c’est l’alcool, la dangerosité est au bout. » Et au bout, donc, la prison.
Quand un expert est nommé, et ce n’est pas toujours le cas, il y a le fameux article 122-1. Pour qu’un accusé soit déclaré irresponsable, il faut que son discernement ait été « aboli » au moment de l’infraction. Dans l’immense majorité des cas, les experts penchent pour la solution plus consensuelle, dans l’air du temps, du discernement « altéré », expédiant ainsi le prévenu au tribunal. Comme beaucoup de ses confrères, Christiane de Beaurepaire veut la suppression de ce maudit article, pour en revenir à l’ancienne solution : fou ou pas fou. « Je ne connais pas de discernomètre, c’est une machine qui n’existe pas. »
Bouffée délirante
Et voilà un jeune homme au visage infiniment triste. Il raconte, avec des mots choisis, une enfance atroce. Ses deux soeurs violées par son père, les coups qui pleuvent quand le père rentre ivre. Lui qui, tout jeune, dort déjà dehors, chassé. Puis les foyers et la rue. A 13 ans, hébergé par un « monsieur ». « Je le laissais faire à contrecoeur, j’avais honte, je me sentais sale. » La dérive, l’alcool, les vols, la violence. Le rêve de venger ses soeurs. Et l’agression finale. Responsable. Quinze ans de prison. Hospitalisé à l’UPH depuis un an et demi. « Des fois, j’ai l’impression, dit-il, que le mal, c’est moi, mon double que je dois combattre. » A l’entrée, « le diagnostic était "débilité, psychopathe et simulateur" », rapporte Christiane de Beaurepaire. En dix-huit mois, les progrès sont immenses, mais il est trop tôt pour sortir.
Dans la petite salle aux fenêtres à barreaux, Christiane de Beaurepaire et Monique Jung reçoivent maintenant un Moldave, sans-papier et interdit du territoire. Il vient du grand quartier de la prison de Fresnes. « Il a mangé ses excréments, là il passe son temps à inonder le service. » Une grande flaque d’eau passe sous la porte et envahit le couloir. L’homme, un grand maigre aux cheveux bouclés, entre en haletant : « Je regarde la télé, ça se sait trop. Il veut me tuer moi et ma famille, je ne peux pas rester comme ça tranquille ! Je dois faire ma prière avec Dieu, il m’aide pour tout ! » Il veut retourner avec ses copains. Monique Jung explique : « Avec les autres Moldaves, il prie et cela chasse tous les gangsters, ce qui est essentiel. » Et ajoute : « Lundi, il n’a absolument pas dormi, c’était épouvantable ! Il a déchiqueté son matelas, ses vêtements et a tout jeté par la fenêtre, on a dû l’isoler avec une piqûre ! » Elle l’avertit : « Tant que vous inonderez le service, vous ne pourrez pas retourner en division. » Christiane de Beaurepaire se penche vers lui. Quel jour sommes-nous ? Quel mois ? Quand est-il arrivé en prison ? Oui, il est « bien repéré ». Le grand gars continue. Dieu l’a chargé d’une « mission spéciale, faire sortir de France les Algériens, Tunisiens et Marocains ». Serait-il raciste ? Oui, non, peut-être un peu. Dieu, parfois, frappe sur la table « toc, toc, toc » pour lui commander d’arrêter de boire son café. Dieu lui a demandé de ne manger que « du blanc, qui est pur, du poulet, des yaourts ». Gentiment, Christiane de Beaurepaire l’arrête : « Il s’est passé une chose extraordinaire, vous avez fait vos besoins, ce qui est normal, mais ensuite, vous les avez mangés ! »
« Je m’excuse beaucoup, mais j’ai juste mangé le blanc de la merde. »
Verdict : « franchement malade, entre état confusionnel et bouffée délirante ». Et comme sur lui, s’inquiète Monique Jung, « aucun traitement ne marche », il va passer un scanner au cas où il y aurait en plus une cause neurologique. Une arrestation musclée lui a valu fractures de côtes et pneumothorax. Quelques mois auparavant, une agression lui avait causé un trauma crânien et cinq jours de coma. Lors du jugement, lui n’a vu aucun expert.
[1] L’UPH dépend du SMPR (Service médico-psychologique régional) de Fresnes, où sont hospitalisés 200 détenus atteints de troubles psychiatriques.