Depuis 2002, la France est engagée dans une véritable « frénésie sécuritaire », qui n’a fait que s’aggraver depuis l’élection présidentielle de 2007. Dans un livre publié ces jours-ci, La frénésie sécuritaire sous la direction de Laurent Mucchielli, différents spécialistes reconnus dans leurs domaines, décryptent les facettes de cette frénésie, ses origines idéologiques et sa mise en scène médiatique. Vous trouverez ci-dessous une présentation de cet ouvrage.
Avec l’autorisation de l’éditeur, nous reprenons ici l’article de Marc Heilmann, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, consacré à la vidéosurveillance.
La vidéosurveillance désigne le système conçu pour surveiller à distance un espace déterminé à l’aide de caméras. Toutes sortes d’équipements sont disponibles : caméra fixe, pivotante, miniaturisée, munie d’un zoom ou d’un intensificateur de lumière, etc. Les configurations techniques peuvent prendre les formes les plus diverses, de la caméra unique reliée à un moniteur et un magnétoscope, au poste de commande vidéo capable de visualiser les images de plusieurs dizaines de caméras
différentes, voire, pour les habitants de résidences dites « sécurisées », les ressources de la domotique pour relier des caméras aux téléviseurs domestiques.
La technologie a évolué ces dix dernières années, en particulier avec le passage de l’analogique au numérique qui a permis d’étendre les capacités de stockage et de traitement des images collectées. De
même, les interventions et les discours politiques sur le sujet ont connu une évolution notable. Dans les années 1990, le gouvernement s’est contenté de faire adopter des normes juridiques destinées à
encadrer le développement des systèmes dans les espaces urbains. Son action s’est traduite par la mise en place de commissions départementales chargées de veiller au respect de la réglementation élaborée par les services du ministère de l’Intérieur [1]. Par ailleurs, il a assuré la promotion d’une doctrine criminologique conçue par des auteurs anglo-saxons, la « prévention situationnelle » qui vise non plus
à agir sur le délinquant potentiel mais à réduire les occasions de délits. Cette doctrine détrône rapidement les objectifs traditionnels de la prévention sociale et place de facto les technologies sécuritaires au coeur des opérations d’aménagements urbains et résidentiels : techniques pour augmenter l’effort requis par le délinquant (verrous, clôtures, etc.), techniques pour augmenter les risques pris par le délinquant (alarmes, vidéosurveillance, etc.), techniques pour réduire les bénéfices escomptés (marquages des biens, etc.) [2]. Et, comme on pouvait s’y attendre, le marché des technologies de sécurité devient rapidement florissant, en particulier celui de la vidéosurveillance dont
le chiffre d’affaires passe de 224,4 millions d’euros en 1993 à 490,3 millions en 2003 (+ 118 %).
Fait remarquable, jusqu’à la fin des années 1990, cet engouement pour la vidéosurveillance ne touche pas les collectivités locales. Seule une soixantaine d’entre elles y ont recours pour surveiller la voie publique. Autrement dit, dans leur immense majorité, les gestionnaires des dispositifs utilisent ces équipements dans des espaces privés (centres commerciaux, banques, entreprises, résidences, etc.) pour travailler au service des clients qui les emploient ou tout simplement défendre leurs propres intérêts.
Avec l’installation durable de la droite au pouvoir, et après les attentats du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme fait une entrée en force dans la rhétorique sécuritaire officielle et la vidéosurveillance est rapidement assimilée à une « machine à tout faire » : prévenir les risques d’attentats et les désordres urbains, dissuader toute présence indésirable, identifier les terroristes et les délinquants, superviser l’action des agents de l’ordre sur le terrain, rassurer les populations, etc. Et,
cette fois, les collectivités territoriales ne sont pas en reste. Par conviction, simple mimétisme ou manque d’imagination, elles investissent massivement dans ces dispositifs techniques. Les communes qui filment la voie publique étaient 60 fin 1999, plus de 600 fin 2006, soit une augmentation de 1 000 % en moins d’une décennie. En outre, les régions et les départements soutiennent financièrement des projets d’équipement, notamment dans les transports et les établissements
scolaires. Ainsi, la région Île-de-France qui a déjà consacré à la vidéosurveillance 30 % du budget alloué à la sécurisation des transports en commun de 1998 à 2002, y consacrera plus de 70 % de 2003 à 2007.
Des arguments tronqués
L’accroissement continu de moyens techniques de surveillance peut-il tenir lieu de politique en matière de sécurité ? La réponse se trouve déjà en partie dans les déclarations officielles qui ont émaillé l’agenda médiatique en 2007 dans la mesure où elles révèlent l’incohérence profonde du plan élaboré par le ministère et sa fascination inconsidérée pour les caméras de surveillance.
Le 8 juillet, le nouveau Président de la République Nicolas Sarkozy déclare dans un entretien au Journal du dimanche qu’il a demandé au ministère de l’Intérieur « de réfléchir à un vaste plan d’installation de
caméras dans nos réseaux de transports en commun » pour combattre la menace terroriste. Le 26 juillet, la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie annonce sa décision de « tripler », « le plus rapidement possible », les capacités de vidéosurveillance existant en France afin « de protéger les Français contre le risque terroriste et un certain nombre de risques de violences ». Pour « couvrir le plus large territoire possible », précise-t-elle, il est indispensable d’oeuvrer à une « meilleure mise en
réseau » des différents dispositifs en place, en citant notamment les équipements de la RATP, la SNCF, des collectivités publiques et des grands magasins. Le 9 novembre, la ministre précise ses objectifs lors d’une allocution officielle. « Mon ambition est à la fois quantitative et qualitative. Au plan quantitatif, je veux tripler en deux ans le nombre de caméras sur la voie publique, afin de passer de 20 000 à 60 000. Au plan qualitatif, je souhaite des installations modernes, avec la possibilité pour
les policiers d’accéder aux images des municipalités et des grands gestionnaires d’espaces publics : transports, centres commerciaux, enceintes sportives… » Au préalable, la ministre a pris soin d’expliciter les sources de sa motivation : « L’efficacité de la vidéosurveillance pour améliorer de façon significative la sécurité quotidienne n’est plus à démontrer. Des expériences étrangères l’ont largement prouvée, notamment au Royaume-Uni avec l’élucidation de meurtres d’enfants et de crimes terroristes. Des expériences locales le montrent quotidiennement. Or force est de constater que notre pays a pris du retard. (…) On évalue à 340 000 les caméras autorisées dans le cadre de la loi de 1995, dont seulement 20 000 sur la voie publique. »
La France a-t-elle pris du retard ? Si l’on s’en tient aux systèmes déclarés en préfecture dans le cadre de la loi de 1995, c’est-à-dire aux dispositifs installés sur la voie publique et dans des « lieux privés ouverts au public » (commerces, enceintes sportives, etc.), on pourrait presque se laisser convaincre.
De 1997 jusqu’à fin 2006, les préfectures ont accordé près de 78 000 autorisations pour l’installation de systèmes de vidéosurveillance – ce qui représente plus de 340 000 caméras [3]. Mais si l’on porte attention à la réalité des installations, que le ministère feint d’ignorer, les chiffres donnent plutôt le vertige : 400 000 systèmes de vidéosurveillance sont installés aujourd’hui en France, soit 2 à 3 millions de caméras. En effet, les autorisations préfectorales ne concernent qu’une partie des systèmes, l’autre étant constituée par les équipements installés dans les entreprises, établissements scolaires, lieux d’habitation individuelle ou collective… qui n’entrent pas dans le champ d’application de la loi et ne
sont donc pas recensés par l’administration. Pour autant, ces installations concernent bien la « sécurité quotidienne » des personnes qui vivent dans ces lieux ou les fréquentent chaque jour pour y travailler,
aller et venir ou étudier – vie quotidienne qui n’est pas faite que « de meurtres d’enfants et de crimes terroristes » comme le laisse entendre la ministre. Ainsi, au regard du nombre de dispositifs déjà en
place, l’argument d’un déficit de caméras pour justifier de nouveaux investissements paraît fallacieux. Sauf à considérer le but avoué du ministère : convaincre les agences privées de sécurité et les
municipalités d’étendre et/ou de moderniser leurs dispositifs techniques afin d’accroître l’efficacité de la police nationale confrontée à de très médiocres performances dans ses missions de prévention de
l’insécurité urbaine.
Protéger les Français contre le risque terroriste ? Là encore, on pourrait se laisser convaincre par l’argument si la vidéosurveillance avait déjà apporté la preuve de son efficacité. Les attentats répétés contre des bâtiments publics (gendarmerie, perception, etc.) en Corse, pourtant équipés de caméras de surveillance, semblent plutôt indiquer le contraire. Commandé en août 2005 par le ministère de l’intérieur pour étudier l’impact de vidéosurveillance dans la lutte contre le terrorisme en France, un rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) est d’ailleurs venu confirmer ce que l’on savait déjà : « La lutte contre le terrorisme ne doit pas être un simple alibi pour équiper des secteurs
entiers de l’environnement quotidien, sans réflexion approfondie sur l’utilité du dispositif. Dans cette réflexion, aucune question ne doit être éludée, en particulier celle de la contribution réelle de la
vidéosurveillance à la prévention des actes terroristes. L’utilité des enregistrements vidéo aux fins d’enquête, lorsqu’un acte a été commis, est établie. (…) On voit moins nettement comment la simple
présence de caméras peut empêcher d’agir un groupe de terroristes déterminés et prêts à mourir eux-mêmes. Au demeurant, si l’on a vanté la capacité des britanniques à disposer rapidement des images du commando terroriste [à Londres en juillet 2005], on a aussi remarqué qu’hélas, la vidéosurveillance n’avait pas empêché les terroristes d’agir
[4]. »
Qui plus est, s’agissant de l’utilité des enregistrements à des fins d’enquête, il faut souligner ici que les réussites, très médiatisées, sont rares car la tâche est immense et fastidieuse. En effet, une caméra saisit
tout ce qui entre dans son champ de vision, sans égard à une cause précise, et la collecte est prolifique : un appareil traitant 25 images par seconde, c’est-à-dire plus de 2 millions d’images en 24 heures, dans un espace qui compte une vingtaine de caméras, un système capture plusieurs dizaines de millions d’images au cours d’une journée ! Il en résulte que la visualisation apporte toujours des informations excédentaires au regard de la finalité du dispositif. Ce qui, dans la pratique, soulève de sérieux problèmes aux enquêteurs ou aux opérateurs en poste devant leurs écrans. Mike McCahill et
Clive Norris rapportent par exemple l’expérience de la police britannique en quête de l’auteur de plusieurs attentats à la bombe à Londres en avril 1999 : près de 1 100 vidéos, contenant plus de 25 000 heures d’enregistrement, ont été visionnées par une cinquantaine d’agents mobilisés pendant dix jours, avant de parvenir à identifier l’auteur de ces actes criminels [5].
Peut-on prétendre « lutter contre le risque terroriste » grâce à la vidéosurveillance et vouloir en même temps « couvrir le plus large territoire possible » ? La ministre de l’Intérieur l’affirme avec beaucoup
d’aplomb… alors même que ses conseillers les plus proches écrivent clairement le contraire. Une fois encore, la lecture du rapport de l’IGA est fort instructive : « Une politique d’équipement généralisé n’est pas l’orientation souhaitable pour les années à venir ; une définition de secteurs prioritaires est plus conforme à l’ordre juridique, aux contraintes financières et aux besoins opérationnels. (…) Tout d’abord, dans le cadre de notre organisation juridique, un équipement généralisé n’est pas souhaitable pour le bon exercice des libertés publiques. Financièrement, ce serait une solution extrêmement coûteuse, contraire au bon usage des deniers publics, qui peuvent être mobilisés contre le terrorisme
par d’autres canaux, notamment par le renseignement. D’un point de vue opérationnel, la stratégie policière antiterroriste ne sortirait pas automatiquement renforcée d’une couverture très large du territoire. Trop d’images caméras tuent sinon les images, du moins la possibilité d’exploiter de façon intelligible un flux d’images surabondant [6]. » L’auteur du rapport conclut logiquement en appelant à une hiérarchisation des priorités et à un usage raisonné des systèmes de façon à cibler des espaces précis. Force est de constater qu’il n’a pas été entendu. Or, cette exigence dépasse largement le cadre de la lutte contre la menace terroriste comme le montrent les études menées par des chercheurs britanniques depuis une quinzaine d’années.
La nécessité de faire des choix
C’est en effet en Grande-Bretagne que des chercheurs professionnels ont élaboré des méthodes d’évaluation des dispositifs de vidéosurveillance et réalisé de nombreuses enquêtes sur le terrain [7]. Ces études présentent un intérêt majeur dans la mesure où quasiment aucune recherche de ce type n’a été conduite en France [8]. Or, tous les auteurs s’accordent à souligner qu’il ne suffit pas de greffer des caméras dans les espaces urbains pour prévenir la délinquance. Pour quelles raisons ? Elles sont multiples mais on en retiendra surtout deux ici.
D’abord, parce que bon nombre de comportements sont imprévisibles. C’est le cas, par exemple, des comportements de nature impulsive (personnes violentes ou agressives). La présence de caméras n’a
jamais dissuadé des jeunes gens ivres de se battre à la sortie d’un bar alors que leur « honneur » est en jeu. D’autres comportements sont indétectables par un opérateur vidéo placé devant un mur d’écrans.
C’est le cas notamment de l’action planifiée de délinquants « professionnels » (comme les pickpockets) qui ont pris en compte depuis fort longtemps l’existence de dispositifs d’alarme et/ou de détection.
Ensuite, pour user d’une métaphore technicienne, il faut admettre que les propriétés intrinsèques de la vidéosurveillance sont fort éloignées de celles d’un missile balistique autoguidé. A vrai dire, on pourrait plutôt ranger la vidéosurveillance dans la catégorie des machines à laver : plusieurs programmes sont disponibles mais son propriétaire ne peut lancer qu’un seul programme à la fois. En effet, si la vidéosurveillance peut soutenir plusieurs types d’activités (prévention de certains
comportements, aide au déploiement des patrouilles sur le terrain, assistance pour la constitution de preuve, traitement du sentiment d’insécurité de la population, etc.), il est inconcevable qu’un même
système puisse servir durablement tous ces objectifs en même temps, avec la même intensité et avec les mêmes opérateurs placés aux commandes [9].
Les marchands de biens de sécurité ont tout intérêt à entretenir l’idée que la vidéosurveillance est une « machine à tout faire » pour faciliter la mobilisation des bailleurs de fonds potentiels autour de projets
d’équipement. Mais cette confusion des genres a des effets plutôt désastreux une fois les caméras en place. Les opérateurs se retrouvent finalement seuls, contraints de discriminer jour après jour des
personnes et des événements, pour définir un ordre de priorité et faire le choix d’une pondération entre des principes d’action définis par les agences privées ou municipales qui les emploient, mais aussi par les policiers avec lesquels ils travaillent quotidiennement, et les autorités publiques qui ont financé les équipements [10]. Ceci ne veut pas dire que la vidéosurveillance n’est d’aucune utilité dans la gestion des désordres urbains, mais que des objectifs précis et réalistes doivent être définis et les efforts engagés ciblés, pour obtenir des résultats significatifs.
Ainsi, après avoir étudié treize sites différents (centres urbains, quartiers d’habitation, parkings, etc.), M. Gill et A. Spriggs observent que « l’installation d’un grand nombre de caméras ne produit pas des
bénéfices supplémentaires ; le nombre de caméras est moins important que leur emplacement qui doit résulter d’un choix stratégique, de façon à visionner un espace le plus large possible mais toujours
ciblé. » [11] Dans le même sens, une enquête menée dans le métro de Montréal qui conclut à un échec du programme d’équipement, souligne que c’est moins la qualité (ou le nombre) des caméras qui est
déterminant dans un espace aussi vaste, que leur distribution : « Les caméras ont été saupoudrées dans 13 stations de métro. Et dans chaque station de métro, la distribution des caméras s’est faite de
manière largement indépendante de la topographie réelle de la criminalité. Il aurait été plus efficace de concentrer les ressources dans moins de stations mais cibler celles qui manifestaient clairement un
niveau de criminalité préoccupant [12]. » Cela suppose encore une fois qu’une analyse des problèmes à traiter et une définition précise des objectifs à atteindre soient établies avant le déploiement des équipements.
L’absence cruelle d’analyses rigoureuses
Pour expliquer l’efficacité limitée de la vidéosurveillance dans la révention des délinquances urbaines, M. Gill et A. Spriggs soulignent également les défaillances du cadre institutionnel qui a servi au développement des systèmes en Grande-Bretagne. Les programmes de subventions (CCTV Challenge Competition, Crime Reduction Programme et autres) ont encouragé les villes à s’équiper sans avoir à dresser un véritable diagnostic de la situation et à justifier leurs besoins. « De façon générale, soulignent-ils, la vidéosurveillance est perçue comme une fin en soi. Les porteurs de projet et ont une telle foi dans l’efficacité du système qu’ils ne jugent même pas nécessaire de justifier son installation. »
Si la foi (béate, sincère ou feinte) dans la puissance de la technique est une croyance bien partagée des deux côtés de la Manche, elle est d’autant plus grande du côté français que les évaluations critiques et
documentées font singulièrement défaut. Cette absence est d’autant plus regrettable que leur déploiement sur les territoires urbains constitue potentiellement une atteinte à des libertés fondamentales et fait appel à l’argent des contribuables qui pourraient légitimement exiger que la
pertinence d’un équipement coûteux soit questionnée de façon périodique. La pratique est aujourd’hui courante pour des équipements sanitaires, sociaux ou éducatifs, pourquoi ne le serait-elle pas pour des
équipements de sécurité ?
En amont, concernant la réflexion sur l’adéquation entre l’outil, son coût et les réponses apportées à la population, les collectivités publiques qui financent tout ou partie des systèmes ne se montrent pas plus exigeantes qu’en Grande-Bretagne. La situation est décrite sur un ton plutôt désabusé dans le rapport de l’IGA (p. 8) : « Le plus souvent, le réseau [des caméras installées] est faible dans sa conception et manque de vision stratégique. (…) Tout se passe comme si l’installation de caméras avait pour but principal de donner une réponse visible à des protestations ; elle permet au maître d’ouvrage de communiquer sur les moyens mis en oeuvre ou les résultats obtenus à très court terme,
sans analyse d’ensemble du problème posé et de la réponse apportée. L’inauguration d’un réseau de trente caméras couvrant un quartier agité, puis du mur d’images devant lequel se relaie un contingent
d’opérateurs plus ou moins fourni et compétent, tient lieu de politique de sécurité avant-gardiste [13]. » Bref, la situation est désastreuse. Mais l’auteur du rapport se garde bien d’en expliciter les causes.
Pour conclure
En réalité, cette situation tient d’abord au rôle joué par les consultants et autres experts autoproclamés, omniprésents sur le marché de la sécurité. En produisant des analyses simplistes qui confortent les convictions ou les représentations de leur commanditaire, l’action publique est polluée par l’intervention de ces marchands de services et de biens, plus intéressés par l’essor de leur business lucratif que par la promotion de l’intérêt général [14]. Elle tient ensuite à l’attitude des élus qui montrent peu d’entrain pour élargir le cercle des acteurs susceptibles d’apporter une contribution à la construction de savoirs sur la ville et ses désordres, et à l’élaboration de propositions qui prennent en compte les intérêts de tous les habitants. L’installation d’un système de vidéosurveillance est discutée dans des enceintes où la réflexion sur les moyens de lutter contre la délinquance est conduite de façon quasi exclusive par les administrations régaliennes (justice, police et gendarmerie). Ce qui laisse peu de place à une réflexion critique sur leur propre fonctionnement, la pertinence des moyens à mobiliser et
les modalités d’évaluation des actions engagées sur le terrain. Les élus locaux y trouvent sans doute un avantage car ils peuvent démontrer à leurs électeurs qu’ils ne sont pas restés inactifs, et espérer se voir
attribuer des moyens techniques supplémentaires. Pour autant, cette posture a montré ses effets délétères, en particulier dans les quartiers de relégation où le sentiment d’abandon n’a jamais été aussi fort.
Elle tient enfin à cette croyance irraisonnée que l’usage de la technologie est nécessairement une source de progrès dans la gestion des affaires humaines. Qu’une innovation technique soit accompagnée par des discours utopiques ou idéologiques sur les bouleversements qu’elle est supposée engendrer dans la société, n’est pas surprenant en soi
[15]. C’était le cas hier avec la télématique, la microinformatique ou le réseau internet. C’est le cas aujourd’hui avec la vidéosurveillance qui est portée par des discours du même type (idéal de transparence, omnipotence des dispositifs, nécessaire renoncement à la protection de la vie privée, etc.).
En revanche, il est beaucoup plus surprenant de constater la permanence de ces discours dans le
temps, alors même que, passée à l’épreuve de la réalité, la vidéosurveillance a montré clairement ses
limites en matière de sécurité publique. A tel point que des élus, avec beaucoup de discrétion,
reconnaissent aujourd’hui qu’il est nécessaire d’employer ces dispositifs à de nouveaux usages – parmi
d’autres, on peut citer « la localisation de personnes sans-abri » (sic) et « l’assistance aux services de
voirie » – afin d’amortir le coût des investissements… et de ne pas perdre la face. Pour autant, on peut
toujours se demander : le mirage technologique est-il en passe de prendre fin ?
La frénésie sécuritaire
sous la direction de Laurent MUCCHIELLI
éd La Découverte, Collection : Sur le vif, mars 2008, ISBN : 978-2-7071-5432-3, 10 €.
Les années 1997-2002 furent celles du « tournant sécuritaire », marqué par la surenchère électorale sur le thème de l’insécurité. Mais, depuis 2002, la France est engagée dans une véritable « frénésie sécuritaire », qui n’a fait que s’aggraver depuis l’élection présidentielle de 2007.
Chasse aux étrangers sans papiers, internement prolongé d’adultes et d’enfants en zones de rétention, multiplication des infractions et des sanctions, remise en cause de la justice des mineurs, atteinte à certaines libertés au nom de la lutte antiterroriste, pression croissante du pouvoir politique sur les magistrats, explosion de la population carcérale, mais aussi abandon de la police de proximité, recours croissant au fichage, à la vidéosurveillance et à la biométrie, montée en puissance des technologies et des doctrines d’origine militaire.Les auteurs de ce livre, spécialistes reconnus dans leurs domaines, décryptent les facettes de cette frénésie, ses origines idéologiques et sa mise en scène médiatique. À partir de leurs recherches, études et enquêtes, ils montrent qu’elle ne répond pas à la demande de sécurité des populations et alertent sur l’avènement possible d’une nouvelle « société sécuritaire ».
Introduction, par Laurent Mucchielli
- Cinq ans de frénésie pénale, par Jean Danet
- Un populisme pénal contre la protection des mineurs, par Christine Lazerges
- De la frénésie de sécurité à la surpénalisation : la justice sous pression, par Philippe Milburn
- La nouvelle inflation carcérale, par Bruno Aubusson de Carvalay
- Politique d’immigration : un laboratoire de la frénésie sécuritaire, par Serge Slama
- Policie de la proximité au maintien de l’ordre généralisé ?, par Christian Mouhanna
- La guerre à l’intérieur : la militarisation du contrôle des quartiers populaires, par Mathieu Rigouste
- Faire du chiffre : le « nouveau management de la sécurité », par Laurent Mucchielli
- La vidéosurveillance, un mirage technologique et politique, par Eric Heilmann
- La biométrie : usages policiers et fantasmes technologiques, par Pierre Piazza.
[1] Cf. le décret du 17 octobre 1996 relatif à la vidéosurveillance pris en application de la loi du 21 janvier 1995 relative à la sécurité.
[2] Cf. notamment R. CLARKE, « Les technologies de la prévention situationnelle », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 1995, 21,
p. 101-113.
[3] Source : Ministère de l’intérieur, Rapport faisant état de l’activité des commissions départementales, 2007, DLPAJ, non publié, p. 6.
[4] Ph. MELCHIOR (sous la dir.), La surveillance et la lutte contre le terrorisme, Note de synthèse (non publiée), IGA, 2005, p.14.
[5] M. McCAHILL & Cl. NORRIS, CCTV in London, 2002, Working Paper n°6, Programme de recherche européen « Urban Eye » (en ligne sur le site du même nom).
[6] Ph. MELCHIOR (sous la dir.), La vidéosurveillance et la lutte contre le terrorisme, op. cit., p. 12.
[7] Pour une synthèse de ces travaux, E. HEILMANN, « La vidéosurveillance, une réponse à la criminalité ? », Criminologie, 2003, 1, p. 89-102.
[8] Seule exception notable : S. MARIOTTE (dir.), Evaluation de l’impact de la vidéosurveillance sur la sécurisation des transports en commun en Région Ile-de-France, Rapport final, IAURIF, 2004.
[9] A l’exception de la surveillance des parkings où la nature des lieux (clos et non étendus) facilite le travail des opérateurs qui ont pour objectif unique de protéger les véhicules.
[10] Cf. C. NORRIS, G. ARMSTRONG, The Maximum Surveillance Society. The Rise of CCTV, Oxford, Berg, 1999.
[11] M. GILL M. & A. SPRIGGS, Assessing the impact of CCTV, Home Office Research Study n°292, 2005, Londres (en ligne sur le site du Home Office).
[12] P. TREMBLAY, R. GRANDMAISON, « Evaluation des effets de la télésurveillance sur la criminalité commise dans 13 stations du métro de Montréal », Criminologie, 1997, 30, p. 93-110.
[13] Ph. MELCHIOR (sous la dir.), La vidéosurveillance et la lutte contre le terrorisme, op. cit., p. 8
[14] Sur le rôle de ces experts, voir L. MUCCHIELLI, « L’expertise policière de la “violence urbaine” », Déviance et société, 2000, 4, p. 351-376, et le documentaire éclairant de R. VARGAS, Marchands de sécurité, Arte prod. (2002).
[15] Cf. notamment P. FLICHY, L’innovation technique, La Découverte, 1995.