Matériels de qualité inégale, dispositifs très hétéroclites, parfois conçus en dépit du bon sens, coordination quasi inexistante avec les services de police... Un rapport d’octobre 2005 sur la vidéosurveillance urbaine jette un sérieux doute sur l’efficacité des caméras installées un peu partout dans nos villes.
Le Parisien en a rendu compte le 4 septembre 2006 dans un dossier d’Aline Gérard.
En août 2005, à la suite des attentats de Londres, le ministre de l’Intérieur demande à ses services d’évaluer les systèmes de vidéosurveillance de grandes entreprises de transports sensibles (RATP, SNCF, aéroports) et de collectivités locales. But de la mission : vérifier s’ils sont exploitables ou pas, en cas de menace ou d’attentat terroriste. Les experts de la Place Beauvau, qui auditionnent une multitude de professionnels, mènent notamment l’enquête dans sept villes : Lyon, Marseille, Strasbourg, Orléans, Chartres, Levallois-Perret, Saint-Herblain. Leur premier constat : aucune de ces villes, hormis Strasbourg, n’a songé à la menace terroriste. Second constat : une sérieuse remise en ordre s’impose.
Des villes débordées par la technique : envahies par les offres des fabricants, les communes ont bien du mal à s’y retrouver. Du coup, chacun bricole dans son coin et les solutions techniques retenues (caméra, câblage...) ne sont pas toujours adéquates. Au point que, parfois, les images sont floues, inexploitables. L’absence de normes de qualité est l’un des gros points noirs. Autre problème : le fonctionnement de certains PC sécurité. Devant le mur d’écrans, pas assez de personnel, des opérateurs mal formés et des temps de veille bien trop longs.
L’absence d’évaluation : une fois les caméras installées, les élus négligent dans 90 % des cas de vérifier quel est leur impact, notamment en matière de prévention de la délinquance. Les caméras sont-elles placées aux bons endroits ? Ils se rassurent de leur simple présence, sans chercher à optimiser leur utilisation. Seul Lyon se donne la peine d’évaluer régulièrement son système. Strasbourg l’a fait aussi, mais il y a peu.
L’insuffisance de coordination avec les services de police : visualiser un incident sur la voie publique, c’est bien, encore faut-il que le PC sécurité puisse alerter la police. Sur les 167 villes équipées de caméras en 2004, une trentaine seulement étaient équipées d’un système de « déport », permettant de basculer les images vers les services de police. C’est le cas notamment à Strasbourg, Lyon, Chartres et Saint-Herblain. Et encore, le raccordement avec le commissariat du secteur reste exceptionnel. Lyon est l’une des villes les mieux notées dans ce domaine. A Orléans, en revanche, le système a été mal conçu. Le rapport souligne aussi les réticences de certains responsables policiers face à ces techniques.
Un contrôle défaillant : ce n’est que dans un but très précis qu’une ville peut s’équiper de caméras. Mais le contrôle de la part des services de l’Etat est inexistant. Les auteurs du rapport s’étonnent que les commissions départementales de vidéosurveillance n’examinent jamais les finalités des dispositifs.
Un marché de plus d’un milliard d’euros
Entre 1 et 1,5 milliard d’euros, c’est ce que pèse aujourd’hui le marché de la vidéosurveillance en France, selon le cabinet de consultants Icade Suretis. La vidéosurveillance urbaine ne représente encore qu’une petite part du gâteau (20 %). Mais le créneau est en plein boum.
« Après les grandes agglomérations, les villes moyennes s’y mettent, » explique Eric Chalumeau, son patron. C’est un vrai casse-tête face à l’avalanche d’offres des équipementiers et des bureaux d’études.
Des prix qui quintuplent
Vinci Energies, Siemens Security Systems, Thales, Philips, Cegelec, sans oublier le grand spécialiste américain Tyco... chaque année, au salon Milipol du Bourget, les grands noms de l’industrie rivalisent de trouvailles technologiques pour « ferrer » le client : caméras « renifleuses » équipées de capteurs d’agents toxiques, appareils à ultrasons spécialement conçus pour vriller les tympans des moins de 20 ans et éviter les regroupements d’adolescents, le Français Bertier annonce même des mini-drones capables de survoler des zones sensibles et de se poser sur le rebord d’une fenêtre pour espionner l’intérieur d’un immeuble. Difficile de résister. Sauf que, très vite, bon nombre d’élus déchantent quand les factures se mettent à pleuvoir. La sécurité urbaine, cela n’est pas donné. « Ce n’est pas le matériel qui coûte le plus cher, ce sont tous les autres frais : le stockage des images, la maintenance, le personnel. Ceci, les élus ont tendance à l’oublier » souligne Eric Chalumeau. Sur le papier, le prix d’une caméra dôme anti-délinquance pivotable à 360 o fonctionnant 24 heures sur 24 est de 3 000 €. Mais rien qu’en ajoutant les frais techniques incontournables (câblage, logiciel, stockage), la facture se monte en réalité de 15 000 à 20 000 € pièce, soit 200 000 € pour l’achat de dix caméras. Et ceci sans compter la maintenance (+ 15 %). Ni les frais de personnel. Pour un PC sécurité qui emploie nuit et jour un chef et quatorze opérateurs, le budget s’élève à 450 000 € par an.
Clés
61 711 autorisations ont été délivrées par les commissions départementales de vidéosurveillance depuis leur création en 1995, dont 7 085 l’an dernier. Le ministère de l’Intérieur recense 300 685 caméras sur le territoire, dont 243 056 dans les lieux et établissements ouverts au public, 15 100 pour visionner la voie publique et 42 871 dans les transports publics.
Les départements à forte concentration urbaine sont les plus concernés : ceux de l’Ile-de-France, le Nord et le Pas-de-Calais, la Seine-Maritime, la Moselle, le Bas-Rhin, le Rhône, la Gironde, l’Isère, les Bouches-du-Rhône, la Haute-Garonne et les Alpes-Maritimes.
327 collectivités locales ont sollicité une autorisation d’installation en 2005 ; 84 en 2000 ; 104 en 2004.
La loi antiterroriste du 23 janvier 2006, en dépit des critiques de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), a ouvert de nouvelles possibilités d’installer de la vidéosurveillance « en cas de risque terroriste ». Autorités publiques et personnes morales peuvent arguer de cette menace. Les préfets peuvent imposer leur installation aux sites « sensibles » (aéroports, gares) sans avis préalable des commissions départementales. La police peut en certains cas accéder aux images hors procédure judiciaire. Source : ministère de l’Intérieur.
L’impact des caméras est faible
Un entretien avec Eric Heilmann
chercheur à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg
- Pourquoi cet attrait de la part des villes, et pour quels usages ?
Eric Heilmann. Le premier avantage, politique, consiste à montrer qu’« on fait quelque chose ». La vidéosurveillance est souvent conçue comme une « machine à tout faire » : revitaliser un centre-ville ou un quartier ; prévenir des actes délinquants ; aider à identifier un malfaiteur...
Or, le fort discours politique pour mobiliser des moyens se heurte vite à la réalité : l’impact des caméras est faible, voire inexistant, jamais durable, vite contourné et leur exploitation extrêmement coûteuse. Nombre d’études anglaises l’ont démontré. La France cède au mimétisme et à la surenchère.
- Comment évaluer le boom de la vidéosurveillance en France ?
On ne connaît pas le nombre exact de caméras dans notre pays, et pour cause. La loi de 1995 ne soumet l’installation d’un système de vidéosurveillance à autorisation que s’il concerne un lieu « public » ou « privé ouvert au public » (guichets de banque, galeries commerciales, parkings...). En dix ans, les commissions départementales chargées de rendre un avis ont enregistré plus de 60 000 déclarations. Or, ce chiffre ne comprend pas la multitude des caméras installées dans les espaces privés, soit la grande majorité du boom de la vidéosurveillance.
- La réglementation est-elle insuffisante ?
Oui, elle est inadaptée et ne garantit pas les libertés publiques. La grande majorité des équipements échappe à tout contrôle. Dans les hypermarchés, par exemple, les caméras surveillent les voyous potentiels mais aussi les salariés et les clients.
- « Big Brother » serait-il parmi nous ?
Plutôt qu’un « Big Brother », fantasme d’un pouvoir central malveillant surveillant les citoyens, il s’agit de l’émergence d’une multitude de « Little Brothers », petits et grands propriétaires qui disposent de pouvoirs considérables sans avoir à se soumettre aux règles de protection de la vie privée. Les gestionnaires de ces systèmes répondent d’abord aux intérêts de leurs clients, voire à leurs intérêts propres. La sécurité devient un bien marchand, que seuls les mieux lotis peuvent s’offrir. Et cela vaut aussi pour les municipalités.