vidéo-surveillance ou vidéo-protection ?


article de la rubrique Big Brother > vidéosurveillance
date de publication : vendredi 20 juillet 2012
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Objectif fixé par le gouvernement français : 60.000 caméras à la fin 2012. Si ce chiffre n’a aucune chance d’être atteint, force est de constater que les dispositifs de vidéosurveillance se sont multipliés ces dernières années. Mais est-ce vraiment un problème ? Ne s’agit-il pas au contraire d’une opportunité pour améliorer notre sécurité ? Telle est la vision de certains. Pour d’autres, les bénéfices ne sont pas avérés, et les effets négatifs pourraient même être dominants. Ce livre rédigé par quatre auteurs place le lecteur au coeur du débat.

A la suite du sommaire, nous reprenons en bonne feuille un extrait du chapitre Une machinerie incolore et inodore où Éric Heilmann s’interroge sur la quasi-absence d’opposition rencontrée par la mise en place du réseau de caméras de surveillance dans l’espace public, contrairement à ce qui s’était passé en 1974 face au projet Safari.


Vidéo-surveillance ou vidéo-protection ?
Anne-Cécile Douillet, Éric Heilmann, Jérôme Dallaserra, Philippe Melchior, Séverine Germain
éd. Le Muscadier, coll « Le choc des idées », 128 pages, juin 2012, 9.90 euros


S O M M A I R E

Introduction

  • Anne-Cécile Douillet – Séverine Germain : Vidéosurveillance : contexte et problématiques
    L’essor de la vidéo
    De la vidéosurveillance à la vidéoprotection
    Une politique en discussion

La confrontation

  • Éric Heilmann : La fuite en avant technologique
    La vidéosurveillance au mépris des libertés
    Le mythe de l’efficacité
    La cuisine sécuritaire : après la carotte, le bâton
    Une machinerie incolore et inodore
    Sentiment d’insécurité : hommes versus machines
  • Philippe Melchior : La vidéoprotection sert-elle à quelque chose ?
    La vidéoprotection, pour quoi faire ?
    Les conditions préalables d’efficacité
    Que coûte la vidéoprotection ?
    La vidéoprotection, un outil efficace ?
    La vidéosurveillance est-elle rentable ?
    Vers quoi allons-nous ?

Droit de réponse

  • Éric Heilmann
    De l’utilité du motoculteur… et de la vidéosurveillance
    « Oui, la vidéoprotection provoque une réduction de la délinquance »
    « Îlot Duchère : – 58 % depuis l’installation [de caméras] en 1999 »
  • Philippe Melchior
    Une vidéosurveillance « tous azimuts » ?
    « Une vidéosurveillance au mépris des libertés »
    Le préfet, juge et partie
    Le « mythe de l’efficacité »
    « La carotte et le bâton »
    « Homme versus machine »
    L’opinion des Français
    La question du fichage

Conclusion

  • Anne-Cécile Douillet – Séverine Germain
    L’utilité de la vidéosurveillance
    Efficacité et légitimité
    De nécessaires études
    Un risque pour les libertés ?

Une machinerie incolore et inodore

Parmi les arguments avancés par le gouvernement pour étendre l’installation de caméras sur le territoire, celui de l’adhésion des populations à ces opérations est régulièrement mobilisé. Il est utile de s’y arrêter afin de le questionner et d’en cerner toutes les facettes.

Un bref retour vers l’histoire permet d’abord de relever que face aux techniques mobilisées par les forces de l’ordre pour assurer la surveillance ou le contrôle de la population, celle-ci n’est pas toujours restée passive, bien au contraire. Les opérations qui ont consisté à mettre en fiches la population, à faciliter l’identification ou la localisation d’un individu, ont toujours suscité l’opposition ou la résistance des personnes visées. Trois exemples permettent d’illustrer ce phénomène à différentes époques en France.

[...]

Enfin, au XXe siècle, la genèse de la loi « informatique et libertés » apporte un autre témoignage de cette résistance à la mise en fiche. Dans un article paru en mars 1974 à la une du quotidien Le Monde, un journaliste s’inquiète des ambitions de la police dans le domaine de l’informatique [1]. D’une part, il annonce que le ministère de l’Intérieur vient de louer et d’installer dans ses locaux un gros ordinateur, l’un des plus puissants disponible sur le marché.
D’autre part, il dévoile que l’Insee a le projet de créer un Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus (Safari) qui permettrait d’interconnecter tous les fichiers détenus par une administration
publique en utilisant un identifiant unique. Le journaliste précise que le ministère de l’Intérieur, disposant désormais des moyens techniques nécessaires, souhaite « y jouer le premier rôle ». Cet article de presse va susciter un vaste
mouvement de protestation dans l’opinion (syndicats, associations, partis politiques, etc.) et contraindre le chef du gouvernement à créer une commission d’enquête. Instituée en novembre 1974, celle-ci est chargée de « proposer au gouvernement des mesures tendant à garantir que le développement de l’informatique se réalisera dans le respect de la vie privée et des libertés publiques ». Les travaux de la commission seront publiés l’année suivante et serviront de base aux débats qui s’engageront par la suite au Parlement pour aboutir en janvier 1978 à l’adoption de la loi dite « informatique et libertés ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? A-t-on jamais vu les habitants d’une ville injurier ou menacer des ouvriers installant des caméras de surveillance au coin d’une rue ? A-t-on déjà assisté à un vaste mouvement de protestation de la population pour s’opposer à un projet d’équipement de vidéosurveillance lancé par une collectivité publique ? Il faut se rendre à l’évidence : la réponse est négative. Trente ans après le projet Safari, le plan d’équipement du gouvernement qui encourage l’interconnexion des systèmes publics de vidéosurveillance n’a pas suscité lamoindre réaction parmi les élites politiques (partis, syndicats ou autres).

À l’exception de quelques minorités militantes bien informées, comme la Ligue des droits de l’homme ou le collectif Souriez, vous êtes filmés, l’opposition à la présence de caméras de surveillance dans l’espace public est quasiment
inexistante. Le déploiement de ces dispositifs semble plutôt soutenu par la population ou la laisse indifférente, une indifférence qui s’exprime notamment dans cette formule fameuse : « les caméras ne m’inquiètent pas car je n’ai rien
à me reprocher ».

Comment expliquer ce phénomène ? Plusieurs motifs ont été avancés : le sentiment d’insécurité de la population, la communication politique efficace du gouvernement, l’influence croissante des marchands de biens de sécurité
rompus aux techniques du marketing. On y ajoutera ici un autre qui tient à la nature même d’un dispositif de vidéosurveillance : l’usage de ces systèmes qui place l’image au coeur des procédures de surveillance marque une rupture
radicale avec les pratiques classiques de fichage.

Il faut le rappeler, la mise en fiche n’est jamais exhaustive mais toujours ciblée : elle vise des catégories de population précises (criminels, voyous, dealers, prostituées, opposants politiques, etc.). La formule utilisée par la police après un incident pour désigner son auteur présumé – « l’individu était connu des services de police » – témoigne bien de la fonction d’étiquetage jouée, encore aujourd’hui, par l’écriture policière : le simple fait d’être fiché suffit à éveiller
les soupçons ou à renforcer les convictions.

Avec la vidéosurveillance, rien de tel. Si elle était un gaz, elle serait carbonique : incolore et inodore. Sur la voie publique, le dispositif présente en effet une double caractéristique : toutes les personnes qui entrent dans le champ de vision des caméras sont filmées et en même temps, l’enregistrement est réalisé sans qu’aucune contrainte ne soit exercée sur les personnes. Il en résulte
que la présence de ce dispositif n’affecte pas l’identité personnelle et sociale des individus filmés. D’une certaine façon, on peut même considérer qu’elle est rendue insaisissable à l’appareil policier par la mise en oeuvre du dispositif.

Ainsi, un même individu, qui peut revêtir un statut social différent selon ses activités au cours d’une journée, sera tour à tour perçu comme un promeneur, consommateur, voyageur ou spectateur. Un individu caméléon qui échappe à toute catégorisation policière préétablie. Alors que la fiche de police consigne le passé et préjuge d’un avenir criminel – l’individu est traité comme un récidiviste
en puissance –, l’image vidéo capture le présent en repoussant toutes considérations sur son identité à des constatations ultérieures.

Une autre caractéristique de la vidéosurveillance est son incroyable plasticité. Elle est susceptible d’intégrer tous les lieux, tous les territoires de la ville pour capter des images de ceux qui les occupent ou les fréquentent. Toutes les fonctions sociales (logement, éducation, commerce, santé, travail, etc.) sont concernées par l’exploitation des images produites par la vidéosurveillance. Et l’offre sur le marché des équipements et des services est pléthorique : caméra fixe, pivotante, analogique, numérique, miniaturisée, munie d’un zoom ou d’un intensificateur de lumière, etc. Les configurations techniques peuvent prendre les formes les plus diverses, de la caméra unique reliée à un ordinateur, au PC
vidéo capable de visualiser les images de plusieurs dizaines de caméras différentes. Cette panoplie quasi illimitée d’usages – qui va de la surveillance des réacteurs d’une centrale nucléaire à celle de la cage d’escalier dans un habitat collectif – a conduit à une banalisation de la technique et surtout à sa diffusion en dehors du cercle habituel des agences (publiques ou privées) en charge du maintien de l’ordre, à tel point que sa finalité première – éminemment sécuritaire – a fini par se diluer parmi d’autres (assistance visuelle, gestion des flux, aide à la décision, etc.).

Cette évolution est particulièrement tangible dans les discours des collectivités locales qui jugent parfois utile de justifier les investissements engagés pour s’équiper. À la fin des années 1990, la diffusion des systèmes est portée par un argumentaire qui met l’accent sur les vertus préventives de la vidéosurveillance dans la lutte contre la délinquance, à l’exclusion de toutes autres finalités ; à partir des années 2004-2005, cet argumentaire s’enrichit de références à la lutte contre le terrorisme, en s’appuyant avec insistance sur l’expérience britannique ; depuis peu, il s’est étoffé pour mettre en avant les vertus sanitaires des équipements (signaler et porter secours aux personnes victimes
d’un malaise dans la rue) ou encore l’assistance apportée aux services de la voirie (signaler la présence d’objets qui encombrent ou obstruent les rues). Ainsi, en moins d’une décennie, la gamme des services rendus à la collectivité
n’a cessé de s’étendre. On peut y voir le fruit d’habiles manoeuvres politiques et commerciales, à juste titre… La réalité des pratiques montre aussi que les exploitants savent faire preuve d’imagination pour réinventer des usages afin
de maximiser l’exploitation de leurs équipements.

Éric Heilmann


Notes

[1P. Boucher, « Safari ou la chasse aux Français », in Le Monde, 21 mars 1974.


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