poursuivre ou ne pas poursuivre un individu qui s’écrie « Sarkozy, je te ... » ?


article de la rubrique justice - police > police
date de publication : vendredi 22 mai 2009
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Le 19 mai dernier à Marseille, un tribunal de police se penchait sur le cas d’un professeur de philosophie, qui, assistant à un contrôle d’identité dans la gare Saint-Charles, en février 2008, s’était écrié par deux fois : « Sarkozy, je te vois ! ». Cela avait déclenché l’hilarité des autres voyageurs... et lui valut d’être poursuivi pour “tapage injurieux diurne”. Le
ministère public a requis une amende de 100 € – la décision de la justice sera connue en juillet.

Le nombre de faits d’outrage à dépositaire de l’autorité publique a beaucoup augmenté ces dernières années, passant de 17 700 en 1996, à 28 823 en 2003 et à 31 726 en 2008. Nicolas Sarkozy y a contribué en engageant lui-même des poursuites. Les parquets ont, à de nombreuses reprises, poursuivi et fait condamner des personnes ayant injurié le chef de l’Etat lors de ses déplacements – on n’a pas oublié le « casse-toi, pov’ con ! ».

Peut-être surpris par l’ampleur de la polémique suscitée par l’affaire de la gare Saint Charles, Luc Chatel a déclaré à la sortie du Conseil des ministres du 20 mai : « J’ai le sentiment que l’on a plutôt affaire à un malheureux excès de zèle qu’à autre chose.  » Le ministre faisait sans doute allusion au dilemme auquel de zélés fonctionnaires de police se trouvent trop fréquemment confrontés : « poursuivre ou ne pas poursuivre ? » pour défendre la dignité du président de la République.

On imagine sans peine les conséquences d’une telle problématique sur les relations entre les citoyens et leur police – voir le récent rapport de la commission nationale Citoyens-Justice-Police. Une solution pour améliorer l’ambiance : dépénaliser le délit d’outrage.

[Mise en ligne le 15 mai, revue et complétée le 22 mai]



Sur les quais de la gare Saint-Charles.

Crier « Sarkozy je te vois ! » en pleine gare vaut amende pour le ministère public

par Franck Johannès, Le Monde du 21 mai 2009


L’affaire était pourtant sérieuse. Patrick L. était convoqué, mardi 19 mai, devant le tribunal de police de Marseille, pour avoir braillé, en pleine gare Saint-Charles, pendant un contrôle d’identité, "Sarkozy, je te vois ! Sarkozy, je te vois !". L’insolent n’est pas venu à l’audience, il ne pouvait pas : il avait rendez-vous chez le dentiste. Le ministère public avait pourtant mûrement instruit le dossier, exhumé une jurisprudence de 1875, et entendait bien le poursuivre, quinze mois après les faits, pour "bruit et tapage injurieux diurnes troublant la tranquillité d’autrui".

Le tribunal de police juge de petites infractions, et retire d’ordinaire plus de points de permis de conduire qu’il ne soulève de points de droit. Mais, ce mardi, la salle est comble. Le président Philippe Adjissi, imperturbable, suçote sa branche de lunettes d’un air professionnel. Les faits d’ailleurs ne sont pas discutés.

Le 27 février 2008 à 17 h 50, Patrick L., 47 ans, ancien journaliste et toujours professeur de philosophie, tombe gare Saint-Charles sur deux policiers qui contrôlent des jeunes, dans un climat tendu. "Pourquoi si peu de bienveillance ?, se demande le prof, dans le témoignage écrit pour son avocat. Que puis-je faire pour apporter un peu de douceur ? J’adopte alors une posture théâtrale et je lance, en pointant l’index vers les policiers, « Sarkozy je te vois, Sarkozy je te vois ! »" Les gens rient. "J’ai sans doute l’air ridicule, mais qu’importe, les rires ont fait redescendre la tension."

Il est conduit fort courtoisement au commissariat de la gare, s’excuse "de la gêne technique occasionnée" et oublie l’incident. Un an plus tard, il est convoqué au commissariat, puis cité à comparaître. Son avocat, Philippe Vouland, a demandé, histoire de rire, de désigner un collège d’experts pour mesurer les décibels dans la gare lorsqu’on crie "Sarkozy". Il entend faire "saisir un neurologue afin que celui-ci fasse toute observation utile sur l’éventuelle différence de décibels perçus afin d’évaluer si la tranquillité publique en ce lieu en est sérieusement affectée".

Mais le ministère public ne plaisante pas. Paule-Hélène Girard est une dame sévère dont la main comme le chignon ne tremblent pas. Elle est officier de police judiciaire, et non magistrate, est en civil mais poursuit au pénal, et a, sous la main, l’arme fatale : une circulaire du ministère de la justice portant "programme national de lutte contre le bruit". Elle distingue, hors du tapage nocturne, les "bruits du voisinage", qui peuvent être "des bruits domestiques", "comme par exemple un aspirateur, explique, pédagogue, Mme Girard, ou des bruits d’activités", à ne pas confondre avec "les bruits de chantier". Les avocats, dans la salle, se regardent, inquiets.

Métier difficile

"C’est l’atteinte à la tranquillité publique qui permet de basculer du code de la santé publique au code pénal", conclut mystérieusement Mme Girard. Et elle fait état d’une main courante du commissariat qui présente le philosophe comme "un perturbateur" qui a "vociféré". "C’est dans le dossier, ça ?", l’interrompt Me Vouland. Non, elle l’a récupéré à midi, juste avant l’audience. Mais ce n’est pas tout.

Patrick L. vocifère à partir de 17 h 50, on l’interrompt à 17 h 55, c’est dans le procès-verbal. "Or, dit-elle, quand je scande "Sarkozy, je te vois, Sarkozy je te vois", ça dure à peine dix secondes. Si ça a duré cinq minutes, ce n’est donc pas deux fois qu’il l’a scandé, mais au moins soixante fois." Me Vouland la regarde, abasourdi.

Enfin, pour qu’un propos soit injurieux, il n’est pas utile qu’il ait été prononcé : Mme Girard remet un petit paquet de jurisprudence au président, souligne que le "caractère offensant de l’attitude" suffit. Satisfait de la leçon, le ministère public réclame avec indulgence une amende de 100 euros. Patrick L. en risquait 450.

Me Voulant respire un grand coup. "Il a fallu que j’attende la fin du réquisitoire pour savoir que le caractère injurieux était visé, siffle l’avocat. Depuis le début de cette affaire, je pense que votre porte de sortie, monsieur le président, c’est la nullité de la citation." "Je tiens à répéter deux choses, a-t-il plaisanté. Un, Sarkozy est innocent, deux, le métier du ministère public est extrêmement difficile." Pour le reste, "je viens de comprendre qu’on n’accusait pas mon client d’avoir perturbé la tranquillité des voyageurs, mais celle des policiers". Or, "nous sommes dans une gare internationale à une heure de pointe, on ne s’entend pas à trois mètres", et "prononcer le nom du président de la République n’est pas une injure".

Le président a pris le temps de méditer : jugement le 3 juillet.

Franck Johannès


Un rapport constate la "dégradation continue" des rapports entre police et citoyens en France

[Le Monde.fr du 14 mai 2009]


Un rapport fondé sur les conclusions d’une "commission nationale citoyens-justice-police", créée en 2002 par la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat de la magistrature (SM) et le Syndicat des avocats de France (SAF) constate une "dégradation continue des rapports entre les citoyens et leur police".

Ce "constat amer" s’explique notamment, selon le document, par "la disproportion, voire la démesure, entre les moyens nécessaires pour réaliser une interpellation et ceux qui sont réellement déployés", les "menottages quasi systématiques", les fouilles corporelles "intrusives" ou encore les "pratiques, en constante augmentation, qui consistent à placer un individu en garde aux fins manifestes d’intimidation". Des faits étayés par des témoignages contenus dans le rapport. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme, revient sur ses principaux points.

Un "élargissement" des plaintes de citoyens. Accusés de Tarnac, descentes de police dans un collège du Gers, délit de solidarité : Jean-Pierre Dubois souligne que les plaintes ne viennent plus seulement de quartiers "sensibles", mais concernent de plus en plus de citoyens :

Une "surdité" des autorités. L’Etat, la police et la justice refusent de prendre en compte les recommandations des associations ou des autorités indépendantes, que ce soit la Ligue des droits de l’homme, la Halde, la Commission nationale de déontologie de la sécurité ou encore la CNIL, souligne Jean-Pierre Dubois.

Un risque d’embrasement des banlieues. Le rapport s’interroge sur l’attitude des forces de l’ordre : s’agit-il de dérapages en augmentation ou d’une stratégie délibérée ? Pour Jean-Pierre Dubois, il faut "arrêter la militarisation de la police", et mieux former les policiers. Sans quoi, de nouvelles émeutes pourraient éclater dans les banlieues, et avoir des conséquences dramatiques.

[Propos recueillis par Hélène Bekmezian]


P.-S.

« Je suis jugé mardi pour avoir dit “Sarkozy je te vois” »

« 27 février 2008, 17h49. Je me trouve à la gare Saint-Charles de Marseille.
J’arrive au milieu d’un attroupement qui s’est formé à l’occasion d’un contrôle d’identité de deux gamins. J’aperçois autour des policiers des jeunes gens au visage tendu. Les policiers montrent des signes de nervosité.
La gare Saint-Charles est en permanence parcourue dans le cadre du plan vigigare par des militaires armés de mitraillettes qui accompagnent des policiers dans leur patrouille.
Devant cet énième contrôle d’identité, j’éprouve comme un malaise : pourquoi si peu de bienveillance ? Faire quelque chose pour apporter un peu de douceur. J’adopte alors une posture théâtrale et je lance en pointant l’index vers les policiers “ Sarkozy je te vois, Sarkozy je te vois ”. Aussitôt, un immense éclat de rire s’empare des spectateurs. Je porte un costume, une cravate et une serviette en cuir. J’ai sans doute l’air ridicule, mais qu’importe, les rires ont fait redescendre la tension... »

[La suite sur Rue89]



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