le retour du délit de lèse-majesté : l’offense au président de la République


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : mercredi 17 décembre 2008
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Le 23 octobre 2008, un homme a comparu devant le tribunal correctionnel de Laval pour offense au président de la République. Il lui était reproché d’avoir exhibé le 28 août 2008, au passage du véhicule présidentiel dans cette ville, un écriteau reprenant l’apostrophe adressée par le président à un visiteur du Salon de l’agriculture en février dernier : « Casse-toi pov’con ».

Ici se manifeste une rupture avec le passé : depuis 1975, aucun président de la République – Giscard d’Estaing, Mitterrand ou Chirac – n’avait eu recours à ce délit. A l’homme qui lui criait “mort aux cons”, De Gaulle avait répondu “vaste programme”, et Jacques Chirac avait déclaré à quelqu’un qui le traitait de “connard” : “enchanté, moi c’est Jacques Chirac”.

D’autre part, toute insulte à un représentant de l’autorité publique – du simple gendarme au président de la République – peut donner lieu à des poursuites pour délit d’outrage, un délit dont le CODEDO (COllectif pour une DEpénalisation du Délit d’Outrage) demande l’abrogation.

[Mise en ligne le 25 octobre 2008 –
l’appel à signer la pétition a été ajouté le 17 décembre 2008]

Pour en finir avec le délit d’outrage
pour en finir avec le crime de lèse-majesté
pour le respect des libertés publiques
contre les violences policières

SIGNEZ l’appel des 13 :

Pétition pour en finir avec le délit d’outrage

Cette pétition, initiée par 13 citoyens réunis au sein du CODEDO (Collectif pour une dépénalisation du délit d’outrage), sera remise le 23 février 2009 au président de la République, au ministre de la Justice et au ministre de l’Intérieur. Lancée le 15 décembre 2008, elle a déjà été signée par 400 citoyens, dont plusieurs dizaines de personnalités politiques, syndicales, artistiques, scientifiques, littéraires, sportives...

ainsi que par la Ligue des droits de l’Homme.
Hervé Eon et sa pancarte.

“Casse-toi, pauvre con !” : quatre mots à 1 000 euros

par Anne-Claire Poignard, Le Monde du 25 octobre 2008

“Casse-toi, pauvre con !” : quatre mots lâchés par Nicolas Sarkozy au Salon de l’agriculture, le 23 février. Quatre mots qui pourraient coûter cher à Hervé Eon, 56 ans, poursuivi pour offense au président de la République.

Il est 11 heures, le 28 août, lorsque M. Sarkozy arrive à Laval, où il vient défendre le revenu de solidarité active (RSA). M. Eon, militant de gauche, se rend en centre-ville à vélo pour assister à une manifestation. Apercevant un véhicule aux vitres teintées immatriculé 75, il brandit un écriteau mentionnant la formule de M. Sarkozy. M. Eon est immédiatement mis à terre par deux policiers. Le parquet décide de déclencher des poursuites. [...]

Interrogé par le président du tribunal, Patrice Douchy, M. Eon s’est défendu : "Je ne suis pas un voyou. Je n’ai pas voulu insulter directement le président. Cette phrase était destinée à qui voulait bien la prendre pour lui." "Faux, a rétorqué le procureur, Alex Perrin. On voit clairement à qui se rattache la mention, qui n’exprime d’ailleurs ni une opinion ni une conviction, mais qui injurie." Selon le représentant du ministère public, le comportement de M. Eon, déjà poursuivi pour des actes de fauchage volontaire, tombe sous le joug de l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 réprimant l’offense à la fonction présidentielle. Il a requis 1 000 euros d’amende.

Trois pages de procès-verbal

Côté défense, on essayait de comprendre. "Je dois avouer, monsieur le président, que lorsque j’ai été saisie de cette affaire, je n’y ai d’abord pas cru, déclare Me Dominique Noguères. Je m’attendais à un dossier fourni, je n’ai reçu que trois pages de procès-verbal !" Et l’avocate de poursuivre : "Je constate qu’il n’y a aucun témoin des faits. Quant à la victime, on est dans le flou total." Pour la défense, en effet, les mots de M. Eon - repris dans une "citation dépourvue de guillemets" - auraient pu être adressés à n’importe qui.

Au terme de sa plaidoirie, Me Noguères s’est efforcée d’alerter le tribunal sur les dangers d’une jurisprudence qui légitimerait la répression de la liberté d’opinion. La décision sera rendue le 6 novembre.

Anne-Claire Poignard

"Le délit d’outrage est une infraction obsolète"

par Thierry Levy, LEMONDE.FR, 24 octobre 2008

Me Thierry Lévy, qui a défendu en septembre une mère de famille poursuivie pour avoir outragé un sous-préfet avant d’être relaxée, revient sur le délit d’outrage.

  • Qu’est-ce qu’un délit d’outrage ?

C’est le fait de porter atteinte à la dignité ou au respect dû à la fonction dont est investie la personne atteinte par l’expression. Le problème du délit d’outrage, c’est qu’il est très proche du délit d’injure, qui appartient aux infractions de presse, mais il n’est pas soumis à ce régime. C’est très gênant car le régime des infractions de presse est très protecteur de la liberté d’expression, alors que le régime de l’outrage ne l’est pas du tout.

Par exemple, si on reconnaît l’injure, il y peut y avoir "l’excuse de provocation". La loi sur les infractions de presse dit que si vous avez été provoqué par quelqu’un qui vous a lui-même injurié, si la réponse est proportionnelle à l’attaque, vous pouvez échappper à la sanction.

  • Que risque-t-on ?

Dans le délit d’outrage, on risque une peine de 7 500 euros d’amende. Et quand on est en présence d’une personne représentant l’autorité publique, par exemple quand il s’agit d’un policier ou du chef de l’Etat, on risque également une peine maximale de six mois de prison. Le délit d’injure, lui, est puni d’une simple amende, dont le montant maximum est de 45 000 euros, mais sans peine d’emprisonnement.

  • A quoi sert le délit d’outrage ?

Ça sert à rassurer le vaniteux, à conforter les apparences que se donne l’autorité publique, à rattraper ses propres insuffisances, à masquer ses fautes. Le délit d’outrage est en effet quasi systématiquement utilisé par des policiers qui craignent, par exemple, d’être poursuivis pour des coups. Mais il s’agit rarement de motivations financières : les dommages et intérêts n’y sont pas très élevés. C’est parole contre parole : en général, les jugements sont en faveur du plaignant, comme dans le viol.

  • Aujourd’hui, un homme était poursuivi devant le tribunal correctionnel de Laval pour offense au chef de l’Etat. De quoi s’agit-il ?

Quand ça concerne le chef de l’Etat, c’est une situation particulièrement scandaleuse parce que le président de la République n’est pas punissable. Du fait de sa fonction, le chef de l’Etat bénéficie d’une immunité pendant la période du mandat qui le met à l’abri des poursuites. Si bien que la personne qui est poursuivie par le chef de l’Etat ne peut pas se retourner contre lui et demander à son tour à la justice de le condamner si elle considère qu’il y a dénonciation calomnieuse. On est dans une situation particulièrement déséquilibrée.

Nicolas Sarkozy a publiquement employé cette expression "casse-toi pov’ con" à l’égard d’une personne déterminée au Salon de l’agriculture. Mais le chef de l’Etat n’est pas poursuivi et n’est même pas poursuivable. Cet homme estime donc qu’en prenant exemple sur le président de la République, il ne peut pas être poursuivi. Intellectuellement, son raisonnement est impeccable mais, juridiquement, il est faux. Et il y a par conséquent de grandes chances qu’il soit condamné. Mais d’un point de vue politique et moral et même juridique, la conclusion est que cette affaire n’est pas acceptable.

  • Un collectif de citoyens demande la dépénalisation du droit d’outrage. Est-ce possible, selon vous ?

Tout à fait. Il y a déjà dans la loi sur la presse tout ce qu’il faut pour réparer l’outrage. Il n’y a donc pas besoin du délit d’outrage, qui est surabondant. C’est une infraction obsolète et arriérée. Mais on voit mal l’UMP voter sa suppression. Ce qui sera intéressant, c’est de voir si Rachida Dati va poursuivre pour outrage les magistrats qui ont affiché aujourd’hui une banderole où l’on pouvait lire "Démocratie en danger, justice bafouée".

[Propos recueillis par Raphaëlle Besse Desmoulières]

Poursuivi pour avoir comparé la politique de Sarkozy à celle de Pétain, il risque 1000 euros d’amende

Anne-Claire Poignard, LEMONDE.FR, 23 octobre 2008

“Voilà donc Vichy qui revient : Pétain avait donc oublié ses chiens !” Adressée au ministère de l’intérieur dans un courriel du 19 décembre 2006, cette phrase pourrait coûter cher à Romain Dunand, 35 ans, poursuivi pour outrage.

Condamné à 800 euros d’amende en première instance, il comparaissait, mercredi 22 octobre, devant la 11ème chambre de la cour d’appel de Paris, placée sous haute protection pour l’occasion… Les membres du Collectif pour une dépénalisation du délit d’outrage (CODEDO), venus soutenir M. Dunand, n’auront pas pu assister aux débats.

Pour comprendre l’affaire Romain Dunand, il faut remonter en décembre 2006. A l’époque, Florimond Guimard, instituteur marseillais, proteste contre l’expulsion d’un sans-papier, père d’un de ses élèves. Alors qu’il participe à une manifestation anti-expulsions organisée par le réseau Education sans frontières (RESF), M. Guimard est placé en garde à vue.

Membre du collectif RESF, M. Dunand, 35 ans, adresse alors un courriel au secrétariat de Claude Guéant – directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur à l’époque – pour demander, au nom de son syndicat, la libération de M. Florimond. L’auteur compare la politique menée par M. Sarkozy à celle du Maréchal Pétain sous Vichy.

"Outrage !" s’est insurgé Me Jean-René Farthouat, avocat de M. Sarkozy qui réclame 1 euro de dommages et intérêts. Même réaction pour le parquet, partie civile dans cette affaire : "Les mots sont sans équivoques, violents, injurieux, choisis pour salir un ministre dans l’exercice de ses fonctions. On est bien au-delà de la liberté d’expression".

Mais pour l’avocat de la défense, Me Marianne Lagrue, "on doit pouvoir faire des parallèles sans que ce soit tabou". M. Dunand aurait d’ailleurs eu recours à une comparaison que "d’autres ont utilisée sans être poursuivis". C’est le cas d’Emmanuel Terray, anthropologue, venu témoigner. Me Lagrue interroge la cour : "M. Devedjian a-t-il été sanctionné pour avoir traité sa collaboratrice de salope ?". Sourires dans la salle.

D’après le Syndicat de la magistrature (SM, gauche), le nombre de poursuites pour outrage serait passé de 17 000 à 31 000 en dix ans. Et selon la défense, "ce n’est pas parce qu’on a des citoyens moins polis mais plutôt parce qu’on poursuit beaucoup pour pas grand chose". La cour d’appel rendra sa décision le 26 novembre.

Anne-Claire Poignard

L’outrage, un délit en vogue devant la justice

par Alain Salles, Le Mondedu 25 octobre 2008

[...] Le délit d’outrage a subi plusieurs élargissements au fil des ans. Il est passible de 7 500 euros d’amende lorsqu’il vise des "personnes chargées d’une mission de service public" tels que les enseignants et de six mois d’emprisonnement lorsqu’il s’agit de "personne dépositaire de l’autorité publique", policiers ou ministres. En 1996, le délit d’outrage est devenu passible d’emprisonnement lorsqu’il était commis "en réunion". "En 2000, la gauche a élargi cette notion aux enseignants et aux agents de la RATP, après un incident avec un chauffeur de bus", explique Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM, gauche). La loi Perben a durci les sanctions, en 2002, lorsque les faits avaient lieu dans ou aux abords d’un établissement scolaire. Ils sont désormais passibles de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende, comme pour les outrages à une personne dépositaire de l’ordre public.

Si le taux de poursuite augmente fortement, cela ne se traduit pas par une progression aussi spectaculaire des condamnations. Le nombre de condamnations pour outrages a augmenté de 41 % entre 1995 et 2001, mais il s’est stabilisé depuis. On comptait 12 983 condamnations pour outrage et 2 716 pour rébellion en 2000. En 2006, il y en a respectivement 13 944 (dont 1 759 ont concerné des mineurs) et 3 041.

Environ la moitié des condamnations entraînent des peines d’emprisonnement, dont 2 693 peines de prison ferme en 2006. Ainsi, en 2004, deux personnes avaient été chacune condamnées à un mois de prison ferme à Strasbourg pour outrage à un dépositaire de l’ordre public pour avoir proféré des insultes contre M. Sarkozy, alors ministre de l’intérieur.

"Le taux de relaxe est important, confirme Mme Franco. C’est le plus souvent parole contre parole et contrairement à ce que l’on peut croire, le procès-verbal de la police, en matière délictuelle, ne fait pas foi. Il vaut comme simple renseignement."

"Les délits d’outrage concernent principalement des jeunes, ajoute cette magistrate, juge des enfants à Bobigny. Au tribunal pour enfants de Bobigny, au moment des émeutes de 2005, nous avions constaté que 25 % de nos dossiers pénaux correspondaient à des faits d’outrages ou rébellions. Ils faisaient suite pour l’essentiel à des plaintes des forces de police. C’est un marqueur significatif des tensions sociales dans les quartiers populaires."

Auteur d’une étude réalisée à partir des jugements du tribunal de Melun (Seine-et-Marne), le chercheur au CNRS, Fabien Jobard, qui s’est notamment penché sur les émeutes de Dammarie-les-Lys en 1999, a constaté que parmi les infractions à personnes dépositaires de l’autorité publique, le délit d’outrage est souvent associé à d’autres infractions. Et qu’il était utilisé comme parade contre des plaintes contre les forces de l’ordre. La Commission de déontologie et de sécurité (CNDS) a plusieurs fois fait part de son inquiétude devant cette évolution. Dans son rapport 2007, elle constatait "une inflation des procédures pour outrages engagées contre de manière trop systématique par les personnels des forces de l’ordre". Autre arme utilisée : le dépôt d’une plainte pour dénonciation calomnieuse, contre les personnes qui dénoncent des membres des forces de l’ordre.

Alain Salles

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