nos enfants sous haute surveillance


article de la rubrique Big Brother > le fichage des jeunes
date de publication : samedi 12 septembre 2009
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Tests de dépistage précoces, grilles d’évaluation du comportement, protocoles de soins standardisés : depuis une vingtaine d’années, le regard que les adultes portent sur les enfants a changé. Au nom de la prévention, nombre de scientifiques et de professionnels de la petite enfance tentent désormais de dépister le plus tôt possible les enfants, voire les bébés, atteints de “troubles du comportement”. Ils veulent éviter que ces tout-petits deviennent un jour des délinquants.

Cette approche est contestée par un livre Nos enfants sous haute surveillance [1] rédigé par Catherine Vidal, neurobiologiste et directrice de recherche à l’Institut Pasteur, et Sylviane Giampino, psychanalyste et psychologue. La première est une spécialiste reconnue du cerveau, la seconde est à l’origine de l’appel, “Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans”, lancé en 2006 après un rapport de l’Inserm [2] préconisant le repérage des “perturbations du comportement” dès la crèche.

Toutes deux constatent que, depuis les années 1980, le dépistage standardisé des “enfants à risques” est de plus en plus fréquent. En témoigne le succès de Dominique interactif
 [3], un auto-questionnaire informatisé de vingt minutes qui classe les enfants en trois catégories, ou l’utilisation croissante, en maternelle, de questionnaires d’évaluation du comportement
 [4].


« Il est faux de dire que tout est joué avant 3 ou 6 ans »

entretien réalisé par Cécile Daumas, Libération, 31 août 2009


Hyperactivité ou déficit d’attention, faut-il les dépister au plus tôt pour éviter à l’adolescence des conduites à risques ? Peut-on repérer chez un jeune turbulent le futur fauteur de troubles ?

Dans sa loi de prévention de la délinquance, Nicolas Sarkozy aurait aimé le faire dans la foulée d’un rapport de l’Inserm qui préconisait en 2005 un dépistage systématique et précoce des enfants perturbateurs. Tollé des professionnels, pétition de 200 000 signatures, création du collectif Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans.

Une psychanalyste spécialiste de la petite enfance, Sylviane Giampino, et une neurobiologiste de l’Institut Pasteur, Catherine Vidal, se joignent pour souligner le danger à diagnostiquer précocement ces troubles et réfuter tout déterminisme biologique. « La prévention des pathologies dès la petite enfance est récupérée par les approches sécuritaires et des conceptions naturalistes de l’enfant », affirment-elles dans Nos enfants sous haute surveillance qu’elles viennent de publier.

  • Pourquoi est-il contestable de détecter un « trouble des conduites » chez les très jeunes enfants ?

Catherine Vidal : Aux Etats-Unis, certains courants de la psychiatrie ont inscrit dans leur classification de nouvelles pathologies des enfants : « trouble des conduites », « opposition avec provocation », « hyperactivité et déficit d’attention ». La question se pose de savoir si ces comportements, qui relèvent le plus souvent pour nous du développement normal d’un enfant, sont ou non pathologiques. Car s’il y a pathologie, il y a recherche d’une cause organique dans le cerveau ou dans les gènes. Or, les études sur le « gène de la délinquance » ou sur une origine cérébrale du « comportement antisocial » sont contestées par une grande partie de la communauté scientifique. Jusqu’à présent, aucun consensus ne permet d’affirmer qu’il existe une base biologique aux « troubles du comportement ».

Sylviane Giampino : Or, c’est pourtant sur ces bases théoriques que se diffusent, sous couvert d’expériences pilotes ou de recherches en santé mentale dans certaines régions françaises, des questionnaires sur le comportement des enfants. On y trouve des questions du type « As-tu déjà volé plusieurs fois ? » « T’es-tu battu plus d’une fois avec un bâton ou avec une arme ? ». Certains demandent même à un enfant de 3 ans s’il a du mal à se détacher d’un objet familier. Ce qui est absurde. Il est normal, à cet âge, d’éprouver des difficultés à se séparer de son jouet préféré. Toujours en France, il y a des sessions de formation à la socialité où des bébés de 24 mois, via des marionnettes, sont censés apprendre à contrôler leur colère. Ces programmes sont une forme de conditionnement dont l’éthique et l’efficacité sont discutables. Les temps de l’enfance y sont comprimés. Standardisés et informatisables, ces outils produisent un effet de stigmatisation et d’étiquetage nocifs.

  • Contrairement à ce que l’on affirme couramment, rien ne se jouerait avant 3 ou 6 ans ?

C.V. : Dire qu’un enfant turbulent à trois ans risque de devenir un inadapté social repose sur une vision déterministe du cerveau laissant penser qu’il existerait des circuits neuronaux déjà câblés à cet âge et qui le resteraient pour la vie. Cette conception est en contradiction totale avec les capacités de plasticité du cerveau révélées grâce à l’imagerie par résonance magnétique [IRM, ndlr]. A la naissance, seules 10 % de nos connexions neuronales sont présentes. Le reste va se former ultérieurement en fonction des apprentissages et de l’expérience vécue. Le cerveau évolue tout au long de la vie. On peut trouver par IRM des différences minimales d’épaisseur du cortex cérébral chez des enfants hyperactifs. Mais, on ne peut pas savoir si ces différences sont à l’origine du comportement agité ou au contraire la conséquence de ce comportement. Avec la découverte de la plasticité cérébrale, affirmer que tout est joué avant 3 ou 6 ans n’est plus défendable.

S.G. : La personnalité d’un être humain est loin d’être structurée aux premiers temps de la vie. Ce qu’on pense de lui, ce qu’on dit de lui sont des déterminants très puissants. Traquer des prétendus troubles chez les jeunes enfants n’est qu’un prétexte à durcir les normes de plus en plus tôt. Partir des difficultés de la petite enfance pour prédire une adolescence délictueuse, c’est faire fi du rôle de la famille, de l’école, de l’organisation sociale en général.

  • Quelles solutions ?

S.G. : Toujours chercher à comprendre un enfant qui va mal : que vit-il dans son corps, dans sa famille, à l’école et dans sa tête ? Concernant la prévention psychologique, je préfère les pratiques de terrain en maillage. Ne renonçons pas à ce qu’on fait bien en France. Nous avons de bons services, PMI [protection maternelle et infantile, ndlr], médecine scolaire, pédopsychiatrie, Rased [Réseaux d’aide aux élèves en difficulté] que les politiques actuelles menacent alors qu’il faudrait les améliorer et mieux les coordonner. Il est alors curieux qu’on copie les Etats-Unis et le Canada qui font taire les signes de mal-être des enfants par des conditionnements du comportement ou des calmants, au moment où les effets de ces traitements sont là-bas remis en question.

C.V. : En Amérique du Nord, la psychose de la drogue, de la violence et du terrorisme est telle qu’on se tourne de plus en plus vers la biologie pour trouver des explications. Cette biologisation des désordres sociaux revient à mettre de côté les causes psychologiques, économiques et politiques, fondamentales pour comprendre la société. L’être humain n’est pas réductible à une machine cérébrale programmée dès le plus jeune âge.

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Enfants délinquants dès 3 ans ?

[La Vie, n° 3341, 10 septembre 2009]


Contre une tendance à traquer le moindre trouble du comportement chez les tout-petits, la neurobiologiste Catherine Vidal et la psychologue Sylviane Giampino dénoncent les idées reçues.

Faut-il dépister les « troubles des conduites » chez les enfants de moins de 3 ans pour prévenir la délinquance de l’adolescent ? En 2005, la question posée par un rapport de l’Inserm avait déchaîné les passions. Pédopsychiatres, enseignants et parents, les signataires de la pétition Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans avaient dénoncé en nombre des méthodes répressives, sans autre effet que d’enfermer les enfants dans un pronostic de délinquance. Si le débat n’occupe plus aujourd’hui le devant de la scène, les inquiétudes n’ont pas disparu. Car les méthodes préconisées par l’Inserm suivent leur chemin. Des instituteurs font état de questionnaires à remplir, à la demande du rectorat, sur la conduite des enfants, avant la visite médicale de maternelle. En 2008, un test de l’Éducation nationale visant à mesurer les compétences linguistiques en fin de primaire comprenait des questions sur l’attitude des enfants en classe et leur vie familiale. Alors à l’état d’expérience pilote, il a depuis été annulé.
Ce qui n’empêche pas Sylviane Giampino, psychologue et psychanalyste, et Catherine Vidal, neurobiologiste directrice de recherche à l’institut Pasteur, de tirer la sonnette d’alarme. Elles viennent de publier ensemble Nos enfants sous haute surveillance (Albin Michel). Une démarche originale, où les arguments de la scientifique et de la psychologue se nourrissent, pour défendre la « prévention-protection » à la française.

  • Pourquoi publier ce livre aujourd’hui ?

Sylviane Giampino. Les sujets d’inquiétude ne manquent pas : la mise sous surveillance des enfants et des familles tend à se généraliser. Dans certaines académies, on constate des tentatives pour passer au crible le comportement des petits. Avec, parfois, des critères d’évaluation comme « taquine ou brutalise les autres enfants », « pleure ou rit trop », « se sépare difficilement d’un objet familier » pour repérer de futurs délinquants. Or l’agressivité d’un petit enfant est d’abord l’expression d’un mal-être, elle n’a pas de continuité avec la délinquance d’un adulte.

Catherine Vidal. Ces pratiques reposent, en outre, sur une vision déterministe des individus que nos connaissances scientifiques invalident. On a cherché, par exemple, à détecter un gène responsable du trouble déficit de l’attention / hyperactivité (TDAH), en comparant des couples de vrais jumeaux, ayant les mêmes gènes, avec de faux jumeaux, aux gènes différents. Si le TDAH était génétique, il devrait être plus fréquemment partagé par les premiers. Or les résultats des études sont mitigés. On pense aujourd’hui à une combinaison de plusieurs gènes créant une prédisposition au trouble plutôt qu’à un gène directement responsable. De même, il est possible de remarquer par IRM des particularités dans le cerveau d’enfants hyperactifs, mais on ne peut pas savoir si elles sont la cause ou la conséquence du trouble des conduites.

  • Mais les dépistages ne permettent-ils pas de repérer et de prévenir les problèmes ?

C.V. Non. Car ils reposent sur l’idée d’une cartographie du cerveau. Or celui-ci est d’une incroyable plasticité : de nouvelles connexions s’y font en permanence. À dépister à coups de questionnaires normatifs, on standardise le comportement attendu.

  • Certains spécialistes assurent que les problèmes de comportement apparaissent de plus en plus tôt...

S.G. Je m’occupe de petite enfance depuis plus de 25 ans en Seine-Saint-Denis, et les enfants ne vont pas plus mal qu’avant. En revanche, ils manifestent leur mal-être sous des formes plus « dérangeantes » : plongés dans un environnement où leur attention est sollicitée en permanence (par un écran qui brille, un portable qui sonne...), ils sont excités. Il faut noter, en outre, que notre société, obsédée par les questions de violence, a changé de regard sur eux. À la crèche, on ne dit plus d’un petit garçon bagarreur qu’il « fait son costaud », mais qu’il « a agressé » untel. On en arrive à parler d’agression sexuelle lorsqu’un petit de 3 ans soulève la jupe de sa camarade... Il y a dix ans, on n’employait pas les mêmes mots pour l’attitude d’enfants et d’adultes, aujourd’hui on confond les niveaux.

C.V. L’augmentation du nombre de diagnostics ne suffit pas à prouver qu’il y a plus de cas. Comme le diagnostic de « trouble des conduites » se banalise, on tolère de moins en moins l’agitation des enfants, elle est vue comme un symptôme, non comme une étape normale de leur développement. Aux États-Unis, entre 8 et 12 % des enfants sont considérés comme hyperactifs, ils ne sont que 3 à 5 % en Europe. S’il s’agit d’une maladie, comment expliquer de tels écarts ? En réalité, c’est autre chose qui joue : l’environnement, l’éducation…

Notes

[1Sylviane Giampino et Catherine Vidal, « Nos enfants sous haute surveillance », éd. Albin Michel, août 2009, 288 pages, 17 €.

[2Pour le rapport de l’Inserm – Institut national de la santé et de la recherche médicale – voir cette page.

[3Le « Dominique-Interactif », test d’auto évaluation du comportement sur cd-rom, a été expérimenté en 2005 pour 2600 enfants de la région PACA. Sur le site fondationmgen.org vous trouverez un fichier qui indique le protocole suivi ainsi que des exemples de questions. http://www.fondationmgen.org/enquet....

La Fondation Mgen semble avoir une certaine prédilection pour le dépistage précoce systématique des troubles du comportement chez les jeunes enfants : voir par exemple son enquête du printemps 2007 consacrée à « la santé mentale et physique des enfants scolarisés dans les écoles primaires de la ville de Paris ».

[4Un exemple de questionnaire à remplir par les enseignants pour préparer la visite médicale de maternelle (sur le site de la Ligue française pour la santé mentale).


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