vos enfants sont-ils RAS ou à RISQUE ?


article de la rubrique Big Brother > le fichage des jeunes
date de publication : samedi 26 novembre 2011
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Le ministère de l’Éducation nationale a envisagé de faire évaluer le comportement et la maîtrise de la langue des élèves en fin de maternelle. À la suite de quoi, ils auraient été répartis en trois catégories : RAS (Rien à signaler), à RISQUE et à HAUT RISQUE… La mise en place de cet « outil de repérage » des élèves âgés de cinq ans « présentant des risques pour les apprentissages » était initialement prévue pour novembre.

Le Protocole d’évaluation des acquis en fin de maternelle a provoqué une belle levée de boucliers de la part des parents d’élèves, des enseignants et de leurs représentants – une pétition a été lancée : Pas de tri en maternelle ; la secrétaire d’État à la Jeunesse a elle-même reconnu la « maladresse » des termes utilisés pour le tri des enfants ; le magistrat Serge Portelli a qualifié le projet de « charlatanesque »...

Devant ces protestations, le ministère semble avoir décidé de temporiser : le dis­po­si­tif devrait être mis à la dis­po­si­tion des ensei­gnants tout en restant facultatif [1]. Mais ne risque-t-il pas de ressortir des tiroirs un jour ou l’autre ?
Il convient de rester vigilant car un tel projet est dangereux : ce genre d’évaluation précoce pourrait être utilisé pour repérer de futurs “décrocheurs” – comme s’il était possible de prédire l’avenir d’un enfant de cinq ans ! L’introduction d’un tel tri avec – comme on peut le craindre – la mémorisation des résultats dans les méga-bases de données telles que Base élèves ne marquerait-elle pas à vie les enfants qui auraient été jugés à RISQUE ou à HAUT RISQUE à l’âge de cinq ans ?


Vers l’évaluation des élèves "à risque" dès 5 ans

Le Monde, du 13 octobre 2011


Le nouveau dispositif se présente comme un outil de lutte précoce contre l’échec scolaire. Pas sûr que l’argument convainque les organisations syndicales. AFP/PIERRE VERDY

Le dossier est explosif. Peut-on, dès la maternelle, repérer les enfants "à risque" et à "haut risque" ? Passer au crible les comportements et les apprentissages des élèves dès 5 ans ? L’idée devait être proposée par le ministère de l’éducation nationale aux inspecteurs reçus par petits groupes, rue de Grenelle, à compter du mercredi 12 octobre. Objet des réunions : l’éventuelle mise en place d’une évaluation de tous les élèves de grande section de maternelle. Un livret appelé "Aide à l’évaluation des acquis en fin d’école maternelle", que Le Monde s’est procuré, détaille précisément, en vingt-deux fiches, un protocole très normé.

L’évaluation est prévue en trois phases. Entre novembre et décembre, une première phase dite de "repérage" : l’enseignant passerait au crible le comportement à l’école, le langage, la motricité et la "conscience phonologique" des élèves. La deuxième phase consisterait en un "entraînement progressif (…) avec les enfants repérés à risques lors de la phase1". Enfin, une étape bilan, entre mai et juin, permettrait de faire le point sur les acquis des élèves par des "séries d’épreuves collectives ou en petits groupes – d’une durée d’environ trente minutes par série".

Classement des enfants en trois catégories

Une partie du livret d’évaluation porte sur le "devenir élève". Une façon politiquement correcte d’évoquer le comportement des enfants. L’enseignant devrait, entre autres, noter si l’élève "respecte les autres" et "contrôle ses émotions". "L’enfant devenu élève agit de manière à respecter l’intégrité de toutes les personnes et de son environnement ; il ne les agresse pas, il a recours à la parole en cas de désaccord ou de conflit", peut-on lire dans le document. On n’est pas loin du bilan médical – et confidentiel – que les médecins faisaient passer aux enfants dans leur 6e année. Le protocole prévoit d’ailleurs d’"articuler le bilan de santé et l’évaluation des acquis".

Enfin, le vocabulaire choisi risque de faire grincer des dents, de même que le classement des enfants en trois catégories : "RAS" (pour "rien à signaler"), "risque" et "haut risque". Le maître devrait remplir une "fiche élève" et une "fiche classe" reprenant les "scores" obtenus par les enfants aussi bien pour leur comportement que pour leur maîtrise du langage, leur motricité ou leur conscience des syllabes (phonologie).

Ainsi, un enfant qui, à 5 ans, obtiendrait moins de 2 points en comportement à l’école serait classé "à haut risque". Une approche qui n’est pas sans rappeler la proposition faite par le secrétaire d’Etat à la justice, Jean-Marie Bockel, en novembre 2010, de repérer les troubles du comportement dès 3 ans. Ou encore une expertise de l’Inserm, rendue publique en septembre 2005, qui pointait l’insuffisance du "dépistage du trouble des conduites" chez les enfants.

"Cela reste un choix individuel"

Le nouveau dispositif se présente comme un outil de lutte précoce contre l’échec scolaire. Pas sûr que l’argument convainque les organisations syndicales. L’évaluation en maternelle n’est pas tout à fait nouvelle, mais le dispositif actuel est facultatif : il s’agit d’une liste de fiches, proposées comme un outil que les enseignants utilisent ou non. "Cela reste un choix individuel", témoigne Laetitia Bordeau, 35 ans, professeure des écoles dans le Val-d’Oise. "Evidemment qu’en évaluant les élèves, on est aussi attentif à leur comportement, et ce dès la petite section de maternelle, l’idée étant de les préparer au mieux au CP, reconnaît-elle. Il faut aider l’enfant à devenir élève. Mais de là à le cataloguer…" Ce nouveau protocole d’évaluation pose, de fait, la question du rôle de l’école maternelle. "Les enseignants savent très bien identifier les enfants qui ont besoin d’un accompagnement particulier", estime Christian Chevalier, secrétaire général du SE-UNSA. "Ils n’ont nul besoin d’un dispositif inadapté qui va transformer la maternelle en structure de sélection, alors qu’elle n’a pas vocation à trier les élèves", s’insurge-t-il.

Même constat, inquiet, de la part de Pierre Frackowiak, inspecteur honoraire de l’éducation nationale : "Tests en CE1, en CM2, et aujourd’hui en maternelle… L’évaluation gangrène tout le système. La place que la maternelle accordait au jeu, au plaisir quotidien, me semble aujourd’hui fortement menacée par ce type de procédé." Dans le livret à destination des enseignants, il est précisé que "les taux nationaux de réussite seront calculés sur échantillon représentatif et diffusés pour permettre à chaque école de se situer par rapport à une valeur nationale". Revoilà exactement ce dont les enseignants ne veulent pas : une possible publication des résultats école par école, donc un palmarès des meilleurs établissements dès la maternelle ! "En évaluant toutes les écoles, on crée un potentiel instrument de classement que quelqu’un finira bien par exploiter", craignait déjà Thierry Cadart, secrétaire général du SGEN-CFDT, à propos des évaluations mises en place à l’école élémentaire en 2008.

Marche arrière face au tollé des tests rendus publics

Xavier Darcos, le prédécesseur de Luc Chatel au ministère de l’éducation nationale, avait annoncé, dans un premier temps, que les résultats des tests de français et de mathématiques en CM2 seraient rendus publics. Avant de faire marche arrière face au tollé de la profession. Cette intention, perçue comme une volonté de mise en concurrence des établissements, a suffi à discréditer toute la politique d’évaluation.

Le 14 septembre, le Haut Conseil de l’éducation rendait un rapport assassin dans lequel il remettait en cause l’ensemble du système actuel d’évaluation. Il préconisait de "confier à une agence indépendante la mise en œuvre" des évaluations des acquis des élèves, estimant "essentiel que, dans notre démocratie, les données concernant les résultats de notre système éducatif soient objectives et transparentes, donc incontestables".

Un mois après cette salve, pas sûr que les inspecteurs de l’éducation nationale reçus au ministère accueillent favorablement l’hypothèse de nouvelles évaluations.

Maryline Baumard, avec Mattea Battaglia & Aurélie Collas



Evaluations en maternelle : les termes "RAS", "risque" et "haut risque" supprimés selon J. Bougrab

AFP, le 19 octobre 2011


La secré­taire d’Etat à la Jeunesse Jeannette Bougrab a indi­qué hier que les termes "mal­adroits" du docu­ment minis­té­riel sur l’évaluation des enfants en mater­nelle allaient être retirés.

Selon Jeannette Bougrab, secré­taire d’Etat à la Jeunesse, les termes "RAS", "à risque" et "à haut risque" devraient dis­pa­raître du pro­jet minis­té­riel d’évaluation des élèves en mater­nelle. Ce pro­jet, inti­tulé "Aide à l’évaluation des acquis en fin d’école mater­nelle", aurait pour but "d’identifier les fra­gi­li­tés des élèves qui connaissent des dif­fi­cul­tés" et "les aider dès la grande sec­tion". Il avait pro­vo­qué une levée de bou­cliers chez les syn­di­cats ensei­gnants et les parents, notam­ment à cause de l’utilisation des termes "RAS", "à risque" et "à haut risque" pour caté­go­ri­ser les enfants.

Selon Jeannette Bougrab, "la conno­ta­tion [des termes] est en totale oppo­si­tion avec la fina­lité du dis­po­si­tif et d’ailleurs, Luc Chatel s’est engagé immé­dia­te­ment à les faire dis­pa­raître de ce docu­ment de tra­vail". La secré­taire d’Etat a égale­ment assuré que "les don­nées res­te­ront à l’échelle de la classe" et "ne seront conser­vées que le temps néces­saire à la mise à dis­po­si­tion des dis­po­si­tifs pédagogiques".

L’homme RAS, par Serge Portelli [2]

Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses.
Il ne m’intéresse pas.

René Char

L’obsession de connaître l’avenir est aussi vieille que l’humanité. Que se passera-t-il demain ? Qui serons-nous dans quelques années ? Toutes les cultures ont créé des métiers chargés de prédire l’avenir. Devin, mage, prophète, astrologue, voyant... Notre époque n’échappe pas à cette hantise. Elle s’allie chez certains à une peur panique face à l’insécurité. Il faudrait à tout prix prévenir tous les risques. On ne peut que suivre ce mouvement dès lors que le danger provient de la nature ou des produits que l’homme a créés. Prévoir les tremblements de terre, les dérèglements climatiques, tenter de prévenir les accidents industriels... Le principe de précaution traduit cette vigilance et cette prudence salutaires.

Le débat change de nature lorsqu’il s’agit de l’homme lui-même. Est-il possible de prédire l’avenir d’un homme et, si tel est le cas, peut-on prendre des mesures préventives pour empêcher qu’il ne devienne un risque pour lui-même et les autres ?

À la première des questions, la réponse est claire : l’homme est imprévisible. Pour les autres et évidemment encore plus pour lui-même. Le parcours d’une vie ne semble devenir évident qu’après la dernière pelletée de terre. À condition de faire l’impasse sur tous les secrets de la vie. À condition de renoncer à l’existence de l’inconscient. Tout homme est, en permanence, un devenir et, pour les plus optimistes, un espoir. Chaque jour est une possibilité. Le risque n’est donc qu’une autre façon d’appeler la vie. Vouloir empêcher le risque n’est qu’une façon d’empêcher la vie.

C’est au regard de ces vérités simples qu’il faut analyser les incessantes tentatives du pouvoir, en France, de bâtir des dispositifs de prévention humaine : éviter le risque de l’homme délinquant, de l’homme fou, et, aujourd’hui, le risque de l’homme à risque.

La loi a déjà prévu le cas de l’homme dangereux : celui dont le risque de récidive est, nous dit-on, élevé et qu’il est préférable d’enfermer le plus longtemps possible. Et même, pour ceux qui présenteraient une “particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’ils souffrent d’un trouble grave de la personnalité” (loi du 26 février 2008) on a créé la rétention de sûreté qui permet de les garder à vie dans des centres socio-médico-judiciaires.

Un nouveau plan Santé mentale est en cours d’élaboration dont on sait déjà que le premier volet sera consacré au repérage et à la prévention des troubles mentaux. Le pire est là encore à craindre si ce plan, comme tout le laisse à penser, s’inscrit dans la philosophie ultra sécuritaire de la dernière loi du 5 juillet 2011 sur les soins psychiatriques sans consentement.

Mais c’est une nouvelle fois dans des projets intéressant l’ensemble du monde de l’enfance que se développe cette idéologie pernicieuse. Le ministère de l’éducation nous propose aujourd’hui un projet de repérage des enfants à risque. Il s’agirait, dès la maternelle, de classer les petits enfants en trois catégories : “RAS, rien à signaler”, “risque” et “haut risque”.

Pour déceler les délinquants dangereux de prétendus experts s’appuient sur des “grilles” dont le caractère scientifique laisse pantois. Doivent être pris en compte par exemple dans une des grilles les plus employées ( HCR-20 Assessing Risk for Violence) des critères aussi peu scientifiques que l’instabilité des relations intimes, les problèmes d’emploi, l’inadaptation durant la jeunesse, l’introspection difficile, les plans personnels irréalisables...

Pour les enfants, annonce le ministère de l’éducation, l’évaluation devrait commencer dès la grande section de maternelle. Seraient évalués le comportement à l’école, le langage et la motricité. Les petits auraient à reproduire un triangle, un carré, un losange. Les enseignants auraient à répondre à ces questions : joue-t-il avec les autres à la récréation ? Est-il capable d’une attention régulière et durable ? On reste confondu devant l’inconscience de tous ces apprentis sorciers et surtout devant le crédit accordé à ces entreprises charlatanesques.

Finalement apparaît l’idéal de ces politiques sécuritaires : l’enfant RAS puis l’homme RAS. L’homme “normal”, celui dont il n’y a rien à dire, rien à penser, l’homme sans relief, sans aspérités, qui joue avec ses camarades dans la cour de récréation, qui est suffisamment attentif à son instituteur, qui sait dessiner un triangle, et qui, peu à peu aura des relations intimes stables, des emplois réguliers, une introspection facile et des plans personnels réalisables. Cette homme-là nous fait peur. Une société sans risque est bien une société morte.

Le 14.10.2011

Serge Portelli
(Cette chronique paraîtra dans le prochain numéro de Culturedroit)

Notes

[1Voir l’article « Evaluation en grande section », publié le lundi 7 novembre 2011 sur le site du SE-UNSA.


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