Jean Sprecher nous a quittés


article de la rubrique Toulon, le Var > d’une rive à l’autre
date de publication : vendredi 28 avril 2006
version imprimable : imprimer


Nous laissant le souvenir de son bon sourire ...
et de son chapeau.

Nous voudrions rassembler ici quelques traces de son passage parmi nous.


L’Algérie était au coeur de Jean [1].
Il nous a laissé un beau témoignage À contre-courant [2], un livre qui comporte de nombreux éléments autobiographiques mais inscrits dans l’histoire. Un témoignage sur les « libéraux » d’Algérie, plus particulièrement un groupe d’étudiants d’Alger qui se sont affirmés « à contre-courant » du mouvement majoritaire de l’Algérie française, pendant la période 1954-1962, avec les risques que cette attitude comportait.

Après avoir lu son livre, Madeleine Rebérioux avait écrit à Jean : « Votre livre est bien beau : témoignage(s) et évocation d’une complexité et d’une évolution, d’une histoire, voire de plusieurs histoires. C’est passionnant ! ».

Voici le texte que son ami Francisque Luminet nous a confié

Jean Sprecher est décédé lundi après midi 24 avril 2006. Il avait eu 76 ans le 1er janvier dernier. Il a lutté pendant ces dernières années contre la maladie qui l’a harcelé. Le suivi de la médecine, son courage personnel, l’affection de son entourage ont certes reculé la terrible échéance. Puis il y a eu, ces derniers jours, l’hémorragie cérébrale, l’hospitalisation d’urgence, les complications... et Jean Sprecher s’est éteint.

Jean Sprecher est entré au Conseil municipal de La Seyne en 1969, après la disparition, le 24 mai 1969, de Toussaint Merle. Il fut réélu avec l’équipe animée par Philippe Giovanini en mars 1971. Il montra ses qualités humaines, ses capacités, sa patience au sein de l’équipe municipale. Il devient ensuite un adjoint très proche de Maurice Blanc qui succède, en tant que maire, à Philippe Giovanini en octobre 1978, puis premier adjoint de Maurice Blanc. Il fut un proche et ami de Maurice Paul. Il fit beaucoup, par ses contacts et liens universitaires, pour que l’ IUFM s’installe à La Seyne.

Pour de très nombreux Seynois et Seynoises, Jean laisse également le souvenir d’un professeur de lettres extraordinaire, que ce soit au Collège Marie Curie (du temps où toutes les classes de 6ème et de 5ème de La Seyne y étaient), au Collège Berthe (qui deviendra Henri Wallon) où Jean fut professeur dès septembre 1959 ; il fut également professeur de « lettres classiques » au Lycée Beaussier.

L’arrière grand-père paternel de Jean avait quitté l’Alsace, « pour rester Français », en 1872, et avait fait souche en Algérie. A peu près à la même époque, ses ancêtres maternels, paysans originaires de l’île d’Ischia, face à Naples, sont arrivés en Algérie.

Jean est né à Constantine le 1er janvier 1930 ; cette ville était le berceau de ses ancêtres maternels et paternels. Il fut pensionnaire au Lycée Bugeaud d’Alger alors que son père était chef de gare à Tizi-Ouzou. Il fut musicien amateur dans un orchestre « les démons du rythme » à Tizi-Ouzou. Jean lit Sartre, mais aussi les journaux Alger Républicain et Liberté du Parti communiste algérien. Le jeune Sprecher ressent cruellement les événements de mai 1945 à Sétif et Guelma, ayant vu le massacre de milliers de civils. A partir de là, il sait que la paix n’était qu’apparente. Aprés le baccalauréat et une année en Lettres supérieures (hypokhâgne) marquée par le passage dans sa vie d’Albert Camus, Jean - faute de moyens - entre à l’Education Nationale comme maître d’internat au Lycée Luciani de Philippeville, à près de 600 km de l’Université d’Alger ... il est étudiant salarié, « pion ». Après un passage à Tizi-Ouzou, Jean réintègre le lycée Bugeaud - il y restera jusqu’en 1956, tout en étant étudiant. Il connaîtra des événements forts, à Alger, dès le 6 février 1956, le 13 mai 1958, le moment des barricades en 1960, le putsch d’avril 1961 ...

Jean connaissait bien l’Algérie et ses habitants. Jean avait les yeux ouverts sur les réalités politiques algériennes. Les affrontements entre jeunes lycéens et étudiants « Algérie Française » et les « libéraux » qui étaient pour la reconnaissance du fait national algérien, font partie de sa vie. En 1956, à 26 ans, Jean est incorporé (sursitaire) en métropole, à Maisons-Laffitte, pendant 14 mois. Le 2 janvier 1958, il débarque à Alger pour la poursuite de son service militaire à Miliana, douar Korka, hôpital civil-militaire de Philippeville ... puis le retour à la vie civile et professionnelle, début 1959, en tant qu’adjoint d’enseignement au lycée Bugeaud d’Alger.

Au printemps 1959, Jean et ses amis participent à la création à Alger du Comité Etudiant d’Action Laique et Démocratique (CEALD). Cela leur permit de s’affirmer et de s’exprimer comme étudiants libéraux et progressistes, face aux ultras. Il fallait vivre et se battre à « contre courant », comme le dit le titre du livre écrit et publié par Jean en 2000, concernant la période 1954-1962. Ce furent les actions courageuses, décidées et menées pour s’opposer au courant général : faire ce qu’il fallait et en être fiers. Au cours de l’été 1961, les parents de Jean quittent l’Algérie pour venir s’installer à Hyères. C’est là que Jean va les rejoindre. Le 28 juin 1961, Jean s’embarque sur le Djebel Dira ; il quitte Alger, furtivement, ciblé et condamné par l’0AS. Il sait que son départ est définitif. Ses amis Alain Accardo, Antoine Blanca, Jean-Paul Ducos, Claude Olivieri, Charles Géronimi témoignent, dans le livre de Jean de l’action humaine et difficile des étudiants libéraux et progressistes qu’ils menèrent ensemble.

Jean retrouve à Hyères une famille amie, les Bissinger ... Une des filles Bissiger, Claude, ne laissait pas Jean indifférent ; Claude deviendra à Noël 1961 Madame Jean Sprecher et la maman de deux garçons (dont l’un est né pendant la campagne électorale, très mouvementée à la Seyne, des cantonales de septembre 1967 qui voyait Maurice Paul, candidat du PCF, succéder au Conseiller général communiste Toussaint Merle). Donc, à la rentrée d’octobre 1961, Jean obtient un poste de maître auxiliaire en lettres classiques au Lycée Beaussier ; Claude est institutrice à Gonfaron. Présenté à Toussaint Merle, Jean comprend qu’à La Seyne il est en terrain et environnement amis : un bastion de la classe ouvrière, une municipalité à majorité communiste, une population sympathique. La situation d’auxiliaire de Jean le fait enseigner à la Seyne, St Mandrier, Six Fours , Sanary, Toulon, Cuers, la Crau, St Raphaël... Il retourne en Fac terminer sa licence et devient professeur certifié de lettres classiques.

Jean, militant syndical et politique se déclare. Le voilà responsable du PCF à la Seyne et membre du secrétariat de section. Il fut élu premier secrétaire du Comité de Ville de La Seyne du PCF, à sa création, le 3 juillet 1973.
Le 24 mai 1969, Toussaint Merle disparaît, et c’est Jean Sprecher qui fut proposé aux électrices et électeurs seynois pour le remplacer. Aux élections cantonales de 1976, Jean est le candidat du PCF dans le canton de St Mandrier ; comme cela avait été le cas en 1969, ses affiches sont souillées d’inscriptions telles que « FLN » et/ou « SPRECHER = FLN ». En 1976, un tract largement diffusé mentionnait « ne votez pas SPRECHER le rouge, commissaire politique du FLN, assimilé adjoint au maire communiste de La Seyne, à son arrivée d’Algérie, ami du lieutenant pourvoyeur d’armes du FLN, etc... » Il fut de nouveau candidat du PCF en 1982, dans le canton de St Mandrier.

Jean ne renia jamais ses idées. Il fit beaucoup de bonnes choses pour La Seyne et sa population : communication municipale, centre médico-social municipal, bibliothèque, professeur estimé de nombreux ex-jeunes, Seynoises et Seynois ... En tant que militant communiste, il fut, en plus de ce qui précède, responsable et animateur de la cellule Georges Politzer du PCF, qui regroupait les enseignants communistes et les personnels des établissements d’enseignement de La Seyne. Jean fut le second « pied noir » (après René Martinez) élu à la municipalité seynoise. Anecdote : lors de la campagne des élections municipales de 1971, Jean, accompagné de Marie Louise Merle (veuve de Toussaint), s’adressant aux rapatriés nombreux au Floréal leur dit : « reconnaissez que nous ne vous avons jamais traités en population à part, si ce n’est pour vous accueillir, vous loger nombreux dans nos nouvelles cités HLM, vous faire bénéficier des nombreux services sociaux de notre ville, vous considérer comme Seynoises et Seynois à part entière ».

Jean n’est plus là ; il va nous manquer ; il va manquer à sa ville d’adoption, La Seyne, et à sa population ; il va manquer à Claude, son épouse, à ses fils et à leurs compagnes, à ses petits enfants. Nous saluons en Jean l’homme de culture, l’homme pétri d’humanisme, de fidélité et de détermination. Si, à partir de 1978, Jean n’était plus membre du PCF, il ne renia pas son engagement, son passé, faisant la part entre son idéal et les réalités. Et son idéal de justice sociale et de paix resta intact.

Nous nous faisons les interprètes des nombreux amis et camarades de Jean, de ses anciens collègues, des anciens élèves, du personnel communal, pour présenter à son épouse Claude et à tous ses proches, des voeux de courage et l’expression d’amitié sincere.

Francisque Luminet

Notes

[1Jean avait accepté d’écrire un article pour la LDH de Toulon sur le statut de l’Algérie et de ses habitants.

[2Jean Sprecher, À contre-courant, éd. Bouchene, octobre 2000.


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP