délinquance : des questions sans réponse


article de la rubrique Big Brother > loi de “prévention” de la délinquance
date de publication : mardi 21 novembre 2006
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Tribune de

Dominique Blanc, magistrat,
François Chérèque, secrétaire général de la CFDT,
Hugues Lagrange, sociologue,
Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue "Esprit",
Denis Salas, magistrat,

publiée dans Le Monde du 21 novembre 2006

C’est avec un incontestable sens de l’opportunité que le ministre de l’intérieur présente au Parlement, un an après les émeutes urbaines, un projet de loi "relatif à la prévention de la délinquance". Pour autant, cet affichage "préventif" ne correspond en rien au contenu du texte, qui repose sur une série de présupposés éminemment discutables.

Le projet de loi est présenté comme une réponse à la recrudescence de la délinquance des mineurs, réputés de plus en plus jeunes, et à l’augmentation des incivilités et d’actes de violence venant de multirécidivistes. La récidive et le rajeunissement sont-ils établis dans les statistiques ? La réponse sur ce point est aujourd’hui discutable. Car tant que la statistique sur ces sujets sensibles sera considérée comme une prérogative régalienne, elle ne pourra que subordonner l’établissement des faits aux opportunités politiques. Il est significatif que le projet, souvent évoqué, d’un observatoire indépendant de la délinquance ne soit toujours pas à l’ordre du jour. En son absence, les chiffres évoqués devant l’opinion sont issus du seul ministère de l’intérieur.

Faisant fi de cette absence de données objectives, le ministre de l’intérieur se saisit habilement du moment politique pour opérer une réorientation radicale de la stratégie et de la conception de la prévention. Il faudrait en effet répondre, selon le projet de loi, au rajeunissement par le "dépistage précoce" et à la récidive par une sanction quasi instantanée. Ici se joue une double réorientation de la politique des mineurs en France.

Tout d’abord, la figure du mineur prédisposé dès son plus jeune âge à la déviance se substitue à la conception du mineur en danger sur laquelle s’est construite la mission "protectrice" de la justice et de l’action sociale dans le cadre de l’Etat éducateur de l’après-guerre. Certes, il y a lieu de se préoccuper des difficultés précoces affectives, cognitives ou comportementales des enfants, mais sans les associer à un comportement délinquant.

La deuxième image du mineur présenté dans le projet de loi est celle du prédateur non sanctionné par la justice et, de ce fait, installé dans une "culture de l’impunité". Sur ce point, la volonté du ministre est de sanctionner dès la première infraction. L’expérience montre en réalité que le taux de réponse judiciaire en matière de délinquance juvénile est de 84 % et que le nombre de mineurs en détention a doublé depuis 1996, tandis que des formes de placement contraignantes se sont développées. La tendance générale n’est donc pas à l’impunité. C’est dans la mise en oeuvre des sanctions et, partant, dans la faiblesse des moyens mis à la disposition des juges que réside le réel problème.

De plus, l’automaticité de la sanction repose sur un a priori idéologique fragile : la certitude de la sanction conduirait naturellement à ne pas passer à l’acte. Ce raisonnement a fonctionné pour la délinquance routière avec les radars automatiques. Pourquoi ne pas le généraliser ? Derrière ce bon sens apparent se dessine une rupture profonde avec la volonté éducative de la justice des mineurs. Considérer en effet le mineur délinquant comme un calculateur rationnel revient à le traiter comme un majeur et, par conséquent, à renoncer à la volonté éducative de la justice des mineurs.

Il apparaît pourtant dans les violences de ces dernières années, singulièrement lors des émeutes, que les infractions traduisent une impulsion avant tout émotionnelle. Même si le vol, le resquillage, les trafics forment une part réelle de la délinquance qu’il faut sanctionner, que dire des incendies de voiture, des outrages aux forces de l’ordre, des caillassages de pompiers, des insultes aux enseignants ? De quel "calcul rationnel" seraient-ils l’expression ?

Cela nous conduit aux propositions du projet de loi sur la coordination des acteurs publics. Il est indispensable de coordonner la politique de prévention de la délinquance au plus près des citoyens. Celle-ci doit pouvoir passer par le partage de l’information entre professionnels. Le projet de loi fait du maire l’acteur central de la politique de prévention, le dotant de compétences judiciaires pour ordonner un rappel à la loi ou solliciter la mise en place d’une tutelle aux prestations sociales. Or, ce "transfert de compétences" est dangereux. D’abord parce qu’il marque une défiance à l’égard de l’action sociale et de la justice des mineurs, censées ne pas suffisamment répondre aux attentes des élus.

Ensuite parce que le maire devra nécessairement répondre aux attentes de ses électeurs. L’intérêt du mineur pourrait alors se soumettre aux contingences politiques locales et aux préoccupations du seul maintien de l’ordre. Enfin, traiter le jeune comme un majeur contredit l’ambition affichée par le projet de loi de responsabiliser les familles. On ne peut en effet, sans se contredire, à la fois émanciper les jeunes en les traitant comme des délinquants majeurs et demander aux familles de "tenir leurs enfants".

Sur un plan juridique, l’automaticité des sanctions, les peines planchers souhaitées par le ministre de l’intérieur, parce qu’elles nient l’individualisation des peines et l’autonomie de l’action judiciaire, ne permettraient pas une véritable coordination de l’action publique - au sens où celle-ci ne peut signifier la subordination d’un acteur, en l’occurrence la justice, aux autres. Généraliser la fonction punitive, c’est privilégier la logique policière, au détriment d’autres formes de régulation, notamment en matière d’action sociale.

Il est illusoire de répondre par la seule pénalisation au malaise d’une partie de la population française assignée à résidence dans des quartiers mal reliés à l’espace commun, politiquement sous-représentée, sans perspective de promotion sociale. Or les émeutes de novembre 2005 ont révélé une géographie assez précise de la ségrégation urbaine. Elles interpellent l’Etat : comment sortira-t-il du déni trop longtemps entretenu sur les discriminations, l’inadéquation des pratiques policières, le poids du chômage de masse, les inégalités scolaires, le défaut de médiations locales ? A cette question, comme à la détresse des habitants de ces quartiers, premières victimes des violences, ce projet de loi n’apporte aucune réponse.

En cette période préélectorale, la délinquance est trop utilisée comme une ressource de communication politique et pas assez traitée comme le problème de société qu’elle est véritablement. La prévention de la délinquance juvénile appelle une autre réponse de la part des autorités publiques, à l’abri des risques de surenchère. Et ce projet de loi n’y répond manifestement pas.


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