85ème congrès de la LDH : « société de surveillance, vie privée et libertés »


article de la rubrique Big Brother > l’administration et les données personnelles
date de publication : samedi 23 mai 2009
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La Ligue des droits de l’Homme réunit son 85ème congrès du 30 mai au 1er juin 2009 dans la ville du Creusot. Le temps fort sera évidemment la présentation par Jean-Pierre Dubois du rapport moral, suivie d’un débat et d’un vote.

Un autre moment important sera le vote d’une résolution sur le thème du congrès, « Société de surveillance, vie privée et libertés ».

Le développement considérable des technologies de l’information et de la communication auquel nous assistons depuis quelques décennies entraîne un développement tout aussi considérable de la surveillance et du contrôle social. La multiplication des fichiers de données personnelles, l’accroissement de leurs capacités, la multiplication des interconnexions de fichiers administratifs, le développement de la vidéo-surveillance, de l’Internet, du recours à la biométrie, etc. se traduisent par un accroissement de la surveillance et du contrôle social.

Il est du devoir de la LDH, dont le premier article des statuts déclare notamment qu’ « elle lutte en faveur du respect des libertés individuelles en matière de traitement des données informatisées » de veiller à ce que ces développements technologiques soient accompagnés d’un développement équivalent de la protection des individus afin de préserver nos libertés fondamentales.

Dans l’intention de contribuer à ce débat, nous proposons ci-dessous deux articles d’Alain Weber [1] publiés il y a dix ans dans la revue de la LDH Hommes et Libertés. Ils permettront, espérons-le, de mesurer le chemin parcouru en une dizaine d’années...


Interconnexion des fichiers : les nouveaux alchimistes [2]

Identifier l’homme par un numéro unique
représente une société de type policier


Au prétexte de lutter contre la fraude fiscale, l’idée d’interconnecter fichiers sociaux, notamment par le numéro de Sécurité Sociale, et fiscaux refait surface. Un identifiant unique est non seulement dangereux mais il nous rappelle aussi de douloureuses pratiques du passé.

Quelle singulière manie que celle qui consiste à promettre un large débat et à s’en affranchir par de basses manœuvres !

Par un amendement présenté en catimini, n’ayant fait l’objet d’aucune concertation malgré la promesse du Premier ministre en date du 19 août 1997 : « cette démarche sera précédée d’une large concertation permettant l’expression de divers points de vue à ce sujet », l’Assemblée a pris une disposition extrêmement controversée d’autoriser l’interconnexion des fichier fiscaux et sociaux au moyen du numéro de Sécurité Sociale.

Les débats tiennent sur un ticket de métro ; c’est ce même projet qui avait été écarté et avait conduit en 1974, après un vaste mouvement de l’opinion publique, à l’adoption de la Loi Informatique et Libertés et à la création de la Cnil (Commission nationale Informatique et Libertés).

C’est un projet identique qui avait été présenté dans ces mêmes conditions de secret et en catimini, à la hussarde pour bien surprendre les citoyens, par le dernier gouvernement Juppé ; projet que la dissolution a rendu caduc.

Il s’agit, au prétexte d’éviter les erreurs et de lutter contre la fraude fiscale, de permettre l’interconnexion des fichiers sociaux et fiscaux.

Bien entendu, la LDH considère que le but poursuivi est légitime ; mais les moyens pour y parvenir sont complètement disproportionnés et attentatoires aux libertés de manière grave et irréversible.

La Ligue s’est toujours opposée à l’interconnexion des fichiers au moyen d’un identifiant unique, car cela tend nécessairement vers l’identification de l’homme au moyen d’un numéro unique. Or identifier l’homme au moyen d’un numéro unique représente une société de type policier. La Cnil aussi s’est toujours opposée l’interconnexion des fichiers au moyen d’un identifiant unique ; elle a trouvé et proposé des solutions alternatives propres à répondre aux préoccupations légitimes de l’administration fiscale et du gouvernement.

Un précédent : Vichy

Fi donc cependant de ces améliorations et solutions alternatives, qui avaient le mérite de protéger la vie privée, et haro sur le citoyen ! Ce que dénonçait déjà en 1974 Le Monde en titrant « Safari ou la chasse aux français » [3].

Et puis comment ne pas rappeler que le numéro de Sécurité Sociale est un numéro dont la structure mêmes autorise toutes les déviances.

Qui sont donc ces apprentis sorciers, qui jouent avec nos libertés, ces nouveaux alchimistes à la mémoire si courte qu’ils en ont oublié l’utilisation de leur numéro fétiche par le régime de Vichy ?

Le régime de Vichy avait distingué au moyen de ce numéro, « du fait de sa structure même qui en fait un numéro signifiant qui permet de mettre une qualité derrière chaque chiffre et non pas seulement identifiant » les non juifs (0), les citoyens de race juive (1), les étrangers juifs (7) et les étrangers réfugiés juifs (9) aux lieu et place du numéro qui tient lieu aujourd’hui de l’indication du sexe de la personne dont on parle.

Demain, pourquoi pas indiquer les Juifs, et les Arabes, par nationalités de surcroît, et puis les personnes atteintes de certaines maladies, et puis les RMIstes, et les handicapés, et les syndicalistes, et que sais-je encore ?...

S’affranchir d’un débat promis et nécessaire, tenter de faire voter en catimini une disposition liberticide relèvent de basses manœuvres indignes.

Ecarter les solutions alternatives mises en place par les autorités les plus compétentes révèle l’insondable mépris affiché par le gouvernement pour l’autorité indépendante qu’est la Cnil.

Oublier le fait que le numéro de Sécurité Sociale permet toutes les déviances pour aboutir à un dispositif liberticide, voici les ingrédients d’une potion que cherchent à nous servir ces nouveaux alchimistes.

Les nouveaux miradors


Attention !
Ne lisez pas ce texte !

Un nouveau projet scélérat, une Cnil déchirée, de nouvelles indignations, quelques ajustements textuels et le tour est joué, à nouveau, comme on joue et rejoue une pièce théâtrale désormais bien rodée, celle de l’émiettement de nos libertés.

Ce nouveau projet liberticide c’est le Stic [4]. Comme si l’informatique devait nécessairement n’être utilisée que pour encore et encore attenter aux libertés, le Stic voit le jour et le citoyen rentre dans la nuit.
Le Stic c’est ce fichier qui note tout, interconnecte toutes les informations, indistinctement sur les délinquants, les victimes ou les faits divers, le vol d’un biberon à la crèche, les actes de terrorisme, l’enlèvement du chat de la voisine...
Si vous êtes par malheur victime d’une infraction, n’allez pas le dire à la police car vous serez en plus victime d’un fichage au sein du Stic.

Si vous avez par bonheur commis une petite bêtise lorsque vous étiez jeune ou moins jeune, vous risquez de vous la voir rappelée alors que vous même - et la terre entière - l’aviez oubliée, sauf le Stic.

Si vous écrivez un article contre le Stic, vous risquez de figurer dans le fichier. Si vous lisez l’article qui a valu à son auteur de s’y retrouver, vous le rejoindrez assurément. Trop tard, vous êtes Sticé, et désormais placé sous de nouveaux miradors.

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Basses manœuvres pour une interconnexion des fichiers [5]

Le numéro de sécurité sociale permet toutes les déviances
y compris les plus criminelles


Malgré un objectif légitime, l’interconnexion des fichiers sociaux et fiscaux présente de graves risques d’atteintes à la protection de la vie privée. Des atteintes aux libertés dont aucun débat démocratique n’a fait l’écho et pourtant déjà douloureusement expérimentées dans notre triste histoire.

C’est une constante de ces 25 dernières années : de droite comme de gauche, le pouvoir a une attirance maladive pour la chose informatique et la singulière manie de cultiver le secret en la matière.

Très tôt le ministère de l’Intérieur a donné le ton. Ainsi, en 1974, il projetait de réunir sur un seul fichier les données de cent millions de fiches réparties dans 400 fichiers.

Depuis, la dynamique de centralisation des fichiers n’a cessé de s’amplifier ; elle resurgit par des projets d’interconnexion des fichiers fiscaux et sociaux, au moyen du NIR, c’est-à-dire du numéro de sécurité sociale qui identifie chaque citoyen en France [6]. Ces projets sont présentés en secret comme si le pouvoir avait honte de ses choix [7]. Dernier né : un clone du projet du dernier gouvernement Juppé, apparu au moyen de ce qu’on nous permettra de qualifier de « basses manœuvres  ».

La technique a consisté à faire présenter par un député un amendement au projet de la loi de finance pour 1999 permettant à l’administration fiscale « de collecter, conserver et échanger entre ses services (ce qu’elle ne peut pas faire aujourd’hui) le numéro de sécurité sociale des personnes physiques », obligation étant désormais impartie à chaque contribuable de mentionner ce numéro sur toutes ses déclarations fiscales.

Cet amendement a immédiatement été complété par un sous-amendement qui autorise les agents de l’administration fiscale à communiquer aux organismes et services chargés de la gestion d’un régime obligatoire de sécurité sociale, toutes les informations fiscales dont l’administration fiscale dispose. Présenté à la sauvette et non débattu, il a ouvert la porte à l’interconnexion des fichiers sociaux et fiscaux. La Cnil (Commission nationale informatique et libertés), quant à elle, a été délibérément écartée du débat.

Des pratiques hasardeuses

L’objectif affiché – réduire les erreurs et les fraudes par une meilleure
exploitation des informations (les bulletins de recoupement) qui parviennent à l’administration fiscale, mais que cette dernière ne sait pas bien rattacher à tel ou tel contribuable – est bien évidemment légitime. Mais on peut d’ores et déjà constater que l’utilisation du NIR ne permettra pas d’atteindre ce but. Le NIR ne pourra faciliter l’exploitation des bulletins de recoupement que si les organismes tiers déclarants sont eux-mêmes en possession du même numéro identifiant.

Ainsi la logique affichée implique nécessairement que le NIR soit utilisé non seulement par l’administration fiscale, mais encore par l’ensemble des organismes appelés à transmettre des déclarations obligatoires à l’administration fiscale au titre des revenus imposables qu’ils versent ou des opérations qu’ils effectuent ou enregistrent pour le contribuable.

L’interconnexion des fichiers fiscaux et sociaux est donc une pré-étape à la détention, à l’usage et à la diffusion du numéro de sécurité sociale par de multiples organismes publics et privés, c’est-à-dire les banques, les compagnies d’assurance, les caisses de retraite par capitalisation....

Lorsque toutes ces entreprises, qui se trouvent sous le contrôle de grands groupes internationaux et français, auront accédé à l’utilisation du numéro de sécurité sociale, on ne peut que s’attendre à des atteintes intolérables à la vie privée des personnes et à des discriminations dans la fourniture de prestations de protection sociale, d’assistance et d’assurance, notamment pour les produits de retraite par capitalisation.

Pourquoi, en effet, assurer et protéger des gens malades et pauvres, alors que l’outil informatique permettra d’identifier nettement et facilement les gens riches et en bonne santé ?

Par ailleurs, la logique de l’utilisation du NIR laisse supposer que ce numéro devrait résoudre tous les problèmes, rencontrés par les administrations fiscales dans l’identification des personnes, c’est-à-dire notamment : contrôler l’assiette des prestations sociales sur la base des données fiscales ; consulter les fichiers de sécurité sociale pour retrouver l’adresse des redevables défaillants ; vérifier les données issues des fichiers des comptes bancaires utilisés pour émettre des avis à tiers détenteurs ; identifier les contribuables concernés par les déclarations effectuées par des organismes, pour les rapprocher des déclarations de revenus de ces contribuables.

Or, chacun de ces problèmes pourrait trouver une solution sans recourir au NIR. La Cnil a toujours fait valoir que l’identification des personnes répertoriées dans un fichier peut être garantie par la certification de leur état civil sur la base du NIR détenu par l’Insee sans qu’il soit besoin que les fichiers certifiés disposent en retour du NIR, et que les responsables du traitement de ces fichiers spécifiques doivent être encouragés à préférer l’utilisation d’identifiants spécifiques, plutôt que du NIR.

On peut s’attendre à des atteintes à la vie privée et à des
discriminations dans la protection sociale
 [8].

Des solutions alternatives existent donc. Recourir au NIR anéantirait l’émergence de ces solutions qui ont le mérite d’atteindre les objectifs affichés sans porter atteinte à la liberté des personnes, car c’est l’utilisation du NIR comme un numéro national unique d’identification qui est finalement sous-jacente dans le projet d’interconnexion des fichiers.

Une histoire dangereuse

Il s’agit bien d’utiliser le NIR comme un outil de traçage, dont devront nécessairement être dotés tous les organismes qui versent des informations à toutes les administrations.

Et puis, on ne peut évoquer le NIR sans rappeler un peu de son histoire [9]. En 1941, le Service de la démographie est autorisé à établir un dossier pour chacune des personnes résidant sur le sol français...Une première étape consiste à établir un répertoire national en relevant systématiquement toutes les naissances. Les données sur le sexe (1 chiffre), la date de naissance (4 chiffres), la commune de naissance (5 chiffres), suivies d’un numéro d’ordre (3 chiffres) permettent d’établir un numéro d’identification de 13 chiffres conçu pour rester immuable pendant toute la vie d’un individu et susceptible à sa seule lecture de situer cet individu.

Puis, notamment pour l’application du statut des Juifs en Algérie, pour pouvoir les distinguer d’une part des Français et d’autre part des indigènes musulmans, il est proposé de modifier la composante relative au sexe dans le numéro matricule. En effet, il s’agit « d’éclairer les décisions du gouvernement général ».

Il est ainsi prescrit l’utilisation du code suivant pour la première composante : 1 et 2 pour les Européens, 3 et 4 pour les indigènes musulmans,
5 et 6 pour les Juifs indigènes (5 de sexe masculin, 6 de sexe féminin), 7 pour les étrangers, 9 et 0 pour les statuts mal définis.

Comment mieux rappeler et mieux dire que le numéro de sécurité sociale permet toutes les déviances, y compris les plus criminelles ?

Le système d’interconnexion des fichiers est liberticide.

Certains pays qui ont connu la dictature – par exemple le Portugal – ont donné valeur constitutionnelle à l’interdiction des interconnexions de fichiers.

C’est dans cette direction qu’il faut aller, pas vers l’autre. Malgré le vote de la loi et sa validation par le Conseil constitutionnel, il n’est jamais trop tard pour abroger une disposition scélérate.

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Notes

[1Alain Weber, avocat, était alors président de la Commission informatique et libertés de la LDH.

Ce site comporte un autre article écrit par Alain Weber en 1997 : « souriez, vous êtes traqués ».

[2Publié dans Hommes et Libertés, N° 102, décembre 1998 / janvier 1999, consacré à « Sciences, techniques et droits de l’homme ».

[5Publié dans Hommes et Libertés, N° 103, février / mars 1999.

[6Pour le NIR, Numéro d’identification au répertoire, voir : le NIR et l’interconnexion des fichiers.

[7Voir l’article précédent.

[9Les travaux de la Mission d’analyse historique sur le système de statistique français de 1940 à 1945, réalisés par Jean-Pierre Azema, Raymond Levy-Bruhl et Béatrice Touchelay, sont une contribution majeure dont la lecture est vivement recommandée à nos nouveaux alchimistes et autres apprentis sorciers qui jouent avec le NIR. (Voir : article 2306.)


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