il y a trente ans, G.A.M.IN. ou l’oubli de l’humain


article de la rubrique Big Brother > l’administration et les données personnelles
date de publication : samedi 20 juin 2009
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Loi informatique et libertés – Article 10 : « Aucune décision produisant des effets juridiques à l’égard d’une personne ne peut être prise sur le seul fondement d’un traitement automatisé de données destiné à définir le profil de l’intéressé ou à évaluer certains aspects de sa personnalité. »

« La CNIL a eu à apprécier un certain nombre de traitements au regard de cette prescription. L’un des premiers traitements qu’elle eut à examiner, dénommé “GAMIN”, avait pour objet de permettre, sur la base des informations de nature médicale et sociale recueillies à partir des certificats de santé établis dans le cadre de la protection maternelle et infantile, la sélection automatique des enfants devant faire l’objet d’une surveillance médico-sociale particulière.
Ce dossier a soulevé dans les années 80-81 de profondes craintes. Sélectionner un enfant sur le fondement de certificats médicaux, de certificats de PMI, n’est-ce pas le ficher à jamais ? Assurer le suivi du nouveau-né, n’est-ce pas le “marquer”, d’abord comme étant un enfant qui doit faire l’objet d’un suivi, puis, comme adulte qui a été un enfant suivi ?
 », a écrit Michel Gentot, président de la Cnil de février 1999 à janvier 2004 [1].

A l’origine du système G.A.M.IN., Gestion Automatisée de Médecine INfantile, il y a une loi : la loi n° 70-633 du 15 juillet 1970 [2], relative à la délivrance obligatoire de certificats de santé à l’occasion de certains examens médicaux préventifs. Il s’agissait de mettre en place une surveillance médicale et sociale, de nature administrative, de tous les enfants en bas âge.
Ce système devait être abandonné suite à un avis défavorable émis par la Cnil en juin 1981 relativement à sa finalité principale [3]. Cet épisode est resté célèbre comme exemple de mise en place d’un contrôle généralisé de populations avec risque d’exclusion sociale irrévocable – une situation toujours d’actualité.

Ci-dessous une présentation succincte de G.A.M.IN. très fortement inspirée d’un ouvrage d’André Vitalis [4].


Ce système sophistiqué de protection maternelle et infantile devait permettre de sélectionner automatiquement les enfants à surveiller médicalement, à partir de 170 critères. Une assistante sociale était alors dépêchée dès le huitième jour puis revenait régulièrement pour prendre en charge un enfant signalé comme “prioritaire” c’est-à-dire “à risques” [5].

Une mise en place progressive et secrète

A - Par voie de circulaires

- 1. La loi du 15 juillet 1970 relative à la délivrance obligatoire de certificats de santé à l’occasion de certains examens médicaux préventifs est la mise en oeuvre d’une volonté d’organiser une protection sanitaire plus efficace, notamment en ce qui concerne les invalidités graves, en collectant une meilleure information médicale sur les nouveaux nés.

Ce souci de prévention n’était pas nouveau : une ordonnance de 1945 avait prévu, pour améliorer l’état sanitaire de la population, l’établissement d’examens médicaux gratuits pour tous les enfants de zéro et six ans. Toutefois, faute d’avoir prévu des sanctions pour faire respecter cette obligation, l’application de ce texte fut limitée.

La loi du 15 juillet 1970 a voulu porter remède à cette situation. Afin d’améliorer la surveillance sanitaire des jeunes enfants, et particulièrement la détection précoce des invalidités et handicaps, cette loi rendait obligatoire, dès les premiers âges de la vie, l’établissement de certificats de santé que les médecins devaient envoyer à l’administration de la Protection sanitaire et sociale (PMI). Cette fois l’obligation était assortie d’une sanction : le versement des allocations familiales aux parents était conditionné par la présentation de ces certificats à la caisse compétente.

- 2. Le recours à un traitement informatique est envisagé pour exploiter l’information contenue dans les certificats de santé. Une circulaire du ministre de la Santé du 1er septembre 1972, concernant l’application de la loi, évoque la possibilité de recourir à l’informatique. Et pour la première fois apparaît la catégorie d’ « enfants à risques ».

- 3. Le dépistage des enfants à risques concerne des risques de nature médicale et également de nature sociale. C’est la circulaire du 13 juin 1973 qui offre la définition la plus complète du système GAMIN, en allant bien au-delà du texte de la loi. Au premier objectif des certificats de santé concernant la protection sanitaire des enfants en bas âge, elle en ajoute un second, car ces certificats doivent également « apporter au niveau national et par le moyen de l’informatique, une meilleure connaissance épidémiologique et donner notamment la possibilité d’une planification des besoins futurs en équipements et personnels des établissements spécialisés pour inadaptés ».

- 4. Un programme informatique national permet de rendre automatique la détection des « enfants à risques ». Une circulaire du 13 mai 1974 achève la construction du système GAMIN. Elle indique en effet que les services du ministère de la Santé ont mis au point un programme d’exploitation informatique des certificats de santé qui permet l’émission de fiches « enfant prioritaire en surveillance PMI ». Ce sont ces dernières fiches qui déclenchent l’intervention d’une puéricultrice ou d’une assistance sociale auprès de la famille concernée afin de confirmer ou d’infirmer le ou les risques.

La circulaire fait mention des risques retenus dans le programme. On relève pour les risques sociaux : célibat de la mère, profession de l’allocataire ou de la mère (salarié agricole, mineur, apprenti ouvrier, manoeuvre, femme de ménage, étudiant, militaire du contingent, ancien agriculteur, sans profession), nationalité étrangère de la mère lorsque la profession est l’une des précédentes.
Les risques médicaux sont très nombreux. Ils concernent l’état physique de l’enfant (poids, taille, périmètre crânien, ...) ainsi que les conditions de l’accouchement. On a parfois quelques difficultés à qualifier la nature du risque comme par exemple dans le cas du critère suivant : « âge de la mère inférieur à 18 ans ou supérieur à 40 ans ».

Le champ d’application ayant été ainsi considérablement étendu par circulaire en prenant en compte les « enfants à risques sociaux », 40 % de la population enfantine est maintenant considérée comme population « à risques ».

Les possibilités de sauvegarder les informations sur support magnétique ont amené les promoteurs de GAMIN, à envisager l’extension du système jusqu’à l’âge de dix-huit ans en l’enrichissant avec les informations en provenance de la médecine scolaire.

GAMIN n’était plus un dispositif de dépistage précoce des handicaps mais était devenu la base d’un stockage du profil médical de toute la population.

B - La pratique du secret.

La part prépondérante prise par des circulaires dans la création de GAMIN, circulaires adressées individuellement à des fonctionnaires tenus à l’obéissance hiérarchique, mettait l’opération à l’abri de tout débat public. Le caractère progressif de cette définition et de la mise en place pratique du système a également contribué à en masquer les différents enjeux.

Les exécutants se trouvaient dans une situation inconfortable, entre un public totalement ignorant des modalités de cette opération et une administration qui a toujours oeuvré dans l’opacité.

Le grand public n’a jamais été informé du rôle exact des certificats de santé. Les parents d’un nouveau-né n’ignoraient pas qu’un bilan de santé était établi par un médecin au cours des huit premiers jours et entre les 9e et 24e mois de la vie de l’enfant, et qu’une attestation devait être envoyée à la caisse d’allocations familiales pour pouvoir bénéficier des allocations post-natales, en revanche ils ne savaient pas que ces certificats alimentaient un fichier informatisé qui repérait les « enfants à risques » [6].

Les parents ne connaissaient en général pas le contenu de la partie médicale des certificats, couverte par le secret médical, que le médecin remplit souvent en l’absence des parents et envoie directement au service PMI de la Direction de l’Action sanitaire et sociale. L’attestation qu’ils doivent faire parvenir à la caisse d’allocations familiales comporte en effet uniquement des renseignements d’état-civil.
De la même façon, la surveillance prioritaire d’un enfant peut être faite à l’insu de sa famille qui ne connaîtra jamais les raisons et les suites (l’établissement d’une fiche) de la visite d’un travailleur social qui doit veiller, selon les termes d’une circulaire, « à ce que les familles ne soient pas alertées inutilement ou brutalement ». Il est ainsi prélevé sur les enfants des informations qui touchent à leur personnalité la plus profonde sans que les parents soient au courant de la destination ni des usages futurs de ces informations.

Les concepteurs du système GAMIN n’ont fait aucun effort pour informer les usagers du système, c’est-à-dire toutes les familles, de ses modalités et finalités. Comme on l’a vu, sous le couvert d’une application de la loi, ils ont progressivement mis en place une opération qui n’avait plus grand chose à voir avec les intentions du législateur. Cette action, menée dans le plus grand secret, avait plusieurs objectifs.

L’un d’entre eux concerne la gestion. Comme l’a déclaré un conseiller du ministre : « Pourquoi le Ministère de la Santé s’oriente-t-il vers un développement de l’informatique dans les secteurs sanitaires et sociaux ? Je crois que la première réponse a été fournie, et je m’excuse d’être amené à répéter ce que d’autres avant moi et ce que d’autres reprendront probablement par la suite : c’est parce que nous avons un immense secteur à gérer ! » Pour l’administrateur, l’informatique apparaît comme un moyen d’assurer la maîtrise d’un nombre considérable et sans cesse croissant d’informations dans le suivi des dossiers, les tâches de contrôle et de programmation. La réalisation d’un emploi optimal des ressources tel qu’il est préconisé par la discipline nouvelle qu’est l’économie de la Santé, passe également par l’emploi de l’ordinateur.

Une utilité contestée

La participation à la conception du système GAMIN de professionnels chargés de l’appliquer, fut des plus réduite. Elle se limita, lorsqu’elle eut lieu, à des aspects secondaires, comme la consultation du Conseil de l’Ordre des médecins à propos du contenu des certificats de santé.

La Commission « Informatique et Libertés » a relevé le refus de certains praticiens de remplir les certificats devant l’absence de toute information sur les objectifs et les modalités de réalisation. Puis des réactions de nature plus collective se sont fait jour pour contester l’utilité du système. Elles émanent de certaines organisations syndicales ou associations de médecins et de travailleurs sociaux. Ainsi le syndicat de la médecine générale a pris position contre l’opération en donnant à ses adhérents à son dernier congrès de Lyon, la consigne de refuser de remplir des certificats.

Le système, compte-tenu de sa lourdeur, est d’un secours limité pour l’aide médicale et sociale qui peut être apportée aux familles. Dans le cas de handicaps qui nécessitent une intervention rapide, comme par exemple la luxation congénitale de la hanche ou le pied bot, la fiche de signalement arrive trop tard. Heureusement, le système traditionnel basé sur l’envoi aux services sociaux, par le service d’état civil de la mairie, des avis de naissance dans les 48 heures, a été maintenu. Dès réception de cet avis, les puéricultrices et les assistantes sociales organisent des visites systématiques auprès des familles concernées.
GAMIN faisait donc double emploi avec cet ancien système.

Le travail social qui reposait sur l’aide, devient d’abord un travail de collecte d’informations sur la population. Le travailleur social est ainsi transformé en agent de renseignements.
A terme, les relations de confiance qu’il a su établir avec les familles peuvent en souffrir. Son rôle est avant tout un rôle de traducteur. Il doit traduire dans le code administratif de la fiche, les problèmes de son « client » et, inversement, dans un langage compréhensible par le « client » la réglementation bureaucratique. Cela ne laisse que peu de place à l’initiative personnelle.

Par ailleurs, dans sa tâche principale de collecteur d’informations, le travailleur social ne peut pas rendre compte de la complexité d’une situation compte-tenu du caractère limité et standardisé des renseignements qu’il doit transmettre. « Une donnée sociale ne peut être considérée comme telle, que dans un vécu et selon le destinataire. Si on la “traduit” en une donnée simple, objective et univoque et si on l’extrait du contexte, non seulement ce n’est pas une donnée fiable, mais ce peut être une donnée déformée, trahie, fausse... Le langage informatique ne peut jamais traduire un processus. Il décalque rigoureusement une réalité, il ne l’analyse jamais. C’est un langage mort. Si les données sont limitées et standardisées au départ, les réponses seront limitées et standardisées à la sortie ».

« Quel est le sens d’un travail, s’interroge V. de Gaulejac, qui consiste, pendant 8 heures par jour, à coder des informations qu’on ne comprend pas, sur des gens qu’on ne connaît pas non plus, pour des raisons qui échappent complètement ? Quel progrès pour l’humanité ! Quelle réussite dans l’amélioration de la qualité de vie ! »

Alors qu’auparavant les travailleurs sociaux déterminaient eux-mêmes la priorité de la surveillance et de l’aide à apporter à l’occasion des visites faites systématiquement avant et après la naissance, leur travail leur est maintenant dicté par la machine. Ils deviennent des chargés de mission par et pour l’ordinateur.

P.-S.

Comme complément à cet article, nous vous invitons à prendre connaissance d’un extrait de l’ouvrage d’André Vitalis où ce dernier expose en quoi le système G.A.M.IN. était liberticide.
Un texte d’une actualité surprenante !

Notes

[1Référence : Michel Gentot, La protection des données personnelles
à la croisée des chemins
, http://www.asmp.fr/travaux/gpw/inte..., chapitre 1 du tome 3 de La protection de la vie privée dans la société d’information, publié le 1er janvier 2002 aux Puf.

[3L’avis de la Cnil : http://www.legifrance.gouv.fr/affic....

[4André Vitalis, Informatique, Pouvoiret Liberté, avec une préface de Jacques Ellul, éd Economica, 218 pages, 2ème édition, mai 1988.

André Vitalis est actuellement professeur de Sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux. Nous le remercions de nous avoir permis d’utiliser très librement les pages 91 à 100 de son ouvrage. Il va sans dire que les erreurs éventuelles seraient imputables à l’auteur de ces lignes et non à André Vitalis.

[5Voir
Danièle Bourcier, « Données sensibles et risque informatique. De l’identité menacée à l’identité virtuelle » http://www.u-picardie.fr/labo/curap....

[6Cf. à cet égard la réponse des concepteurs du système GAMIN à la question de la Commission sectorielle, « Inf. et libertés », en février 1975 :
« Les personnes enregistrées ont-elles connaissance de l’existence du fichier ? »
– « Non, elles n’ont pas nécessairement connaissance de l’existence du fichier informatique. Mais la forme très informatique du document leur permet de le savoir » !


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