Cet article d’Alain Weber a dix ans : il a été publié dans Hommes & Libertés, revue de la LDH, n° 97-98, de décembre 1997.
Il n’a rien perdu de son actualité. Au contraire, il faut bien constater qu’en dix ans la situation n’a fait qu’empirer :
Les récents développements de l’informatique posent [...] la question du juste compromis entre l’avènement des nouvelles technologies et la necessaire protection de l’individu, notamment dans sa vie privée.
Georges Orwell s’est trompé. Il s’est trompé, non pas sur les risques d’intrusion de l’informatique dans la vie quotidienne — la réalité ayant dépassé la fiction — mais bien plutôt dans la capacité des citoyens à s’en émouvoir. Les acteurs de son roman 1984 sont éminemment conscients de l’oppression et du viol permanent qu’ils subissent du fait de l’informatique, alors que les citoyens de l’an 2000, sont totalement inconscients des dangers et enjeux liés à l’informatisation rampante de la société. Pire, ils participent par leur silence, au lent naufrage de leurs libertés.
Très tôt, il s’est avéré que l’informatique permettait une foule d’opérations que l’imagination la plus débridée ne peut imaginer, très vite également est apparue la nécessité de trouver le juste compromis entre développement de l’informatique et la protection de l’individu notammant dans sa vie privée.
Le 21 mars 1974 dans sa page « Justice » sous la signature de Philippe Boucher, Le Monde titre : « SAFARI ou la chasse aux Français » et dévoile les projets du ministère de l’intérieur : il s’agit de réunir sur un seul fichier les données de cent millions de fiches réparties dans quatre cents fichiers. Philippe Boucher écrit : « Le ministère de l’intérieur a d’encore plus vastes ambitions. Détenteurs, déjà, du fichier national du remembrement, les services de M. Jacques Chirac font de grands efforts pour, affirme-t-on, s’en adjoindre d’autres : le cadastre, le fichier de la direction nationale des impôts et, plus grave encore, celui du ministère du travail ».
De telles visées comportent un danger qui saute aux yeux, et que M. Adolphe Touffait, procureur général de la Cour de cassation, avait parfaitement défini le 9 avril 1973 devant l’Académie des sciences morales et politiques, en disant : « la dynamique du système qui tend à la centralisation des fichiers risque de porter gravement atteinte aux libertés et même à l’équilibre des pouvoirs politiques ». C’est la première opposition d’envergure au projet d’interconnexion de tous les fichiers disponibles, projet pour lequel l’INSEE et le ministère de l’Intérieur associent leurs efforts.
Un système juridique protecteur
L’aboutissement parlementaire de cette situation est la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique aux fichiers et aux libertés plus connue sous la contraction « Informatique et libertés ». L’article 1 affiche les principes suivants : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques ».
Ces principes sont confirmés par le texte de la convention du 28 janvier 1981 du Conseil de l’Europe dont le titre même est particulièrement éloquent sur le but poursuivi : « Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisés des données à caractère personnel ». Cette protection est encore affirmée par la directive du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données. Le premier article de la directive édicte : « Les États membres assurent conformément à la présente directive la protection des libertés des droits fondamentaux des personnes physiques, notamment de leur vie privée à l’égard du traitement des données à caractère personnel ».
C’est dire si, du point de vue de « l’annonce », le principe de la supériorité de la protection des libertés et droits fondamentaux de l’individu l’emporte sur l’informatique dont le développement ne peut se faire en violation des droits fondamentaux et notamment du respect de la vie privée. Mais cette approche déclarative, se heurte quotidiennement aux volontés parfois farouches tant de l’administration que des entreprises privées qui n’ont de cesse de repousser les limites de protection de l’individu.
La CNIL, gendarme de l’application de la loi de 1978, est là pour s’opposer à ces débordements quotidiens, ou tout au moins pour tenter de contenir la boulimie des opérateurs publics et privés pour la chose informatique. La richesse de son rapport annuel révèle la diversité de ses
interventions et la multiplication des attaques, menées au moyen des technologies nouvelles contre la vie privée des citoyens. Car il faut bien parler d’attaque. Prenons l’exemple de la vidéo-surveillance, contre laquelle la Ligue des droits de l’homme a beaucoup lutté sans obtenir satisfaction [1] : il est vrai que la barre avait été placée un peu haut puisque c’est l’abandon pur et simple d’un projet scélérat que la Ligue exigeait.
La multiplication des atteintes à la vie privée
De quoi s’agit-il exactement ? Tout simplement de l’abandon, par le législateur de 1991 du droit du citoyen à rester anonyme et à ne pas être surveillé dans ses déplacements. Cette liberté, bradée au bénéfice de la satisfaction d’une politique sécuritaire, est aujourd’hui perdue tant pour la génération actuelle que pour les générations futures.
Il ne faut pas se faire d’illusion. En matière de technologie nouvelle, tout abandon d’une parcelle de liberté est définitif. Ainsi, la décision
d’installer un système de vidéo-surveillance dans une commune – décision politique par excellence – est en réalité définitive en ce que le personnel politique – fut-il opposé à cette décision au moment où elle est prise – en devient captif lorsqu’il accède aux affaires de la commune.
Concrètement, il n’existe pas de cas où l’on soit revenu – peut-être par lâcheté
politique – sur ce type de décision. Ainsi, en utilisant les technologies nouvelles dans un but sécuritaire, le législateur de 1991 a gravement et durablement porté atteinte aux libertés. Il a également atrophié son libre arbitre politique et trahi le principe d’équilibre entre l’informatique et les droits des citoyens, principe dont il est pourtant le garant devant le peuple. En caricaturant, c’est un peu comme ci le législateur avait voulu punir ses citoyens – tous suspects en puissance... – en leur imposant la sourde et persistante menace d’être surveillé en permanence.
Ce qui est remarquable aussi, c’est l’acharnement avec lequel le pouvoir a tout fait pour écarter la CNIL du dossier, avec succès d’ailleurs. Très récemment encore, du temps du gouvernement de M. Juppé, le pouvoir a lancé une attaque larvée contre la CNIL, dans le but clairement déclaré de lui couper les ailes. Prétextant la transcription en droit national de la directive européenne, c’est-à-dire, la traduction dans notre droit interne des dispositions communautaires, le Gouvernement Juppé a clairement exprimé le souci – même s’il s’en défend – de « contraindre la CNIL à modifier les stratégies maximalistes qu’elle développe aujourd’hui dans ses avis... » ( lettre du garde des sceaux du 30.10.96, fiche n° 2 ).
Ces attaques contre l’autorité administrative indépendante qu’est la CNIL – indignes d’un gouvernement de pays démocratique –démontrent bien – si il en était besoin – la volonté du pouvoir d’écarter toute résistance aux projets touchant au domaine de la protection des données nominatives, et son incapacité, voire sa répulsion, à débattre sur la place publique de ses projets en la matière.
La peur du débat public
Ainsi, dans le même esprit de suspicion vis-à-vis des citoyens, c’est dans le plus grand secret, en catimini et à la hussarde que ce même gouvernement Juppé tentait de faire passer le projet d’interconnexion de fichiers sociaux et fiscaux, –le même que celui dénoncé par Philippe Boucher il y a 23 ans, en noyant parmi soixante-dix dispositions diverses, un texte apparemment anodin qui cependant validait le principe d’interconnexion et l’utilisation du numéro de Sécurité sociale –comme référence de rattachement. C’est-à-dire, très concrètement, l’avènement de Big Brother.
La dissolution de l’Assemblée viendra opportunément empêcher le projet scélérat d’aboutir. On conservera cependant en mémoire la méthode – particulièrement troublante – utilisée par un gouvernement pour faire voter en catimini un texte qui avait soulevé un tollé général il y a peu de temps et qui avait justement abouti à la loi « informatique et liberté ».
Cette manie d’agir à la dérobée, cette peur du débat public sur les domaines qui touchent aux libertés ne peuvent qu’inquiéter. Résultent-elles du sentiment apparemment partagé selon lequel les technocrates sont dépositaires d’une sorte de pensée légitime et d’une forte réflexion qui leur permettraient de s’affranchir du débat démocratique ? Mais n’est-ce pas sur cette logique « de la réflexion supérieure » celles des « sachants et des savants » que des politiques de stérilisation de certaines personnes dans des sociétés dites démocratiques ont pu voir le jour ?
Lorsqu’on est aux affaires, ne faut-il pas – ne doit-on pas – se méfier de ce type de sentiment de supériorité , qui permet de commettre des actes criminels quasiment sans s’en rendre compte ? Ce débat, la Commission Braibant, du nom de son président nommé par le nouveau premier ministre, est en train de l’initier. Il concerne la transposition de la directive il faut espérer qu’il ne s’agit pas d’un leurre.
La Ligue des droits de l’homme sera attentive à ce que les pouvoirs de la CNIL ne soient pas atrophiés, ni amputés et que les traitements dits « de souveraineté », c’est-à-dire principalement les traitements de sécurité, soient contrôlés au moins comme par le passé, sinon plus.
Cela veut-il dire que nous ne devons jamais faire confiance aux gouvernements – quels qu’ils soient – concernant l’utilisation des nouvelles technologies ? Oui, c’est exactement cela. On ne peut faire confiance au gouvernement – quel qu’il soit – sur ces questions. Toute l’histoire de l’utilisation des technologies nouvelles par les gouvernements – fussent-ils démocratiques – va dans le sens de leur exploitation pour surveiller toujours plus et toujours mieux. Le citoyen a un impérieux devoir de vigilance car il est
dépositaire – pour les générations à venir – de la conservation et du développement des espaces de libertés.
[1] Voir Hommes et libertés n° 94, consacré à « libertés individuelles et vie privée ».