société de surveillance, vie privée et libertés


article communiqué de la LDH  de la rubrique Big Brother > une société de surveillance
date de publication : mercredi 17 juin 2009
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En adoptant la résolution « Société de surveillance, vie privée et libertés » lors de son 85e congrès (Le Creusot, 30 mai-1er juin 2009), la Ligue des droits de l’Homme entend contribuer activement au développement d’une prise de conscience et d’interventions citoyennes pour refuser que des avancées scientifiques soient détournées par les tenants du contrôle social, du conditionnement des consommateurs ou de l’idéologie sécuritaire.


Société de surveillance, vie privée et libertés

La surveillance des citoyens au nom de l’ordre public, tantôt généralisée et tantôt
ciblée sur des « classes dangereuses », est vieille comme l’Etat moderne. Il ne
s’agit pas seulement des pratiques de régimes autoritaires telles que le fichier des
Juifs de Vichy : c’est dès le règne de Louis XIV que l’on fiche prostituées,
mendiants, nomades et mal-pensants ; et l’on sait aussi le profit que tira la police
de l’« invention », deux siècles plus tard, des empreintes digitales... sous un
régime républicain et démocratique.

A cet ancien tropisme s’ajoute une obsession plus récente qui, insidieusement,
fait le lit de la surveillance universelle : l’idéologie du « risque zéro ». L’illusion que
le progrès scientifique et technique permettrait une protection contre tous les
risques du début à la fin de la vie conduit à accepter des restrictions des libertés
et des atteintes à la vie privée. Au nom d’une conception exacerbée du « principe
de précaution » ou de l’« insécurité zéro », la « tolérance zéro » remet en cause
l’équilibre entre prises de risques inhérentes à la liberté personnelle et protection
de l’ordre public. C’est en s’appuyant sur ces fantasmes et sur ces angoisses que
l’Etat instrumentalise politiquement la demande sécuritaire et développe des
systèmes de surveillance de plus en plus sophistiqués et généralisés.

L’acceptation par les citoyens de l’utilisation systématique des technologies de
l’information s’appuie sur les services qu’elle apporte dans la vie quotidienne
comme pour l’exercice de la citoyenneté. Sa généralisation est perçue comme
inévitable, et elle est souvent organisée, voire imposée, sur des lieux de travail ou
de vie en commun. Dans la plupart des cas, le bénéfice immédiat qu’elle procure
fait négliger les risques qu’elle comporte. Cette situation est inédite en termes de
perception par la population d’un enjeu majeur pour les libertés publiques.

En effet, les progrès immenses des technologies de l’information et de la
communication ont aussi accru démesurément les moyens techniques du
contrôle social :

  • Développement de l’informatique, des techniques de numérisation et de
    transmission de l’information numérisée et plus précisément des
    possibilités de numérisation de masse, des capacités de stockage, de tri, de
    possibilités d’accès par des moteurs de recherche de plus en plus
    performants de télé-accès, des protocoles d’échanges de données et
    d’interconnexion permettant la constitution et la copie de « méga-bases » de
    données et leur interrogation par des moteurs de plus en plus rapides et
    surpuissants ;
  • Perfectionnement de la surveillance visuelle : la vidéosurveillance recourt
    désormais à des caméras numériques, parfois « réactives » (présentées
    comme capables, grâce à des logiciels d’étude du comportement, de
    détecter des individus devenant suspects et de leur adresser des
    injonctions phoniques) et d’ici peu d’une taille assez réduite pour permettre
    la généralisation d’une surveillance invisible ;
  • Accroissement des contrôles sur les communications téléphoniques (à
    partir des opérateurs de téléphonie mobile) et électroniques (à partir des
    fournisseurs d’accès), d’abord quant à leurs protagonistes et à leurs date et
    heure de connexion, ensuite aussi quant à leur contenu ;
  • Utilisation croissante de la biométrie : prise d’empreintes ADN alimentant
    des fichiers « génétiques », prise d’empreintes palmaires pour accéder aux
    lieux de travail ou à des services courants, « biométrisation » des
    documents d’identité ;
  • Pistes de « traçage » ouvertes par le perfectionnement des puces permettant
    une identification à distance par radiofréquence (RFID) et par le
    développement des nanotechnologies. On peut citer aussi, en tant que
    traitement pénal, le bracelet électronique dont les dérives croisent celles de
    la société de surveillance.

En outre, même si les standards imposés par les textes français et européens en
matière de protection des données personnelles sont présentés comme plus élevés
qu’en d’autres parties du monde, leur efficacité est remise en cause par le
caractère transnational des protocoles web et par les échanges internationaux
d’informations et de données. Comment appliquer l’obligation d’effacement des
données au terme d’une période déterminée face à une entreprise dont le moteur
de recherche analyse ses données et stocke ses archives à l’étranger, en
particulier aux Etats-Unis ?

Quant aux échanges de données personnelles organisés entre Etats membres de
l’Union européenne (notamment par l’extension en 2007 des dispositions du
traité de Prüm) voire entre l’Union et des Etats tiers (en particulier l’accord PNR
passé avec les Etats-Unis en matière de données relatives aux passagers de vols
transatlantiques), ils amplifient considérablement les menaces que font peser ces
techniques de surveillance sur la vie privée et les libertés, en élargissant de
manière très insuffisamment contrôlée le champ de diffusion des données
« sensibles » collectées puis transmises, y compris par des entreprises privées.

Nous sommes donc aujourd’hui très au-delà de l’état des techniques qui avait
conduit le Parlement français, après la mobilisation citoyenne contre le projet
« SAFARI », à l’adoption de la loi « Informatique, fichiers et libertés » créant
notamment la CNIL en 1978.

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Parce qu’aujourd’hui comme hier « tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser », le renforcement récent et spectaculaire des capacités de surveillance
doit, dans un état de droit, être équilibré par un réseau de règles, de contrôles et
de procédures garantissant les libertés contre l’arbitraire et faisant échec à la
« société de surveillance » dont la CNIL elle-même craint l’avènement immédiat.
Nous sommes très loin de cet équilibre : la multiplication des fichiers, les
tentatives de plus en plus nombreuses d’interconnexion, l’explosion de la
vidéosurveillance, le développement des puces RFID ont atteint un niveau tel que
l’opinion commence à s’en émouvoir bien au-delà des cercles les plus attentifs à
la défense des libertés.

Les garanties à renforcer d’urgence doivent s’appliquer à toutes les composantes
de la personnalité humaine dont la protection est essentielle au respect de la vie
privée et des libertés. C’est le cas des données personnelles (images,
renseignements…) qui ne sont pas dans le domaine public comme des
communications relevant du secret des correspondances au sens large
(communications téléphoniques, SMS, MMS, mails, etc.).

Il s’agit d’abord de garanties substantielles :

  • constitutionnalisation du principe de protection des données personnelles,
    avec inscription explicite de la protection des libertés et de la vie privée face
    aux technologies de surveillance dans le domaine réservé à la loi par
    l’article 34 de la Constitution ;
  • principe de nécessité et de proportionnalité de la collecte de données
    personnelles ;
  • principe de spécialité des bases de données, qui entraîne l’interdiction
    d’affecter l’exploitation d’un fichier à plus d’une finalité, affichée et connue
    du citoyen, la limitation stricte du champ des « utilisateurs » et l’exclusion
    des interconnexions, qu’il s’agisse de fichiers publics ou privés ;
  • principe de transparence et d’accessibilité des résultats de la surveillance
    aux personnes surveillées ;
  • principe d’actualisation périodique sous peine de destruction des données,
    avec effacement, sur des critères et dans des délais définis lors de la
    création autorisée du fichier, des images et autres données permettant la
    « traçabilité » des personnes, qu’elles soient collectées par caméras ou par
    d’autres procédés de saisie ;
  • principe d’effacement automatique périodique par purge des données
    personnelles figurant dans les fichiers de police et de gendarmerie cinq ans
    après leur collecte sauf en matière criminelle, et au bout d’un an en
    l’absence de poursuites judiciaires ;
  • interdiction d’inscription sur des fichiers de police et de gendarmerie des
    mineurs de moins de 16 ans et soumission à justification, au regard de
    conditions légales strictes et précises, de l’inscription des mineurs âgés de
    16 à 18 ans ; purge des données en cas d’absence de nouvelle inscription
    dans les six mois du fait générateur de la précédente, et effacement des
    données à la majorité ;
  • principe d’interdiction de la cession à des organismes privés des données
    recueillies par un organisme public.

Ces garanties, qui peuvent et doivent être conciliées avec d’autres objectifs
constitutionnellement légitimes (tels que le maintien de l’ordre public), ne
sauraient s’effacer devant ces derniers en aucune circonstance.

Il s’agit ensuite de garanties procédurales :

  • contrôles parlementaires, y compris sur l’activité de services secrets de
    surveillance ;
  • contrôles d’Autorités réellement « indépendantes » par leur composition,
    dont les décisions doivent être portées à la connaissance des citoyens et qui
    doivent disposer de pouvoirs juridiques réels (pouvoir d’autorisation des
    fichiers d’Etat, pouvoirs d’intervention et de contrôle sur la gestion des
    fichiers de police et de gendarmerie) et de moyens à la hauteur de leurs
    tâches ; la CNIL doit en particulier retrouver les pouvoirs qu’on lui a retirés
    en 2004 ;
  • extension de cette logique de protection des libertés contre l’interopérabilité
    des fichiers à l’échelle européenne, par la création d’une Autorité
    indépendante dotée de pouvoirs et de moyens conséquents à l’échelle de
    l’Union, et à l’échelle planétaire sous l’égide de l’ONU ;
  • octroi de moyens effectifs au Parquet pour garantir l’effacement, dans les
    fichiers judiciaires et policiers, des données concernant des personnes
    mises hors de cause, relaxées ou acquittées, amnistiées ou graciées ;
  • contrôles juridictionnels, avec l’attribution au juge du pouvoir d’ordonner la
    communication de données (soit aux intéressés, soit dans des cas tels que
    le « secret défense » à des personnes habilitées indépendantes de
    l’Administration), la rectification, l’effacement et l’anonymisation, dans le
    cadre d’une procédure de « référé vie privée et données personnelles » ;
  • consultation des citoyens, qui doivent être pleinement informés, éclairés, et
    valablement consultés pour tout projet les concernant de création de
    fichiers ou de mise en oeuvre des technologies de surveillance.

Toutes ces garanties doivent être pensées dans une articulation entre les niveaux
local, national, européen et international, toute coopération interétatique devant
être subordonnée à la « sécurisation » des droits des personnes visées par les
procédés de surveillance au regard des différences de systèmes politiques et
juridiques.

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Les libertés et la vie privée doivent être aussi protégées contre l’utilisation de ces
mêmes outils intrusifs par des entreprises du secteur marchand, dont Google
n’est que l’exemple le plus spectaculaire. Elles doivent même l’être contre les
risques induits par le brouillage entre vie privée et vie publique en termes de
communication « volontaire » mais éventuellement irréfléchie de données
personnelles sur des « réseaux sociaux ».

Sur ce terrain, les garanties substantielles à promouvoir, qui supposent une
définition précise de l’« identité numérique » à protéger, résident :

  • dans le principe du « consentement éclairé et révocable » du citoyen, du
    consommateur, de l’internaute, du membre potentiel d’un « réseau social » ;
  • dans le développement de l’information sur les risques ;
  • dans le développement d’une pédagogie de l’exposition sur Internet ;
  • dans l’interdiction de toute cession de données et de toute interconnexion
    sans le consentement exprès des personnes qui les ont fournies ;

Les garanties procédurales ne diffèrent pas ici sensiblement de celles qui doivent
équilibrer l’augmentation des moyens administratifs et policiers de surveillance
des citoyens. Il faut toutefois y ajouter l’ouverture de droits de rectification et
d’effacement des données personnelles dont l’évolution de la diffusion, même
dans un cadre contractuel initial, doit rester dans toute la mesure techniquement
possible sous le contrôle de la personne concernée – ce qui suppose là encore une
concertation internationale et d’abord européenne.

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C’est un champ décisif de la défense des droits fondamentaux qui s’ouvre au
débat, et qui revêtira à bref délai autant voire plus d’importance pour les libertés
de chacun de nous que les objets classiques de vigilance face aux appareils de
répression plus visibles. L’utilisation des nouvelles technologies de l’information
et de la communication pour construire une « traçabilité totale » peut conduire, à
l’échelle internationale, à une rupture avec les principes d’exercice démocratique
des pouvoirs, sans que l’on puisse aujourd’hui mesurer toutes les conséquences
des évolutions en cours. Cette situation impose une réflexion et une mobilisation
à la hauteur des enjeux.

La LDH a pris toute sa part dans des réactions civiques qui se sont multipliées
depuis plusieurs années : « Pas de zéro de conduite pour les enfants de moins de
trois ans » ; refus de l’utilisation du numéro de Sécurité sociale pour le dossier
médical personnalisé ; mobilisations contre « Base élèves » et contre « EDVIGE ».
Ces mouvements ont contribué à une prise de conscience des enjeux des
technologies de l’information et de la communication en termes de protection de
la vie privée et des libertés. Ils ont obtenu des succès, mais nous devons rester
mobilisés sur les questions essentielles que sont la diffusion de données
nominatives, la durée excessive de leur conservation et les dangers
d’interconnexions qui résultent notamment du recours à des identifiants
nationaux même sectoriels.

La Ligue des droits de l’Homme entend contribuer au développement de cette
prise de conscience et de l’intervention citoyenne, refusant que des avancées
scientifiques soient détournées par les tenants du contrôle social, du
conditionnement des consommateurs ou de l’idéologie sécuritaire. Elle réaffirme
que ces technologies doivent être mises au service non de la surveillance
généralisée mais de libertés, notamment d’expression et de communication, plus
effectives pour l’ensemble des citoyens.


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