il y a des lois non écrites au-dessus de toute législation de circonstance...


article de la rubrique démocratie > coups de gueule
date de publication : vendredi 2 janvier 2009
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« Sophocle faisait dire à Antigone : “Les défenses de l’Etat ne sauraient permettre de passer outre aux lois non écrites.” Nous savons, depuis la fondation même des démocraties, qu’un pouvoir est légitime dans la mesure où il n’entre pas en contradiction avec certaines lois supérieures de l’humanité [...] le respect des vivants et des morts, l’hospitalité, l’inviolabilité de l’être humain, l’imprescriptibilité de la vérité. Elles énoncent les valeurs qui permettent à une communauté politique de dire le droit et la justice, et qu’un gouvernement ou un Etat doivent donc sauvegarder à tout prix.
« De telles lois non écrites sont au-dessus de toute législation de circonstance, et généralement de toute loi positive. C’est pourquoi, dès lors que les citoyens constatent une flagrante contradiction entre les deux, ils ont pour devoir de porter le conflit sur la place publique, en proclamant leur obéissance aux lois non écrites, serait-ce au détriment de l’obéissance aux lois positives. Du même coup, ils recréent les conditions d’une législation ou de la “volonté générale”. Ils n’attaquent pas le concept de la loi, ils le défendent. »

Etienne Balibar, « Etat d’urgence démocratique »

Le 16 décembre, un groupe de philosophes français s’embarquait à Roissy pour un colloque universitaire organisé à Kinshasa sur le thème du dialogue et des frontières. Trois d’entre eux, découvrant au fond de l’avion un Africain entravé, ont seulement posé des questions aux policiers qui l’escortaient. Ces questions ayant suscité une brève agitation, l’un des philosophes, Pierre Lauret, a été débarqué par la police et placé en garde à vue. Libéré le soir, il est inculpé d’opposition à une mesure de reconduite à la frontière, et d’entrave à la circulation d’un aéronef. Le 22 décembre, à la sortie du vol retour de Kinshasa, les deux autres philosophes, Sophie Foch-Rémusat et Yves Cusset, ont été appréhendés par la police et à leur tour placés en garde à vue. Tout cela, pour avoir seulement posé des questions à des policiers, sans émettre ni protestation ni appel ni slogan. [1]

Reformulant la question « le recours intensif aux gardes à vue est-il compatible avec le fonctionnement normal d’une démocratie ? », une autre philosophe demande [2] :


Témoigner contre une expulsion forcée est-il un délit ?
par Seloua Luste Boulbina

Quand un professeur de philosophie s’inquiète d’une reconduite forcée à la frontière, on l’arrête. Dans la presse, le philosophe est salué. Dans la rue, ou dans l’avion, il est l’homme à abattre.

On ? Les autorités publiques dont les poids et les mesures n’ont pas, depuis longtemps, été confrontés aux étalons républicains. Trois citoyens français dans un avion : un (mini) réseau de terroristes, un groupe de dangereux gauchistes, un aréopage d’empêcheurs de "policer" en rond ? Il y a peu, Jacky Dahomay s’indignait publiquement de la façon dont pouvaient, en France, être traités les élèves. Aujourd’hui, on peut également s’indigner de la façon dont sont traités les professeurs, ces professionnels de la parole. La philosophie est ainsi de facto frappée de suspicion.

Après le si fameux "circulez y’a rien à voir", arrive le temps du "circulez y’a rien à dire". Au moment où le gouvernement cherche à museler le Parlement, qu’il accuse d’"obstruction", un citoyen responsable, un individu réfléchi est, pour ses paroles (qu’a-t-il fait sinon parler ?) inculpé pour "obstruction". Une police qui est celle des "pleins pouvoirs" est toujours dangereuse, quels que soient les cieux où elle sévit. Une police qui distingue le Blanc du Noir et "l’Européen" de "l’Africain" ne saurait être au-dessus de tout soupçon. La politique, aujourd’hui, se réduit, telle une peau de chagrin, à la police et aux opérations de maintien de l’ordre.

Que le mot d’ordre du moment soit le changement n’y change rien. Les traditions françaises n’ont guère changé depuis le bon temps des colonies, le paradis perdu où, de témoin, il n’y en avait pas, parce que tout le monde ou presque estimait que s’il y avait bien une chose qui pouvait ne pas manquer aux indigènes, marrons ou noirs, c’était la liberté : le "monde" les en jugeait indignes.

Lorsque, en 1981, la France a enfin ratifié le droit de recours individuel auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Etat français a été condamné, pour une reconduite à la frontière irrégulière, mais, pour les "autorités françaises", opportunément irréversible...

La question que l’inculpation de Pierre Lauret (qui a été expulsé d’un vol en direction de Kinshasa pour avoir demandé avec ses collègues à des policiers la raison pour laquelle un reconduit à la frontière était menotté, Le Monde du 24 décembre) soulève est celle, cruciale, du témoin. Il n’y a pas de témoin aveugle et silencieux. L’individu ou la foule qui laisse faire sans mot dire consent : l’histoire, on le sait, l’a amplement montré. La majorité silencieuse est structurelle. Lorsque, conjoncturellement, et donc aléatoirement, un individu s’interroge publiquement, et interroge, il adopte déjà la position du témoin. Tout se passe comme si, dans cette histoire, le témoin était un complice. A irrégularité, irrégularité et demie. Interdit de séjour dans un avion, Pierre Lauret a été reconduit (manu militari, dit-il) à la frontière. La tradition libérale européenne est celle de la liberté de parole, sa tradition philosophique est celle du jugement critique.

A l’évidence, certains, quand ils entendent le mot culture, sortent, encore, leur revolver. Ils pourraient se contenter de promettre quelques réponses dans un avenir proche ou, plus probablement, fort lointain. Ils ne le font pas. Lorsque des policiers exécutent les reconduites à la frontière, les expulsions du territoire, ils n’ont pas envie d’en parler. Cachez ce témoin que je ne saurais voir : tel est le rêve secret du policier qui, pourtant, assume une mission de service public, d’un service au grand jour, même dans la semi-pénombre d’un avion. A l’inverse, puisque chacun choisit son camp, le personnel de bord, et de navigation, s’est semble-t-il montré bien empressé de supprimer le témoin gênant, en le faisant expulser.

Répression et intimidation

Il est choquant d’apprendre que de tels faits puissent faire l’objet d’une garde à vue (six ou sept heures pour Pierre Lauret, onze pour ses amis Sophie Foch-Rémusat et Yves Cusset). Il est insensé qu’ils puissent faire l’objet d’une inculpation. Un délit ? Après Dieu, il y a le commandant de bord. Dans le ciel, soit, mais à terre ? A terre, il y a les centres de rétention dont "on" aimerait bien que personne ne puisse, hormis les autorités, les visiter. Une saine gestion, dit-on, des nouveaux camps pousse le droit dehors. Les droits aussi.

Effectivement, on ne pourra faire grief au gouvernement de ne pas donner de contenu concret à "l’identité nationale". Concrètement, l’identité nationale c’est la rétention et l’expulsion, c’est la répression et l’intimidation. Dans identité nationale, on entend identique et national. La grâce présidentielle élit, quelle ironie, un défenseur notable des droits et libertés. On veut bien la diversité, mais dans l’identité nationale.

Philosophiquement parlant, il est plus logique de loger l’identité, s’il y en a une, dans la diversité. La politique se moque de la politique. Ou encore : la politique démocratique se moque de la politique autocratique. Imaginons, quelques instants, un philosophe imaginaire, un être de chair et d’os qui commenterait, en les appréciant positivement, le port des menottes dans un avion, les contrôles d’identité réservés principalement aux personnes à la peau foncée, l’enfermement sans limites d’âge des migrants, et de leurs enfants, l’arrestation des parents d’élèves étrangers démunis de titres de séjour à la sortie des écoles, le couvre-feu et la situation d’exception, le slam politique d’aujourd’hui avec son Kärcher et sa racaille, sans oublier son "pauvre con tire-toi".

Ce philosophe serait mal parti pour le Nobel de la paix. Expéditif et intransigeant, il serait un va-t-en-guerre plus policier que philosophe, plus armé qu’aimé : un lâche.

Merci Pierre Lauret.

Seloua Luste Boulbina
professeur de philosophie

Notes

[2Texte publié dans Le Monde du 2 janvier 2009.


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