le recours intensif aux gardes à vue est-il compatible avec le fonctionnement normal d’une démocratie ?


article de la rubrique justice - police > gardes à vue
date de publication : mardi 16 décembre 2008
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Nous l’avions déjà évoqué, le nombre de gardes à vue (GAV) a explosé depuis que Nicolas Sarkozy a accédé au ministère de l’Intérieur en 2002, passant de 336 000 en 2001 à 560 0000 en 2007 – alors que la délinquance est supposée avoir baissé. C’est-à-dire que, chaque année en France, près d’une personne sur cent a droit à un passage en GAV.

Partant des conditions d’interpellation d’un ex-directeur de publication, Serge Portelli, membre du Syndicat de la magistrature et vice-président du tribunal de grande instance de Paris, évoque la « politique débridée d’utilisation intensive des méthodes de coercition à la disposition de l’Etat (garde à vue, rétention, prison…) ».

Nous complétons cette page en reprenant le dossier que Le Canard enchaîné du 10 décembre 2008 a consacré au problème des gardes à vue, aujourd’hui en France, sous la férule de Nicolas Sarkozy [1].


Article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

[Vittorio de Filippis], journaliste, directeur de publication, est arrêté chez lui, au petit matin, dans une affaire de diffamation, par des policiers qui exécutent un mandat d’amener d’un juge d ‘instruction. L’intéressé est conduit sous escorte au dépôt du palais de justice où il croupit quelques heures, subit deux fouilles humiliantes avant d’être présenté au magistrat et évidemment relâché. La ministre de la justice, interrogée sur l’affaire, a trouvé cette procédure "tout à fait régulière" : si "un citoyen ne défère pas aux convocations, on lui envoie un mandat d’amener". La ministre de l’intérieur, elle non plus, n’a rien trouvé à redire. "La police a suivi les procédure, assure-t-elle... Il n’a pas été menotté devant ses enfants".

Serge Portelli [2]

« Une politique débridée d’utilisation intensive des méthodes de coercition »

Entretien avec Serge Portelli, Libération, le 1er déc. 2008 [3]
Propos recueillis par Fabrice Tassel
  • L’interpellation d’un directeur de publication dans une affaire de presse vous semble-t-elle proportionnée pour un délit non passible de prison ?

Chaque juge d’instruction en France est maître des moyens qui lui paraissent le plus appropriés pour rechercher la vérité. Il est toutefois tenu par les principes généraux du droit et par les exigences de la Constitution, qu’en tant que gardien des libertés il est le premier à devoir respecter. Or, l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui fait partie de notre Constitution, prévoit que « tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». C’est donc notre Constitution qui nous impose à nous, juges, d’utiliser avec la plus extrême circonspection tous les moyens de coercition. Il est évident qu’une affaire de diffamation ne peut donner lieu qu’à une utilisation minimaliste de l’usage de la force. Souvent, quand les personnes ne défèrent pas aux convocations du juge d’instruction, un simple mandat de comparution est délivré sans force coercitive. Ces affaires de diffamation sont toujours extrêmement contestées. L’essentiel du débat ne se déroule d’ailleurs pas devant le juge d’instruction - qui, du fait de la loi, n’a que très peu de pouvoir d’investigation - mais devant le tribunal. Les relaxes sont fréquentes. Raison supplémentaire pour que le juge d’instruction fasse preuve de la plus grande modération. Nous sommes enfin sur le terrain de la liberté de la presse. Les juges marchent sur des œufs. Ce n’est pas le moment de mettre des chaussures à clous.

  • Les règles de la garde à vue, et notamment les fouilles à corps, vous semblent-elles contestables dans ce type d’affaires ?

L’indignation soulevée vient aussi des conditions de l’interpellation et du traitement infligé pendant le passage au dépôt de ce journaliste. Fouilles dégradantes, propos humiliants… L’enquête, s’il y a en une, permettra de connaître la vérité. Il n’est malheureusement pas inutile que des personnes ayant accès aux médias puissent témoigner de cette réalité qui est, hélas, le lot de plusieurs milliers de personnes en France. Quand des chefs d’entreprise, des hommes politiques, des journalistes, des artistes, décrivent ce qu’ils ont subi en garde à vue, l’opinion publique s’intéresse un temps à ce problème. Et l’oublie presque aussitôt

  • Pensez-vous que les placements en garde à vue augmentent ? Si oui, pourquoi ?

Le nombre de gardes à vue a explosé depuis 2002 augmentant de 38 000 mesures chaque année. Nous sommes ainsi passés de 336 000 gardes à vue en 2001 à 560 000 en 2007, alors que la délinquance est supposée avoir baissé. Le régime et les méthodes de garde à vue doivent impérativement être modifiées pour qu’un réel contrôle soit exercé. C’est l’intérêt des enquêteurs tout autant que celui des citoyens. Il appartient dès aujourd’hui aux magistrats d’exercer une réelle vigilance.

  • La France a-t-elle un régime de garde à vue plus strict que les autres pays européens ?

Nous sommes en retard par rapport à l’Angleterre où les enregistrements audiovisuels des gardes à vue sont plus avancés que chez nous. Mais, surtout, la seule réforme intéressante, à savoir la présence de l’avocat en garde à vue et la consultation du dossier qu’il pourrait faire n’a jamais été acceptée. Or, plusieurs pays ont déjà adopté ce dispositif, l’Espagne par exemple.

  • Que vous inspire cet épisode quant à l’avenir des libertés publiques en France ?

Nous sommes face à une politique débridée d’utilisation intensive des méthodes de coercition à la disposition de l’Etat (garde à vue, rétention, prison…). Cette idéologie consternante de l’enfermement (on en est à proposer d’emprisonner des enfants de 12 ans) appelle une réaction citoyenne. On peut toujours réagir au cas par cas, sur telle affaire, telle loi ou tel décret. Le mieux serait de se demander globalement si cette idéologie est compatible avec le fonctionnement normal d’une démocratie.

  • Assiste-t-on à une entreprise délibérée de pression sur la liberté d’expression ?

La liberté d’expression est davantage menacée par les structures mêmes des entreprises de presse que par l’action de tel ou tel juge. Quand un quotidien en arrive, d’initiative, à modifier la photographie du garde des Sceaux pour ne pas nuire au message qui est censé être délivré, là, oui, la liberté de l’information est en danger. Au cœur même du média. Sans qu’il soit besoin d’exercer la moindre pression sur lui.

Gardes à vue musclées il n’y a pas que les journalistes !

par Brigitte Rossigneux & Dominique Simonnot
Le Canard enchaîné du 10 décembre 2008

Flics et gendarmes mettent au trou pour un oui ou pour un non. Sanction sans jugement ? Indice d’efficacité du service ?
Les gardes à vue servent à tout, sous l’oeil indifférent des procureurs, qui ne contrôlent rien...

En cinq ans, le nombre des gardes à vue a augmenté de 54 % ! Résultat : 560 000 personnes mises à l’ombre. Elles ont ainsi eu le privilège de s’initier
aux joies de cette exception française qui permet aux flics d’enfermer n’importe qui, si bon leur semble.

En 2003, après une rafale de bavures, Sarko, alors ministre de l’Intérieur, s’était ému de la situation. Dans une instruction en date du 11 mars, il constatait que « trop souvent encore, les conditions dans lesquelles se déroulent les gardes à vue sont insatisfaisantes, en termes de respect de la dignité des personnes. Cette situation n’est pas à l’honneur de notre pays. Elle n’est pas admissible dans la patrie des droits de l’homme ».

Sauf qu’il faut faire du chiffre Le 2 février 2007, dans une note remise aux directeurs départementaux, le ministère de l’Intérieur expliquait que le nouveau taux d’efficacité de l’activité policière serait dorénavant calculé en fonction du nombre de gardes à vue (GAV). Traduction immédiate, sous les casquettes : plus on met de clients au chaud, plus les chefs seront contents.

Une bonne « GAV » peut avoir d’autres vertus. Couvrir un début de bavure, par exemple. Il suffit d’accuser de rébellion, d’incitation à l’émeute ou d’outrage le clampin que l’on a un peu secoué, un jour de mauvaise humeur. Ça fait monter les statistiques et ça défoule.
Que du bonheur ! Les procédures pour « outrage » ont, elles aussi, explosé.

Pourtant, une garde à vue, selon le Code de procédure pénale (on l’avait oublié, celui-là), ne sert pas à faire reluire l’activité policière. Encore moins à punir, avant tout jugement, le malappris qui a manqué de déférence envers l’uniforme. C’est, en théorie, une mesure purement technique qui consiste à retenir de force une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction. Autrement dit, celui qui répond à une convocation ne devrait jamais être placé en garde à vue. Pas plus que celui qui accepte de suivre gentiment la patrouille.

Tout cela doit naturellement se faire sous contrôle. De qui ? Des magistrats du parquet ! Le procureur, dit la loi, doit être informé « dès le début de la garde à vue  ». Et il a le devoir de visiter régulièrement tous les lieux où des personnes sont retenues. Mais que le flic de base se rassure : il s’agit d’un texte qui sert juste à amuser les étudiants en droit.

Le résultat est à la mesure de la vigilance de la justice : voici donc, choisis parmi des milliers d’histoires, quelques échantillons de cet entrain policier au travail.

Brigitte Rossigneux & Dominique Simonnot

Témoignages...

  • Le 31 juillet 2008, Sylvain Garrel, conseiller municipal Vert du XVIIIe arrondissement de Paris, convoqué au commissariat pour « affaire le concernant ».

Je me pointe à 10 heures du matin. J’avais fait plusieurs demandes, en tant qu’élu, pour visiter les locaux et contrôler les conditions de garde à vue. Aucune réponse. En arrivant, j’apprends que je suis... en garde à vue, en attendant d’être confronté à un témoin. Lors d’une manif contre un projet immobilier dans mon quartier, on m’aurait aperçu en train d’abîmer une dalle de béton sur le chantier. J’ai toujours nié et je fais remarquer que c’est une mesure inutile : je suis venu spontanément et suis disposé à revenir à l’arrivée du témoin. Mais les policiers refusent de me lâcher.

Les poulets ont accepté de passer un coup de fil à ma femme car j’étais censé aller chercher mon fils de 4 ans à l’école.
Mon contradicteur a rappliqué à 19 heures. Je suis sorti à 21 heures. Depuis, plus aucune nouvelle de cette histoire.

  • Le 20 août 2008, Jean-François de Lauzun, 58 ans.

Je rentrais chez moi, à Versailles. Il était 19 h 30 et, comme c’était désert, j’ai traversé sans faire attention au feu. Une policière, très agressive, me fait remarquer que le petit bonhomme était rouge. Je passe mon chemin. Mais elle me rattrape et me demande mes papiers. Le contrôle d’identité s’éternise, avec consultation des fichiers centraux. Quelques personnes observent la scène. Plusieurs d’entre elles prennent ma défense. Ce qui leur vaut d’être à leur tour contrôlées. Je finis par rentrer chez moi, croyant l’incident clos. Mais, à 22 h 15, on sonne.

Fatigué, je me suis couché tôt. J’enfile une robe de chambre et me retrouve devant les policiers, qui ont une convocation pour moi. Je leur fais remarquer que ce n’est pas une heure pour venir chez les gens. J’ajoute que les proportions prises par cette histoire sont ridicules et évoque des « méthodes totalitaires ». On me signifie alors que je suis en garde à vue. J’aurais « incité à l’émeute » lors du contrôle ! Je suis menotté, emmené en pyjama, enfermé dans une cellule qui sent l’urine. Je comprends vite pourquoi. Par deux fois, on me refuse l’accès aux toilettes et je dois me soulager dans un coin. L’interrogatoire se passe avec une menotte attachée à la chaise. Je suis libéré dans l’après-midi. Depuis, j’y pense tout le temps. Je n’ai aucune nouvelle depuis trois mois.

  • Le 21 juillet, à Paris, Pierre Conley, 28 ans.

Je prenais un verre avec ma petite amie suédoise au soleil couchant, après un pique- nique au square du Vert-Galant. Demi hommes surgissent de derrière un saule- pleureur. Je fumais une cigarette de tabac roulé. Ils me demandent si c’est un joint. Je leur réponds que je n’en fume jamais, mais, à ma grande surprise, ils exigent que je le suive pour un contrôle intégral. Très agressifs, ils me tirent, en me tordant le bras. Je prends peur et appelle au secours. Ils me plaquent au sol. J’ai l’impression qu’on m’étrangle. Leurs collègues déboulent. Je suis en règle mais ils décident de m’emmener au poste de la rue du Louvre, où l’on me menotte. Au bout d’une heure, je suis conduit au commissariat Saint-Honoré pour un éthylotest électronique. Taux d’alcoolémie négatif : 0,13 g !

On me ramène rue du Louvre. Quand je demande si ça doit durer encore longtemps, on me répond : « Vous n’allez pas nous casser les couilles toutes les deux minutes. » Après quatre heures de ce traitement, on enlève mes menottes. J’apprends que je suis accusé d’« incitation à l’émeute » pour avoir appelé au secours. J’ai écrit à l’IGS (Inspection générale des services). Pas de réponse. Et à Michèle Alliot-Marie, qui, elle, m’a assuré par courrier de « son entière détermination à intensifier toujours plus la formation des policiers, en particulier en matière de déontologie. »

  • Le 28 septembre, à Paris, Augusta, 53 ans.

Vers midi, au métro Château-Rouge, les vendeuses à la sauvette criaient : « Maïs tso ! Maïs tso », au lieu de « chaud », et ça m’a fait rire. Je venais d’acheter un épi au KFC Ménilmontant. J’ai vu les filles courir et trois policiers s’avancer : « Vos papiers ! » J’ai tendu ma carte d’identité française. Ils voulaient voir mon sac. « Il est interdit d’acheter ce maïs ! – Pourquoi ? – C’est un délit. – Mais je l’ai acheté au magasin. – Vous êtes en état d’arrestation ! », coupe une policière.

J’ai discuté : « Bien que d’origine nigériane, je ne vends rien... Rendez-moi mes affaires. » Un policier m’a alors attrapée par le bras et envoyé deux coups de botte dans les jambes. J’ai chuté, ventre à terre, son genou appuyant sur mon dos. Je me suis débattue, mon pagne s’est ouvert, j’étais à moitié nue au milieu des badauds, qui criaient, sifflaient et filmaient. Les policiers leur ont lancé des lacrymos, même sur une femme et son bébé. Ils m’ont menottée, emmenée dans une cellule, au commissariat du XVIIe.

A 14 heures, une policière me demande si je sais lire. J’ai répondu qu’étant diplômée de l’American University of Texas et de l’American University of Paris, oui, je savais lire et écrire... A 17 heures, l’avocate est arrivée et, une heure plus tard, on m’a amenée, menottée, à l’hôpital. Le médecin a constaté des hématomes. Le lendemain, à midi, un policier est venu me libérer à l’hôpital. Je suis accusée d’« outrages et rébellion ». J’ai porté plainte.

Image : le blog de Laurent Jacqua.

Notes

[1Bornons-nous à remarquer le côté “surréaliste” du communiqué du 1er décembre 2008 où le président de la République déclare qu’il comprend «  l’émoi suscité par les conditions d’exécution d’un mandat de justice à l’occasion d’une affaire de diffamation »...

[2Source : la Chronique de l’humanité ordinaire, blog de Serge Portelli.

[3Cet entretien a été publié dans Libération avec l’intitulé « Le nombre de gardes à vue a explosé ».


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