Jean Jaurès et Francis de Pressensé


article de la rubrique droits de l’Homme > la LDH
date de publication : dimanche 18 mai 2014
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À l’occasion du centième anniversaire de leur disparition, le groupe de travail « Mémoire, histoire, archives » de la LDH, la Société d’études jaurésiennes
et la Société d’histoire du protestantisme français ont organisé une rencontre d’étude sur Jean Jaurès et Francis de Pressensé, samedi 10 mai 2014, de 13 h 30 à 18 h, au siège de la LDH, salle Alfred-Dreyfus, 138, rue Marcadet 75018 Paris.

  • Documents proposés ci-dessous :

- une brève présentation de Francis de Pressensé,
- suivie du bel hommage que Jean Jaurès lui a rendu,
- en bas de la page, le programme de la rencontre du 10 mai 2014.

[Mis en ligne le 9 mai 2014, mis à jour le 18]



Francis de Pressensé 1853-1914 [1]

Président de la LDH de 1903 à 1914, Francis de Pressensé a marqué de sa flamme militante toute la première période de la LDH.

Fils de pasteur, Pressensé est né en 1853 dans une grande famille du protestantisme français. Il est, au début des années 1890, de ceux qui regrettent les « excès anticléricaux » de la République républicaine. L’affaire Dreyfus va arracher brutalement Pressensé à « l’édifice social et politique au milieu duquel il avait douillettement vécu jusqu’alors ». Début 1898, il envoie une retentissante lettre de soutien à Zola, et démissionne de la Légion d’Honneur pour protester contre la suspension de l’auteur de « J’accuse ! ».

Il est élu membre du Comité central de la LDH à son assemblée fondatrice du 4 juin 1898. Venu des mêmes milieux politiques modérés que Ludovic Trarieux, il apporte pourtant à la LDH une touche différente, « un souffle d’alacrité guerrière, d’énergie batailleuse et d’activité fiévreuse ». Deux conceptions de la défense des droits de l’Homme se dessinent à travers eux : l’une légaliste, comptant sur l’intervention de « notables d’influence », l’autre plus militante et prête à s’allier aux fractions avancées et révolutionnaires du « grand parti républicain ». Car Pressensé se lance, et lance la LDH dès l’été 1898, malgré les réserves de Trarieux, dans une grande campagne de meetings dreyfusards.

Sur le plan des idées, l’affaire Dreyfus a opéré chez Pressensé une profonde transformation. Il a vu dans l’innocent condamné le symbole et l’incarnation de toute l’injustice sociale. Il rompt avec son milieu, se « convertit » au socialisme, devient un proche de Jaurès. Quand Trarieux disparaît, le prestige de Pressensé, véritable héros du combat dreyfusard, est tel qu’il est élu à la présidence de la Ligue française de défense des droits de l’Homme et du citoyen à l’unanimité du Comité central.

La LDH est en passe de devenir, à cette date, une organisation de masse, qui, en 1908, pourra revendiquer 90 000 adhérents. Maillon essentiel du tissu républicain, très diverse politiquement, son élément central est fourni par d’importants contingents radicaux et francs-maçons. Cette Ligue, que Pressensé définit comme « une tentative d’organisation de la Conscience française », a pour mission première de se saisir de toutes les injustices individuelles qui font de l’ordre social une sorte « d’affaire Dreyfus permanente ». Ce rôle « d’avocat conseil des plus démunis », inauguré sous Trarieux, est considérablement développé sous Pressensé, qui s’appuie pour intervenir auprès des ministères et autorités compétentes sur le « travail de fourmi » opéré par les sections et les conseils juridiques de la LDH. Pressensé donne en même temps à l’action de la Ligue une dimension plus « collectiviste », en se saisissant des causes des travailleurs, des peuples opprimés, des colonisés, et même... des femmes.

Rémy Fabre


Être militant : hommage à Francis de Pressensé, par Jean Jaurès

Derrière l’hommage au compagnon de parti [2], dreyfusard, militant de la Ligue des droits de l’homme, spécialiste des questions internationales au sein de la SFIO, Jaurès dresse ici le portrait idéal du militant, avec tout ce que cela comporte pour lui d’aspirations morales et intellectuelles. C’est l’occasion aussi de s’inquiéter publiquement de l’irrationalisme, du culte de l’intuition, parfois des émotions violentes, qui ont émergé au cours des années 1900 : à l’heure où les périls internationaux s’accroissent, Jaurès demande plus que jamais aux citoyens, et surtout aux plus jeunes, de continuer à définir leur action suivant les règles de la raison. [3]

L’homme d’esprit puissant et de haute conscience qui vient de mourir était dans le socialisme une force originale qu’aucune autre force ne remplacera exactement. J’ose dire qu’il n’a pas seulement servi par son action notre parti et notre idée, il les servait par ses origines mêmes, car il a fait la preuve par son exemple qu’aujourd’hui le socialisme peut jaillir des sources les plus diverses, si seulement elles sont ardentes et profondes.

Le drame de l’affaire Dreyfus avait profondément ému sa conscience. Il avait éveillé, il avait fait frémir en lui, dans une admirable révolte, l’instinct le plus fier de la liberté et le sentiment de la justice. Pour lui, les droits de l’homme étaient tout ensemble le patrimoine commun de tous les citoyens de France et dans ce patrimoine commun, le bien particulier, la propriété intime et sacrée de la race des persécutés qui avaient subi sous l’ancien régime le supplice de l’intolérance. Il était de coeur avec la Révolution française revendiquant le droit pour tous et, descendant encore dans le passé, il se sentait aux heures de souffrance le frère de ces persécutés, le frère de cette humble femme des Cévennes qui, refusant à Louis XIV le mot d’abjuration, écrivait, dans une pauvre orthographe émouvante, avec un clou arraché à la muraille, sur la dalle de la prison, ce seul mot : « Résister ». Résister, quand les puissants demandent l’humiliation de la conscience ! Et ainsi, par une des mystérieuses alchimies du monde moral, il se trouve que les pouvoirs d’ancien régime, par leur force de persécution, ont ajouté dans le régime nouveau aux forces de protestation de la conscience.

Mais ce n’est pas sa conscience seulement, c’est sa raison surtout que le drame de l’affaire Dreyfus avait émue d’un terrible problème.

Comment cela est-il possible ? Comment un pareil attentant a-t-il pu être machiné ? Qu’il y ait eu à l’origine erreur individuelle, c’est le lot des hommes mais qu’il y ait eu dans tout un groupe dirigeant un pareil défaut d’esprit critique, et qu’à l’heure où l’erreur a commencé à être reconnue, un complot se soit formé de toutes les intrigues de bureaucratie, de toutes les jalousies d’état-major, de tous les calculs de réaction, de toutes les puissances de mensonge, comment cela est-il possible dans la France d’aujourd’hui et y aurait-il faillite de la liberté ? Le père, Edmond de Pressensé, aimait à rappeler une admirable et terrible parole de John Lemoine sur l’Empire, sur ces vingt années de despotisme et de silence où, sous l’apparence de l’ordre, s’était développée partout une obscure corruption : « Sépulcre blanchi, disait-il, où les fermentations secrètes et ignorées n’engendrent que pourriture. » Oui, mais voici que sous la lumière de la République, dans l’air libre qui circulait, avec la liberté de la presse, de réunion, de la tribune parlementaire, voici que la même pourriture d’iniquité et de mensonge paraissait envahir les organes ; d’où vient cela, et encore une fois, se demandait Francis de Pressensé, est-ce que la liberté a fait faillite ?

Non, non, a-t-il répondu. Si cela est possible, c’est parce qu’aujourd’hui, aujourd’hui encore, la liberté n’est qu’en surface, c’est qu’elle n’a été installée qu’à la superficie du régime politique, elle n’a pas pu descendre dans les consciences et dans la vie ; les masses n’ont pas conquis la pleine liberté de réflexion et de raison, et le régime économique, qui réduit les salariés à n’être que les instruments des convoitises dirigeantes, abaisse les forces de raison de ceux qui sont en bas et égare la conscience de ceux qui sont en haut. Alors, le seul remède, la seule solution, ce n’est pas de renoncer à une liberté incomplète, ce n’est pas de retomber dans les obscurités et de revenir aux servitudes des régimes du passé, c’est de faire descendre la liberté qui n’est qu’en surface dans les profondeurs des consciences et dans les profondeurs de la société elle-même. Et il n’y a qu’une organisation sociale de coopération et de justice, il n’y a qu’une organisation sociale qui permettra à toute conscience et à tout esprit de s’épanouir dans la lumière, il n’y a qu’une organisation sociale qui fera de tous les citoyens, comme producteurs, des coopérateurs libres associés dans une grande vie commune et fraternelle, il n’y a que cette organisation sociale qui puisse réaliser vraiment la liberté en profondeur comme en largeur ; et c’est alors que ce grand libéral vint au socialisme, qui lui apparaissait comme la garantie unique de la liberté.

D’autres forces ont aidé Francis de Pressensé dans cette évolution si noble.

De l’Allemagne il avait appris, à cette heure, non pas encore la formule intégrale et marxiste du socialisme prolétarien, mais la formule de l’interventionnisme social le plus hardi. Au début de l’affaire Dreyfus, quand j’eus l’occasion pour la première fois de me féliciter tout haut de l’accord qui se faisait, pour la défense du droit, entre le socialisme et le radicalisme des hommes comme lui, il m’écrivit — ce sont les premiers mots que j’ai reçus de lui — que si sa pensée hésitait encore devant les suprêmes formules collectivistes, du moins il voulait pousser l’interventionnisme social jusqu’aux racines mêmes des iniquités et des souffrances. Et il n’a pas tardé à comprendre que l’idéal n’est pas, ne peut pas être de régler du dehors, par l’intervention extérieure de l’État, un mécanisme interne qui produit invinciblement l’iniquité, et que ce n’est pas une correction mécanique et extérieure qu’il faut apporter aux injustices sociales, mais une correction organique et interne, c’est-à-dire le socialisme tout entier.

Et puis il suivait l’évolution du monde anglo-saxon, le mouvement de l’activité anglaise et de la pensée anglaise. Et c’est pour nous une bonne fortune qu’il ait été ému par le spectacle de la vie de Gladstone se libérant par degrés des entraves conservatrices de la première heure, évoluant avec une hardiesse croissante vers un idéal nouveau et comprenant enfin qu’il n’était possible de remédier aux maux de l’Irlande que par une législation agraire à caractère révolutionnaire. C’est alors qu’il a rencontré sur le chemin de sa pensée ce catholicisme anglais dont son esprit a reçu un moment l’influence. Oh ! que les esprits superficiels voient ou dénoncent là un semblant de contradiction ! Dans le foyer ardent de sa conscience, tous ces éléments se fondaient. Ce qui l’avait séduit, dans le catholicisme d’Angleterre, c’est, j’ose le dire, c’est que, là-bas, il était protestant ; c’est que, là-bas, il était en Irlande l’opprimé ; il était dans les vieux cloîtres d’Oxford, endormis dans la paix morte du ritualisme, le ferment de rénovation intellectuelle et morale ; et c’est enfin que, se dressant en face des puissances établies, de l’Église officielle, il avait besoin de faire appel aux forces profondes des masses et qu’il se dressait dans certaines grèves comme l’allié du prolétariat militant et souffrant.

Voilà comment toutes ces forces se fondaient dans la vie ardente, dans la flamme de la pensée et de la conscience de Pressensé, préparant une force nouvelle d’idées.

Mais je veux dire que, dans sa tradition domestique, dans son patrimoine familial, il a trouvé aussi quelques-unes des forces morales de renouvellement. Certes, le père, Edmond de Pressensé, aurait vu sans doute avec tremblement et angoisse les démarches suprêmes par lesquelles son fils alla au socialisme révolutionnaire et combattant. Cet homme, ce parfait protestant, ce libre et fervent serviteur du Christ, non pas du Christ naïvement démocratisé par nos pères de 1848, non pas du Christ édulcoré et maquillé de certaines combinaisons modernes ; certes, ce serviteur du Christ-Dieu rayonnant et sanglant, certes ce libéral conservateur qui a eu pour les militants de la Commune de dures paroles, il se serait demandé si son fils ne subissait pas la tentation de l’Esprit. Mais il aurait reconnu sa race et ce qu’il y avait de plus haut dans sa conscience même à l’énergie héroïque par laquelle Francis de Pressensé affirmait sa nouvelle foi.

Et lui-même, avec toute sa tradition calviniste, il avait appris à se délivrer devant les événements humains de ce qu’il a appelé les optimismes frivoles.

Il était habitué à rechercher sous le péché, sous le mal, sous la souffrance, le vice radical et profond, et c’est d’un même regard, mais sous la lumière de la science, que Francis de Pressensé, ne s’arrêtant pas aux apparences et à la surface, a pénétré jusqu’au vice profond, jusqu’à la racine essentielle des iniquités et des mensonges qui s’épanouissent à la surface.

Et d’ailleurs, Edmond de Pressensé, le père, et la mère aussi, avaient depuis des années inauguré un apostolat social. Au terme même du livre où Edmond de Pressensé dénonçait les erreurs et les crimes de la Commune, il conclut par la responsabilité des classes dirigeantes qui n’ont pas su chercher et entrevoir même la justice.

Et enfin, par où le fils s’est rattaché le plus étroitement au père, c’est qu’ils avaient l’un et l’autre dans l’ordre des choses intellectuelles et morales l’esprit de netteté, l’esprit de décision. Quand parut le livre de Renan sur la Vie de Jésus [4], Edmond de Pressensé, blessé dans sa foi et injuste pour cette grande oeuvre, signalait cependant, non sans quelque raison, la part des à peu près, des équivoques et des fadeurs qui gâtent cette oeuvre illustre. Et il disait : Dans ces balancements, dans ces compromis, dans ces ambiguïtés éternelles entre l’humain et le divin, je ne reconnais pas mon Maître, celui qui a dit dans l’Évangile : « Si c’est oui, dis oui, et si c’est non, dis non. »

Eh bien, de cette parole évangélique, Francis de Pressensé a fait une parole révolutionnaire. Il a dit « non » à toutes les iniquités de l’ancien régime ; il a dit « non » à toutes les misères, à toutes les servitudes de la société d’aujourd’hui ; il a dit « non », non seulement aux abus de la société présente, mais au principe d’inégalité qui les engendre et qui les perpétue ; il a dit « non » à la féodalité industrielle d’aujourd’hui comme aux survivances des féodalités d’autrefois. Et se tournant vers le prolétariat souffrant, se tournant vers ce socialisme révolutionnaire dont, à son foyer, on n’aurait pu méconnaître la grandeur morale, mais dont on n’aurait pas compris la formule, il disait au prolétariat : « Oui » à tout ce que tu espères, « oui » à
tout ce que tu demandes, « oui » à tes revendications nécessaires et justes, « oui » à tes espérances, « oui » à tes combats.

Et c’est ainsi que la force familiale, transformée par le socialisme, s’ajoutait dans son âme à toutes les forces qui la dirigeaient vers le socialisme. C’est là, citoyens, la grandeur et la force de notre parti. Se sépare de lui tout ce qui est mort et tout ce qui est vide, toutes les forces vaines ; elles vont sur un autre versant, vers la mer morte des préjugés bourgeois. Mais toutes les cimes tournées vers le soleil qui se lève envoient toutes, par des pentes accidentées, vers le fleuve du socialisme leurs vives eaux et leur force d’action et d’espérance.

C’est avec cette puissance multiple et concentrée que Francis de Pressensé est venu au socialisme, et il a pris tout de suite une action décisive et maîtresse dans les problèmes d’ordre international. Il a pris la réalité comme point de départ. La réalité : deux groupes opposés de puissances européennes, — Triple- Alliance, Triple-Entente [5]. Il a dit : Cela, c’est un classement, c’est un commencement d’ordre ; à la condition que, d’un groupe à l’autre, se détendent les rapports, que des relations de courtoisie d’abord, de confiance ensuite s’établissent. C’est pourquoi il fut parmi nous, comme nos camarades du Reichstag allemand, dans une dépêche que j’ai reçue tout à l’heure, lui en rendent le témoignage, il fut parmi nous un des premiers, un des plus courageux artisans du rapprochement avec l’Allemagne.

France, Allemagne, Angleterre, trépied sur lequel porteraient la civilisation et la paix du monde, force de paix qui pourrait devenir rapidement une force de justice, force de paix qui partout dans le monde, en Perse, en Chine, en Arménie, dans les Balkans, dans la Macédoine, en Finlande, en Irlande, en Alsace- Lorraine, pourrait devenir pour tous les vaincus, sans nouveaux bouleversements politiques et sans remaniement territorial, une force d’intégrale libération.

Oui, et c’est dans ce sens que marche l’histoire, trop lente, a dit avec raison Bérard, d’un mouvement pourtant que déjà nos yeux peuvent mesurer et que notre esprit devance avec certitude.

À l’heure où Francis de Pressensé meurt, le problème d’Alsace-Lorraine prend précisément la direction qu’il avait voulue et qu’il avait prévue. Il n’y aura pas, à la base, le germe de nouveaux conflits sanglants et aventureux entre la France et l’Allemagne. La lutte n’est plus entre les États, mais, dans toute l’Europe, entre la démocratie politique et sociale d’un côté et l’oligarchie rétrograde et militariste de l’autre ; et la démocratie politique et sociale porte dans son sein, non seulement la libération des individus, non seulement la libération des classes, mais la libération de tous les fragments de peuples opprimés par la conquête. Libération pacifique, libération par la montée de la justice générale dans la paix universelle garantie. C’était le rêve de Francis de Pressensé. Ce rêve prend corps et cette figure renouvelée de l’Alsace- Lorraine, confiante en l’avenir des forces nouvelles, et devenue, par un admirable paradoxe, elle, l’abattue, l’opprimée, la première libératrice de l’Allemagne, celle qui inocule à l’Allemagne militariste, féodale et impériale, une parcelle du génie révolutionnaire de la France, s’échappant en étincelles par les yeux des gamins de Saverne ; cette figure de l’Alsace-Lorraine
renouvelée, confiante en l’avenir, repoussant les suggestions de la brutalité et de la force, mais assurée du progrès de la justice par le progrès de la démocratie et de la paix, je la voyais, cette figure, voilée encore de deuil, mais sans que son voile soit éclaboussé du reflet du sang qui coulerait demain, je la voyais marcher derrière le cercueil de Francis de Pressensé.

Voilà son oeuvre, voilà l’oeuvre de cet homme Ce fut avant tout une oeuvre de combattant.

Je lisais hier dans l’article de ces beaux esprits collectifs, groupés sous le pseudonyme de Junius, que Francis de Pressensé n’avait été qu’un « dévorateur de livres », un homme de cabinet.

Eh oui, il lisait, il savait ! Mais comme les meilleurs, comme les plus nobles de ces génies du peuple hellénique admiré par lui, là où le philosophe était un citoyen et un combattant ; comme les meilleurs, comme les plus grands de ces humanistes du xvie siècle qui faisaient tourner leur science admirable à l’émancipation des esprits et à la préparation de l’avenir ; comme ces encyclopédistes du xviiie siècle, comme les hommes de la Convention, de la Montagne, nourris de pensée et d’héroïsme ; comme les meilleurs des combattants, Francis de Pressensé portait en lui la science pour l’action. Et ce qu’il avait accumulé silencieusement dans son cabinet de travail, ce qu’il avait pris parcelle à parcelle à tous les trésors du passé, classé ou entassé sur les rayons de sa bibliothèque, il ne le stérilisait pas en lui, il n’en faisait pas comme certains de nos réacteurs dilettantes d’aujourd’hui une force de dédain et d’isolement. Mais il disait : De cette culture humaine qui passe en moi et que je me suis assimilée, je veux faire bénéficier l’humanité par la lutte pour la vérité et pour la justice. Et il pouvait répéter ce mot admirable d’un de ces poètes grecs qu’il aimait, du grand Eschyle : « Je ne veux pas être une cime à la pensée solitaire. » Il voulait garder toute la hauteur de sa science et de son esprit, non pas pour s’immobiliser là-haut dans une contemplation extatique et inerte, mais pour projeter au loin toutes les lumières qui aideraient dans son chemin et son combat le prolétariat avec lequel il s’était mêlé.

Voilà quel a été l’homme, voilà quelle a été l’oeuvre. Je peux dire à tous ceux qui m’écoutent : Voilà le parti qui a mérité qu’en pleine expérience, en pleine maturité de raison et de conscience, un pareil homme vînt à lui. Je demande pour finir, puisque nous sommes ici dans une salle où lui-même a si souvent et si fortement parlé, puisque nous sommes dans ce quartier où passent les générations de la jeunesse étudiante et intellectuelle, je demande, s’ils sont ici et, s’ils n’y sont pas, je leur demande par vous tous, citoyens, je demande à ces jeunes hommes : Que veulent-ils faire de la vie et où trouveront-ils un foyer de pensée et d’action plus haut et plus noble que celui auquel Francis de Pressensé est venu ajouter sa lumière et sa flamme ?

Oh ! je ne demande pas aux jeunes gens de venir à nous par mode. Ceux que la mode nous a donnés, la mode nous les a repris. Qu’elle les garde. Ils vieilliront avec elle. Mais je demande à tous ceux qui prennent au sérieux la vie, si brève même pour eux, qui nous est donnée à tous, je leur demande : « Qu’allez- vous faire de vos vingt ans ? Qu’allez-vous faire de vos coeurs ? Qu’allez-vous faire de vos cerveaux ? »

On vous dit, c’est le refrain d’aujourd’hui : Allez à l’action. Mais qu’est-ce que l’action sans la pensée ? C’est la brutalité de l’inertie. On vous dit : Écartez-
vous de ce parti de la paix qui débilite les courages. Et nous, nous disons qu’aujourd’hui l’affirmation de la paix est le plus grand des combats : combat pour refouler dans les autres et en soi-même les aspirations brutales et les conseils grossiers de l’orgueil convoité ; combat pour braver l’ignominie des forces inférieures de barbarie qui prétendent, par une insolence inouïe, être les gardiennes de la civilisation française ! Il n’y a d’action que dans le parti de la justice ; il n’y a de pensée qu’en lui. Méfiez-vous de ceux qui vous mettent en garde contre ce qu’ils appellent les systèmes et qui vous conseillent, sous le nom de philosophie de l’instinct ou de l’intuition, l’abdication de l’intelligence. Quand vous aurez renoncé à vous construire votre doctrine à vous-mêmes, il y aura de l’autre côté de la route des doctrines toutes bâties qui vous offriront leur abri.

Et moi, je vous dis que l’intuition n’est rien, si elle n’est pas la perception rapide et géniale d’analogies jusque-là insoupçonnées entre des ordres de phénomènes qui paraissaient distincts. C’est par l’analogie, c’est par une intuition, non pas d’instinct et de hasard et de sentiment, mais de pensée, que Newton a trouvé le système du monde, que Lamarck a entrevu la loi de l’évolution universelle, que Claude Bernard, avec des hypothèses vérifiées, mais hardies, a pénétré dans le domaine de la physiologie vivante. Pour guider les hommes, il faut la lumière de l’idée, et il n’y a la lumière de l’idée que dans les partis qui, comme le socialisme, systématisent la réalité, en traduisent la formule. N’ayez pas peur d’être enfermés chez nous dans je ne sais quelle doctrine médiocre. Toujours, toujours la doctrine sociale a été liée à des doctrines de philosophie générale. Saint-Simon, Fourier, Marx,
Engels, Pressensé, tous, ils ont compris que les lois de l’évolution sociale étaient liées au drame du devenir universel. Avec le socialisme, vous entreprenez à travers la vérité, à travers la réalité, vers la justice, vers l’harmonie souveraine, vers la beauté suprême de l’accord des volontés libres, vous entreprenez vers cet idéal admirable, le voyage le plus lointain, le plus hardi, celui qu’aucun autre voyage de l’action ou de la pensée ne dépassera, celui qui, suivant le fragment d’un grand poète grec, « vous portera à l’extrémité des vents et des flots ».

C’est ce voyage vers la justice, vers la vérité qu’avec les socialistes et avec les prolétaires, Pressensé avait entrepris. Vous ne pouvez faire oeuvre plus noble que de retenir son exemple et de faire passer dans votre vie la noblesse de sa vie.

Jean Jaurès


P.-S.

Le groupe de travail « Mémoire, histoire, archives » de la LDH,
la Société d’études jaurésiennes
et la Société d’histoire du protestantisme français

organisent une rencontre d’étude sur

Jean Jaurès et Francis de Pressensé

à l’occasion du centième anniversaire de leur disparition
le samedi 10 mai 2014, de 13 h 30 à 18 h, au siège de la LDH, salle Alfred-Dreyfus, 138, rue Marcadet 75018 Paris (Métro Lamarck-Caulaincourt)


- 13 h 30. Ouverture de la journée par : Jacques MONTACIE, secrétaire général de la LDH Marion FONTAINE, secrétaire de la Société d’études jaurésiennes André ENCREVE, directeur du Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français
- 13 h 45. Présentation du programme par Gilles MANCERON et Emmanuel NAQUET, co-délégués du Groupe de travail « Mémoire, histoire, archives » de la LDH
- 14 h. Pressensé, Jaurès et l’affaire Dreyfus, par Vincent DUCLERT
- 14 h 30. Pressensé, Jaurès et la Séparation des Églises et de l’État, par Jean BAUBEROT
- 15 h. Le tournant social de la LDH avec Pressensé, par Emmanuel NAQUET

Pause

- 16 h. Pressensé, Jaurès et la Paix, par Rémi FABRE
- 16 h 30. Les enjeux du Centenaire de l’assassinat de Jaurès et de la Grande guerre, par Gilles MANCERON
- 17 h. Jaurès et Clemenceau, par Pierre JOXE, Premier Président honoraire de la Cour des Comptes, membre honoraire du Parlement, Avocat au barreau de Paris
- 17 h 45. Conclusions, par Pierre TARTAKOWSKY, président de la LDH

Télécharger le programme.

Notes

[1Extraits d’un article de Rémi Fabre, publié en octobre 2004 dans le N° 128 de la revue Hommes&Libertés.

[2Cf. Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme : un intellectuel au combat, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

[3Discours paru dans le bulletin de la Ligue des droits de l’homme, 1er février 1914.

La présentation est de Marion Fontaine, tirée de Ainsi nous parle Jean Jaurès, textes présentés par Marion Fontaine, Fayard/Pluriel, 2014, 346 p., 8 €

[4Le livre d’Ernest Renan, La Vie de Jésus, est publié en 1863 et fait scandale en affirmant que la biographie de Jésus peut être écrite comme celle de n’importe quel homme.

[5D’un côté donc l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Italie, de l’autre la France, la Russie et la Grande-Bretagne.


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