“être dreyfusard hier et aujourd’hui”, par Gilles Manceron et Emmanuel Naquet (dir.)


article de la rubrique droits de l’Homme > la LDH
date de publication : samedi 31 octobre 2009
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Un livre reprenant les travaux du colloque international Etre dreyfusard, hier et aujourd’hui organisé à l’École militaire en décembre 2006 par la Ligue des droits de l’Homme vient de paraître, sous la direction des deux historiens Gilles Manceron et Emmanuel Naquet. Aux contributions des intervenants, ils ont ajouté des textes introductifs qui soulignent les questions en débat et tentent de les approfondir.

A la suite d’une brève présentation de cet ouvrage, nous reprenons les réponses de Stéphane Hessel et de Jean-Pierre Dubois à la question alors posée par Robert Frank, celle de savoir qui seraient aujourd’hui les dreyfusards et les antidreyfusards ?


Etre dreyfusard hier et aujourd’hui

Ouvrage collectif dirigé par Gilles Manceron et Emmanuel Naquet, éd. Presses universitaires de Rennes, 552 pages, 24 €  [1]

Ce livre reprend les travaux du colloque organisé par la Ligue des droits de l’Homme les 8 et
9 décembre 2006, à l’Ecole militaire, sur les lieux mêmes où s’était déroulée un siècle plus
tôt, après la dégradation du capitaine Dreyfus en 1894, la cérémonie réparatrice de 1906.
Parmi tous les ouvrages parus à l’occasion du centenaire de l’affaire Dreyfus, sa particularité
est de lier les nouveaux regards historiques sur cet épisode à la réflexion sur un certain nombre
de débats actuels. Notamment sur la question de l’approche universaliste ou communautaire
de la lutte contre l’antisémitisme.

En se plaçant sous l’égide de Pierre Vidal-Naquet, qui s’est défini lui-même comme, inséparablement, historien et citoyen engagé, il s’efforce d’alimenter la réflexion sur le sens qu’a pris, depuis l’Affaire et jusqu’à aujourd’hui, la notion d’engagement dreyfusard.

Aux études des quarante-cinq historiens, dont Serge Berstein, Patrick Cabanel, Vincent Duclert,
Michel Dreyfus, Rémi Fabre, Robert Frank et Jérôme Grévy, s’ajoutent des contributions
d’autres personnalités connues pour leur implication dans les questions relatives à la Justice,
tels Lucie Aubrac, Robert Badinter, Jean-Jacques de Félice, Jean-Pierre Dubois, Nicole Dreyfus, Stéphane Hessel, Henri Leclerc, Michel Tubiana, ainsi que de l’ancien premier président
de la Cour de cassation, Guy Canivet, et l’avocat général à sa chambre criminelle, Didier
Boccon-Gibod. Les échanges rassemblés prennent aussi une dimension internationale, avec
les apports de Michel Abitbol, Cylvie Claveau, Simon Epstein et Norman Ingram.

Au-delà du public intéressé par l’histoire de l’affaire Dreyfus et la place fondatrice qu’elle occupe dans notre modernité républicaine, les débats soulevés dans ce livre, qui renvoient à des enjeux contemporains, concernent aussi tous les citoyens.

« Je suis dreyfusard comme Dieu est grand.
Je le suis au point que je n’imagine même plus la possibilité de ne pas l’être.
D’ailleurs je l’ai toujours été.
Je le serais sans Dreyfus.
Je l’étais avant lui.
Je l’étais en naissant, et quoi qu’il advienne de Dreyfus, je mourrai dreyfusard.
 »

Jules Renard, « Noël », Le Cri de Paris, 1er janvier 1899. [2]


Qui sont les dreyfusards et les antidreyfusards aujourd’hui ?

Stéphane Hessel [3]

Nous savons qui sont les dreyfusards d’aujourd’hui, ceux qui se dressent au nom des droits de l’Homme, les Justes qui s’exposent aux condamnations, mais qui sont les antidreyfusards ? Je répondrais en disant que ce sont ceux qui considèrent qu’il n’y a rien à faire contre la montée des injustices dans le monde, qu’il est normal qu’il y ait des riches de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres, que cela n’a pas d’importance — comme cela n’a pas d’importance si des gens souffrent à cause d’autres qui détruisent la planète —, qu’il faut vivre avec tout cela et qu’il est inutile d’y réagir. Ces gens qui utilisent
leurs pouvoirs, politique ou économique, pour mener notre société vers davantage d’injustices envers des gens de plus en plus nombreux qui sont des déshérités et des laissés pour compte, ceux-là sont les antidreyfusards d’aujourd’hui.

Et combattre pour que tous ceux qui sont les victimes de cette situation soient reconnus et défendus, et aient les ressources et les droits nécessaires pour construire leur avenir, c’est cela, aujourd’hui, le combat des dreyfusards.

Les citoyens poursuivis pour avoir aidé des sans-papiers sont pleinement des dreyfusards. (BONAVENTURE/AFP)

Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’Homme [4] :

Ce dont je suis certain, c’est que des dreyfusards, aujourd’hui, nous pouvons en trouver à l’échelle du monde. À une radio qui m’interrogeait récemment sur le thème de ce colloque et me demandait qui seraient les Dreyfus de notre époque, j’ai répondu en citant deux noms : Nelson Mandela et Andreï Sakharov. Le combat de Mandela, pendant ses dizaines d’années
de prison, pour être rétabli dans ses droits et pour que son peuple soit rétabli dans ses droits, comme le combat de Sakharov pour l’application du droit, pour mettre le régime soviétique en face de ses contradictions par rapport aux accords d’Helsinki, sont des combats qui participent de la même logique qui est une exigence de justice, une exigence de vérité, qui ne transige pas, qui peut paraître folle et à la limite suicidaire, comme l’était la protestation d’innocence de Dreyfus enchaîné, la nuit, à l’île du Diable, mais qui finit par triompher. Outre Nelson Mandela et Andreï Sakharov, je citerais volontiers aussi le nom de Shirin Ebadi, qui est engagée comme nous au sein de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, la FIDH, pour la défense des droits des femmes et d’autres combats internationaux pour des droits universels.

Quant aux antidreyfusards d’aujourd’hui, on peut citer, par exemple, les responsables du pouvoir qu’affronte précisément Shirin Ebadi, tel M. Ahmadinejad. Ou encore, dans le pays qui était celui d’Andreï Sakharov, la Russie, les gens au sommet de l’État qui sèment l’arbitraire
et la mort en Tchétchénie : on sait aussi ce qu’est que la raison d’État au pays de M. Poutine… Mais des antidreyfusards d’aujourd’hui, il y en a également chez nous, ne balayons pas seulement devant la porte des autres.

La Ligue des droits de l’Homme, comme d’ailleurs la FIDH au niveau mondial, mènent aujourd’hui un combat dreyfusard lorsqu’elles se battent pour dire que la lutte contre le terrorisme ne peut pas excuser les violations massives des droits de l’Homme comme les tortures à Guantanamo et à Abu Ghraïb ou le fait de livrer des personnes détenues par les forces de l’ordre des États-Unis d’Amérique à des tortionnaires à l’étranger. C’est aussi le cas
quand elles dénoncent le fait que des démocraties comme la nôtre participent à cela en laissant faire escale à plusieurs reprises, à Brest et au Bourget, à des avions dans lesquels on conduisait des personnes détenues vers la torture. Lorsque nous faisons cela — nous avons mené sur ce sujet une action en justice que l’on est en train de paralyser au nom de la raison d’État… —, nous menons aujourd’hui un combat dreyfusard. Et nous luttons, de même,
contre la justice d’exception qui continue bel et bien à exister, car même si le premier président de la Cour de cassation a eu raison de rappeler qu’il n’y a plus de Cour de sûreté de l’État et que la compétence des tribunaux militaires a été limitée, il y a une justice « antiterroriste », une 14e chambre antiterroriste du Parquet de Paris, avec des juges d’instruction spécialisés dans ce domaine, qui a fait que des gens ont passé des années en prison avant d’être reconnus innocents. Ce fut le cas de dizaines d’accusés lors de ce qu’on
a appelé le « procès Chalabi [5] », et cela continue. En Grande-Bretagne aussi, le pays de l’habeas corpus, on peut, si on est présumé terroriste, passer plusieurs mois en prison sans être présenté à un juge. Lorsque nous disons tout cela, nous mobilisons quelque chose qui est de l’ordre de l’engagement dreyfusard, parce qu’il s’agit de la justice, de la vérité et de la cohérence de nos
pratiques avec l’État de droit. Nos États ne font pas ce que disent les principes sur lesquels ils sont fondés ; nous sommes là pour qu’ils le fassent.

Je citerai ici une phrase que j’avais affichée dans ma chambre d’adolescent, à côté de la photo de son auteur, Albert Einstein :

« Ne faites jamais rien contre votre conscience, même si l’État vous le demande. »

Voilà une phrase de dreyfusard.

Notes

[1L’ouvrage est disponible à la boutique de la Ligue des droits de l’Homme,
138 rue Marcadet, 75018 Paris.
Renseignements au 01 56 55 51 04 ou à laboutique@ldh-france.org.

[2Cité par Jean-Jacques de Félice, Etre dreyfusard hier et aujourd’hui, page 476.

[3Extrait de « Le dreyfusisme aujourd’hui », par Stéphane Hessel – Etre dreyfusard hier et aujourd’hui, pages 517-519.

[4Extrait de « Le combat pour les droits de l’Homme,
aujourd’hui comme aux temps de l’affaire Dreyfus », postface de Etre dreyfusard hier et aujourd’hui, écrite par Jean-Pierre Dubois à partir de son intervention au colloque.

[5Au « procès Chalabi », organisé en septembre 1998 à des fins de spectacle dans un gymnase dépendant de l’administration pénitentiaire à Fleury-Mérogis, 138 prévenus comparaissaient et la plupart des avocats ont estimé qu’ils ne pouvaient pas exercer leur rôle et refusé de participer aux audiences. Un tribunal correctionnel a relaxé ensuite près de la moitié de prévenus après que ceux-ci avaient effectué de longs mois de détention provisoire. D’autres ont été condamnés à des peines bien moins lourdes que leur temps déjà passé en prison suite aux décisions du juge d’instruction « antiterroriste ». En cumulant les détentions provisoires abusives, plus de 33 années d’emprisonnement ont été injustement subies.


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