Henri Leclerc répond à Antoine Spire et Cédric Porin


article de la rubrique droits de l’Homme > la LDH
date de publication : mardi 5 décembre 2006
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Henri Leclerc répond à la tribune publiée par Antoine Spire et Cédric Porin, après qu’ils aient quitté la LDH. Vous pourrez prendre connaissance du texte des deux démissionnaires à la suite de celui d’Henri Leclerc. [1]

[Première publication, le 4 déc. 06,
corrigée le 5 déc. 06.]

Pourquoi la LDH reste elle-même

par Henri Leclerc [Le Monde daté du 5 décembre]

Deux militants ont quitté la Ligue des droits de l’homme. Après avoir convenu de la grande liberté du débat qui y régnait, ils se disent lassés d’être minoritaires. [ L’annonçant dans Le Monde,] ils justifient leur décision par un déluge de reproches (voir ci-dessous). C’est évidemment leur droit le plus strict. Mais il est attristant de constater que ces compagnons de tant de luttes aient cru bon à plusieurs reprises de travestir la vérité.

Il est stupéfiant de lire que, lors de la guerre du Liban, la Ligue aurait oublié "les populations israéliennes victimes du Hezbollah" : nul ne peut ignorer les deux communiqués du 11 août affirmant que "les agressions contre les villes israéliennes relèvent du crime de guerre avéré" [2] et que la LDH était "prête à participer à toutes les mobilisations qui défendraient indistinctement les droits de toutes les populations concernées (par) la situation au Liban, au nord d’Israël et en Palestine" [3]. Et comment peuvent-ils affirmer que la LDH n’aurait pas protesté contre la déprogrammation de documentaires de cinéastes israéliens lors des Etats généraux du documentaire de Lussas puisqu’ils savent que la tribune [proposée au Monde puis] publiée dans Politis par l’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création, créé par la LDH, a exprimé "son désaccord profond avec cette décision de déprogrammer certains films israéliens, et plus encore avec les motifs qui sont invoqués par la direction des Etats généraux" [4] ?

Quant à écrire que la LDH se serait "abstenue de participer aux récentes commémorations du centenaire de la réhabilitation de Dreyfus", c’est tout simplement faux. Quant au colloque international "Etre dreyfusard hier et aujourd’hui", qui aura lieu les 8 et 9 décembre à l’Ecole militaire, [organisé depuis plus de six mois,] on mesurera en consultant son programme [5] l’absurdité de l’appellation méprisante "session de rattrapage", eu égard au nombre et à la qualité des intervenants et des institutions associées.

On hésite à comprendre ce que signifie la "culture de repentance postcoloniale" à laquelle s’adonnerait la LDH : ce ne fut jamais son vocabulaire. Mais elle a été la première à dénoncer l’injonction d’enseigner le "rôle positif de la présence française outre-mer" dans le défunt article 4 de la loi du 23 février 2005. Devrait-elle en rougir ?

Quant à la "goutte d’eau" qui aurait provoqué la démission, le soutien jugé trop timide apporté à Robert Redeker, menacé de mort de façon évidemment intolérable, elle s’inscrirait dans une dérive complaisante avec l’islamisme radical et faible face à l’antisémitisme. Au-delà d’une discussion toujours possible sur l’ordre des phrases d’un communiqué, la LDH ne transigera pas sur ses principes : dire que les menaces sur Robert Redeker sont intolérables ne doit pas empêcher de constater que ses propos sont une charge haineuse contre l’islam et non contre ses dérives [6].

Et où est notre prétendue faiblesse à l’égard de l’antisémitisme, ce mal séculaire mêlant anciens et nouveaux oripeaux, si ce n’est que nous ne serons jamais aux côtés de ceux qui confondent lutte contre l’antisémitisme et contre le racisme avec replis communautaires d’où qu’ils viennent ?

[En réalité la divergence essentielle est ailleurs. Est-ce un hasard si elle ne fut pas invoquée au moment de l’annonce de la démission ?] Dire qu’une nouvelle "dérive" a commencé sous prétexte que la LDH aurait épousé en 1993 de façon "acritique" l’engagement auprès des plus démunis, c’est rejoindre ceux qui, au début du XXe siècle, ont quitté la LDH parce qu’elle avait décidé de défendre les droits économiques et sociaux. C’est récuser l’oeuvre [du ligueur] René Cassin dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, gravant les droits économiques et sociaux au même rang que les libertés civiles et politiques. Que veut dire un engagement "acritique" auprès des plus démunis ? Qu’il faudrait d’abord leur faire reproche de l’être, qu’ils sont responsables de ne pas avoir un logement ou un travail, tous droits affirmés par les textes constitutionnels français ? Ce débat n’est pas neuf et les étiquettes religieuses dont les démissionnaires le recouvrent n’y changent rien. La LDH, sans rien concéder sur le terrain des libertés, notamment d’expression, sur le terrain d’une laïcité [, dont le but même est d’inclure et non d’exclure des individus ou des groupes], ne renverra pas la question sociale au rang des accessoires.

La LDH continue en effet à être aux côtés de tous ceux dont les droits sont violés, que ce soient les femmes cloîtrées ou battues, les quelques millions de pauvres dont certains ont un travail mais qui ne peuvent pas en vivre, celles et ceux qui subissent les contrôles policiers au faciès, les enfants échouant dans un système scolaire qui, malgré les efforts des enseignants, organise la ségrégation, celles et ceux qui sont les juifs, les Arabes, les Noirs, les homosexuels montrés du doigt et victimes des discriminations ou des violences, aux côtés des sans-papiers qui sont coupables de vouloir vivre. Oui, depuis plus d’un siècle nous sommes à leurs côtés. Est-ce cette ambition trop vaste, trop universelle qui rebute ?
[ C’est pourtant celle des 7.500 militants qui quotidiennement continuent et continueront à porter aide et assistance à toutes celles et à tous ceux qui font appel à la LDH.]

La Ligue a connu en cent huit ans d’existence bien des vicissitudes, commis sans doute des erreurs. Mais ce n’est pas à ceux qui la quittent sur des fondements aussi incertains de proclamer avec morgue qu’elle a changé de nature.

Henri Leclerc, président d’honneur de la LDH

Pourquoi nous quittons la LDH

par Antoine Spire et Cédric Porin [Le Monde daté du 24 nov 2006]
Constituée pour soutenir la défense d’Alfred Dreyfus, la Ligue des droits de l’Homme fut de tous les combats du XXe siècle et peut s’enorgueillir d’avoir porté haut les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité pendant plus de cent ans.

Plusieurs événements récents obligent, hélas, à constater que la Ligue a aujourd’hui bradé cet héritage. De façon aussi significative que symbolique, elle s’est ainsi abstenue de participer aux récentes commémorations du centenaire de la réhabilitation de Dreyfus. Certes, elle organise en décembre une session de rattrapage autour de "Dreyfus hier et aujourd’hui", mais il ne s’agit que d’une réponse plus ou moins adroite aux critiques formulées à ce propos contre elle.

La dérive vient de loin : sans doute du moment où, sous la présidence de Madeleine Rebérioux, elle décida d’épouser de façon acritique l’engagement aux côtés des plus démunis de nos concitoyens. La Ligue n’eut plus seulement pour ambition d’être à côté du mouvement social, elle se mit à en faire partie. De même, les débats, provoqués par l’arrêt du processus électoral en Algérie en 1992 ont introduit au sein de la LDH cette culture de la repentance postcoloniale.

La LDH a cru pouvoir répondre au racisme dont sont victimes les jeunes issus de l’immigration en faisant preuve de complaisance à l’égard des organisations religieuses qui prétendent les représenter. La dérive s’amplifie. Après avoir affirmé qu’il s’agissait de discuter avec l’islam politique, on a insensiblement glissé vers le débat libre avec l’islamisme radical, comme lors de ce colloque à l’Unesco sur le féminisme musulman coorganisé par la Ligue en septembre. La Ligue donne ainsi une suite logique au fait qu’elle n’a jamais pris de position publique contre l’expression politique de l’intégrisme musulman. Dans le même mouvement, elle a tergiversé en hésitant à réagir lors de la recrudescence des actes antisémites en 2003.

Combien de fois n’avons-nous pas entendu dans son comité central des proclamations suspicieuses, hostiles à d’autres organisations de défense des droits de l’homme : la Licra, SOS-Racisme, Ni putes ni soumises, systématiquement taxées de communautaristes. Si la Ligue des droits de l’Homme ne voit plus d’inconvénients aujourd’hui au dialogue avec l’extrémisme islamiste, elle se refuse à le pratiquer avec des organisations dont l’identité même est le combat antiraciste. La place qu’elles accordent à la lutte contre l’antisémitisme, à l’absence de complaisance vis-à-vis de l’islamisme, suffirait donc à en faire des adversaires.

Mais, ces dernières semaines, deux événements sont venus s’ajouter à nos désaccords. La Ligue a créé en son sein l’Observatoire de la liberté d’expression. Nous lui avons soumis nos protestations contre la manière dont les organisateurs des Etats généraux du documentaire de Lussas, en Ardèche avaient, cet été, censuré des cinéastes israéliens. Certains de ceux-ci, dont les films étaient ouvertement critiques envers la politique de leur gouvernement, étaient invités et furent déprogrammés à la fin du mois d’août parce que, selon les organisateurs, "ils ne pouvaient être vus avec la bonne distance". Aussi les remplaça-t-on par des films libanais et palestiniens. D’une part, on excluait des Israéliens du fait de leur seule identité nationale, et non de leurs pratiques ou de leurs actes - cela s’appelle du racisme -, mais, plus encore, on leur substituait des films venus de pays arabes voisins d’Israël laissant libre la rampe des préjugés. A ce jour, aucune protestation publique de la Ligue des droits de l’Homme ou de son observatoire devant cet acte de censure.

Est-ce à cause d’un engagement acritique aux côtés du peuple palestinien ? En tout cas c’est ainsi que, pendant la guerre du Liban, la LDH demandait légitimement que soient sanctionnés les crimes de guerre contre les populations civiles libanaises, mais oublia les populations civiles israéliennes victimes de bombardements. On peut aussi se demander pourquoi le Proche-Orient sollicite un tel engagement de la Ligue, qui ne dit presque rien à propos du Darfour ou de la Tchétchénie, ou se tait devant les discours négationnistes et antisémites du président iranien !

Mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de nos désaccords concerne l’affaire Redeker. Au lieu de défendre avant tout la liberté d’expression d’un philosophe menacé de mort pour avoir critiqué l’islam, la Ligue a d’abord fait état de son rejet d’"idées nauséabondes", avant de concéder : "Quoi que l’on pense des écrits de M. Redeker, rien ne justifie qu’il subisse un tel traitement..." Mais l’ambiguïté et la timidité de ce soutien s’accommodent mal avec l’intransigeance qu’exige le combat pour la liberté d’expression. La Ligue a également refusé d’évoquer le nom de Salman Rushdie pour faire comprendre la situation de Robert Redeker, car elle estime que le fait d’être menacé par des organisations terroristes et non pas par des Etats change du tout au tout la perspective. Pourtant, tous les observateurs sérieux s’accordent à dire que le terrorisme islamiste fonctionne désormais principalement en dehors des Etats. Et d’oublier évidemment le sort que d’autres islamistes firent subir au cinéaste Theo Van Gogh, assassiné pour ses idées "nauséabondes".

Sans distance à l’égard du mouvement social, trop souvent ambiguë ou même compromise à l’égard d’un intégrisme islamiste dangereux, et en recul sur la lutte contre l’antisémitisme ou la défense de la liberté d’expression, la Ligue a perdu sa légitimité d’autorité morale de la République. Depuis longtemps, elle n’est plus l’organisation conçue pour défendre Dreyfus. Jusqu’à aujourd’hui, nous pensions que, association pluraliste, elle pourrait, malgré sa dérive, entendre une minorité à laquelle nous participions depuis des années. Mais cette dérive continue sans garde-fous. Il ne nous reste plus qu’à la quitter.

Antoine Spire et Cédric Porin sont
ex-membres du comité central de la LDH

Notes

[1La tribune d’Henri Leclerc a été envoyée telle quelle au Monde avec l’accord du Bureau national de la LDH. Les passages encadrés de crochets [ ] ont été coupés par le Monde de sa propre initiative.

Les notes ci-dessous ont toutes été ajoutées par LDH-Toulon.

[2Voir sur ce site article 1457.

[5Voir article 1705.


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