proposition de loi Batho-Bénisti : la fuite en avant vers le “tout sécuritaire” se poursuit


article de la rubrique Big Brother > Edvige et Cristina
date de publication : jeudi 25 juin 2009
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Face à la protestation, dont l’ampleur n’avait cessé de croître après la publication du décret du 27 juin 2008 portant création du traitement informatique dénommé « Edvige », le Président de la République avait été contraint de demander à la ministre de l’intérieur de revoir sa copie. Dans l’urgence, début octobre 2008, le ministère de l’intérieur a donc rédigé un nouveau projet de décret portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé EDVIRSP « Exploitation documentaire et valorisation de l’information relative à la sécurité publique » que nous appellerons Edvige.2. Ce projet de décret a été soumis, pour avis, à la CNIL et, depuis lors, on n’en a plus entendu parler.

Cependant, le 24 mars 2009, un rapport d’information sur les fichiers de police a été remis à l’Assemblée nationale. Les auteurs de ce rapport, les deux députés Delphine BATHO (PS) et Jacques Alain BENISTI (UMP) ont déposé, le 7 mai 2009, une proposition de loi relative aux fichiers de police. Voici une première analyse de ce projet de loi par le Creis [1].


I- Modifications de la loi « Informatique et libertés »

La principale modification concerne la création des fichiers de police par la loi et non plus par un acte réglementaire.

A priori, on peut penser que c’est une bonne solution dans la mesure où une prérogative importante est enlevée au pouvoir exécutif au profit du pouvoir législatif avec une discussion au Parlement et la possibilité pour les contre-pouvoirs (associations, syndicats, médias,…) d’intervenir et de lancer un débat public. Le texte prévoit en outre que l’avis de la CNIL soit transmis au Parlement au moment du dépôt du projet de loi.

Mais, le Parlement n’est pas toujours le garant des principes fondamentaux de la République française : liberté, égalité, fraternité. De nombreuses lois votées ces dernières années, en particulier depuis 2002, comportent des dispositions manifestement liberticides et l’indépendance du législatif par rapport à l’exécutif est souvent sujette à caution. Comment contrôler les lois votées par le Parlement ? Il existe évidemment le Conseil Constitutionnel, mais celui-ci ne statue que sur la conformité des lois à la Constitution. Il faudrait donc compléter le préambule de cette dernière de façon à assurer la protection de la vie privée et des libertés eu égard aux traitements de données à caractère personnel. Ces dispositions viendraient s’ajouter à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, aux droits économiques et sociaux de la Constitution de 1946 et à la Charte de l’environnement du 1 er mars 2005.

Cependant, il me semble que si cette question de la création de fichiers de police se pose avec une telle acuité, c’est parce que les modifications apportées en 2004 à la loi du 6 janvier 1978 ont enlevé à la CNIL tout pouvoir de contrôle de l’exécutif lors de la création des traitements relevant de la Sûreté de l’Etat, de la Défense et de la Sécurité publique. Si la CNIL se comportait comme une autorité réellement indépendante, si on lui redonnait un pouvoir de co-décision comme elle l’avait avant 2004, si on augmentait les moyens dont elle dispose, si on modifiait profondément sa composition ( avec des représentants d’associations, de syndicats,…), si tous ses avis et décisions étaient rendus publics afin d’alimenter le débat, on pourrait peut-être alors considérer que l’on a un contrôle effectif de l’exécutif.

Les mesures envisagées ci-dessus sont complémentaires. En fait, il faudrait progresser dans les deux voies.

Une discussion approfondie sur ces questions pourrait être très intéressante car, vu la situation des institutions politiques et de leur fonctionnement, on ne peut s’estimer satisfait par le fait que les fichiers de police soient créés par la loi. Dans la protection des libertés qu’est-ce qui serait le plus efficace : un Parlement où une majorité est, pour l’essentiel, aux ordres de l’exécutif ou une instance réellement indépendante, un véritable contre-pouvoir face à cet exécutif ?

II- Fichier d’information générale (Edvige.3)

Le projet de loi Batho-Bénisti (B-B) prévoit la création de deux fichiers (ce qui est une bonne chose ) : un fichier pour les enquêtes administratives ; un fichier d’information générale qui sera mis en œuvre par la Sous-direction de l’information générale (SDIG) de la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP). Cette Sous-direction, créée le 1er juillet 2008 en même temps que la DCRI, s’est vu confier la recherche, la centralisation et l’analyse des renseignements destinés à informer le Gouvernement et le représentant de l’Etat dans les domaines institutionnel, économique et social, ainsi qu’en matière de phénomènes urbains violents et dans tous les domaines susceptibles d’intéresser l’ordre public (comptage des manifestants, violences urbaines, conflits sociaux).

Quelles seront les caractéristiques de ce traitement Edvige.3 ?

1°) Finalités et catégories de personnes concernées

Ce traitement concerne « les personnes, groupes, organisations et personnes morales qui, en raison de leur activité individuelle ou collective, peuvent porter atteinte à la sécurité des personnes ou des biens, par le recours ou le soutien actif apporté à la violence, ainsi que les personnes entretenant ou ayant entretenu des relations directes et non fortuites avec ceux-ci ».

Cette formulation, quoique différente sur certains points de celles que l’on trouvait dans Edvige et dans Edvige.2 (EDVIRSP), pose de nombreux problèmes.

a) Avec l’expression « peuvent porter atteinte » on reste dans la logique de la présomption de culpabilité, comme dans Edvige et Edvige.2. Dans le projet de décret Edvige-2, l’expression « peuvent porter atteinte » avait remplacé celle de « susceptibles de porter atteinte » utilisée dans le décret Edvige. Cette modification de formulation ne change donc rien au fait que la SDIG pourra ficher des personnes qui n’ont commis aucune infraction. Comment détecte-t-on quelqu’un qui « peut », disons commettre un acte délictueux, alors qu’il ne l’a pas commis ? Les agents de la SDIG auraient-ils des pouvoirs de divination, des compétences psychologiques hors du commun qui leur permettraient de prévoir comment un être humain va se comporter dans le futur ? Avec une telle disposition, nous entrons dans une dérive où le « principe de suspicion » se substitue au « principe d’innocence ». D’une conception de la société, où toute personne est présumée innocente tant qu’elle n’a pas été condamnée, on passe progressivement à une conception de la société où toute personne peut être considérée comme suspecte alors qu’elle n’a encore commis aucune infraction.

b) On ne parle plus d’atteinte à « l’ordre public » ou à la « sécurité publique », mais la formulation retenue, si on la rapproche de la définition des missions de la SDIG (Cf. ci-dessus) et si on considère les catégories de données recueillies et traitées (Cf. ci-dessous 2°-a), ouvre la porte à un fichage tous azimuts.

c) S’il est logique de ficher celui qui apporte un « soutien actif à la violence », il est inacceptable qu’un tel sort soit aussi réservé aux personnes qui entretiennent ou ont entretenu des « relations directes et non fortuites » avec ceux qui ont recours ou apportent un soutien actif à la violence ; ainsi on peut ficher tous les membres d’une famille, les amis (de Facebook ?), les relations privées ou de travail d’une personne.

d) « Violence » n’étant pas synonyme de « délinquance » qu’en est-il des infractions qui pourraient être commises sans recours, ni soutien à la violence ?

2°) Catégories de données collectées et traitées

Parmi le très grand nombre de données à caractère personnel recueillies deux catégories posent particulièrement problème.

a) Les données susceptibles de faire apparaître « les activités politiques, philosophiques, religieuses ou syndicales ».

Notons tout d’abord que dans la loi « Informatique et Libertés », il est question « d’opinions » et non « d’activités ». Pourquoi ce glissement ? Le recueil des opinions politiques, philosophiques, religieuses ou l’appartenance syndicale pouvait s’expliquer quand, dans Edvige, de même que dans le décret de 1991 sur les RG, il était prévu de ficher les personnes physiques ou morales ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui jouent un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif. Tel n’est plus le cas avec ce projet de loi. Mais, le terme « d’activités » utilisé ici renvoie en fait à l’expression « activité individuelle ou collective » (Cf. ci-dessus 1°). Ainsi, cette activité individuelle ou collective peut être de nature politique, philosophique, religieuse ou syndicale et porter atteinte à la sécurité des personnes ou des biens, avec le recours ou le soutien apporté à la violence. On est bien dans un fichage tous azimuts : infractions de droit commun, mais aussi « infractions » de nature politique, philosophique, religieuse, syndicale. L’affaire J. Coupat ne sera-t-elle plus à l’avenir qu’une affaire parmi d’autres, sur une liste qui risque de s’allonger très vite ?

b) Les données concernant les antécédents judiciaires.

La loi du 4 janvier 1980 a mis en place le fichier du Casier judiciaire national qui conserve les condamnations prononcées par les juridictions pénales et commerciales. Ce fichier est fiable, mis à jour régulièrement, et consultable par les services de police et de gendarmerie selon des modalités précisées par le Code de procédure pénale. Pourquoi vouloir alors constituer un fichier judiciaire parallèle à la SDIG, en collectant les antécédents judiciaires ?

3°) Durée de conservation des informations

Des dispositions limitant la durée de conservation des données concernant les mineurs, reprises pour l’essentiel du projet Edvige.2, sont prévues, avec cependant beaucoup d’interrogations quant aux modalités pratiques de mise en œuvre.

Par contre, aucune limite de la durée de conservation de ces données pour les personnes majeures n’est prévue. Comment est-ce possible ?

4°) Destinataires des informations

Le projet de loi prévoit un accès aux données pour les fonctionnaires chargés d’une mission d’information générale du Gouvernement. Mais il est prévu également que des agents de la police nationale ou de la gendarmerie puissent, dans des conditions bien déterminées, avoir accès à ces données.

Est-ce que ces agents ont des missions d’information du Gouvernement ? Sinon pourquoi leur donner accès au fichier de la SDIG ?

5°) La question du fichage des mineurs

Comme dans Edvige et dans Edvige.2, il est prévu de ficher les mineurs de plus de 13 ans. . Notons tout d’abord que le décret de 1991 sur les RG se limitait aux personnes majeures. Comment justifie-t-on aujourd’hui ce fichage « préventif » des mineurs ?

Pour le ministère de l’intérieur, cette disposition est liée à l’augmentation de la délinquance juvénile : aujourd’hui, selon son porte-parole Gérard Gachet, 20% des mis en cause dans les procédures judiciaires sont des mineurs. Ces affirmations sont très discutables. S’il y a augmentation de la délinquance juvénile, n’y a-t-il pas aussi augmentation de la délinquance des adultes ? C’est ce qu’affirment de nombreux magistrats, chercheurs et avocats. Que recouvre exactement ce pourcentage de 20% ? Quelles sont les formes de délinquance prises en compte ?

Mais supposons qu’il y ait une augmentation de la délinquance juvénile comme le prétend le ministère de l’intérieur ; comment l’expliquer ?

Pendant des années, alors que M. Sarkozy était ministre de l’intérieur, on a multiplié les lois répressives
 [2], les systèmes de surveillance, les mesures policières en expliquant aux français que cette politique était un succès dans la lutte contre la délinquance et l’insécurité. Pendant la dernière campagne présidentielle ce fut l’un des thèmes majeurs de la campagne du candidat Sarkozy. Et aujourd’hui, le ministère de l’intérieur invoque « l’augmentation de la délinquance juvénile » pour justifier le fichage « préventif » des mineurs. Va-t-on un jour s’arrêter dans cette fuite en avant vers le tout répressif ?

Aujourd’hui, les jeunes qui commettent des infractions ne passent pas à travers les mailles du filet ; comme les adultes, ils sont fichés dans le STIC (Système de traitement des infractions constatées) de la police nationale ou dans JUDEX, fichier de la gendarmerie.

Il serait sans doute plus efficace de regarder du côté de la dégradation des conditions de vie et de revoir une politique qui engendre désespérance et révolte dans des couches de plus en plus larges de la population (et plus particulièrement dans la jeunesse). Même si dans une société il y aura toujours des délinquants qu’il faudra réprimer, le but d’un pouvoir démocratique et responsable est d’en réduire le nombre au minimum par une politique qui ouvre des perspectives d’avenir, qui conduit à une amélioration des conditions de vie pour l’ensemble de la population.

Analyser toutes les causes de la délinquance, mener des politiques qui permettent de s’attaquer à chacune d’elles, sans accorder une priorité absolue et exclusive à la répression, serait sans doute plus efficace et plus démocratique.

Cependant, on ne peut que constater qu’aujourd’hui, cette stigmatisation de la jeunesse est une composante majeure de cette politique délirante du « tout sécuritaire » mise en oeuvre par le Président de la République et son gouvernement ; le projet de loi sur les « bandes », le discours de N. Sarkozy du 28 mai 2009 et les mesures qu’il préconise, s’inscrivent dans cette logique. La jeunesse serait-elle désormais considérée comme une « classe dangereuse » au même titre que les « classes laborieuses » ?

III- Autres dispositions de ce projet de loi

Les mesures concernant le contrôle des fichiers d’antécédents judiciaires (STIC, JUDEX, FNAEG,…), même si elles vont dans le bon sens, restent dérisoires par rapport à l’ampleur des problèmes que posent ces traitements.

Pour ce qui est des traitements qui intéressent la sûreté de l’Etat ou la défense (CRISTINA,…), le projet de loi s’accommode pour l’essentiel de la situation présente. Pourquoi ne pas préconiser le rétablissement des dispositions de la loi du 6 janvier 1978 (avant les modifications de 2004) qui prévoyaient, soit un accord préalable de la CNIL (procédure de la demande d’avis), soit la création par la loi ? En effet, il me semble que cette loi, qui a été appliquée de 1980 à 2004, n’a jamais mis en danger la sûreté de l’Etat ou la défense.

Le 6 juin 2009

Félix PAOLETTI
CREIS-Terminal


Notes

[1Creis :Centre de Coordination pour la Recherche et l’Enseignement en Informatique et Société http://www.creis.sgdg.org/.

[2Depuis 2002, une quinzaine de lois sécuritaires ont été votées ; citons :

  • Loi Sarkozy du 18 mars 2003 sur la « sécurité intérieure »
  • Loi Perben 2 du 9 mars 2004 sur la « criminalité organisée »
  • Loi du 12 décembre 2005 sur la récidive
  • Loi du 15 mars 2007 sur la prévention de la délinquance
  • Loi du 10 août 2007 sur la récidive
  • Loi du 25 février 2008 sur la rétention de sûreté

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