edvige ou l’extension du domaine de la suspicion


article de la rubrique Big Brother > Edvige et Cristina
date de publication : samedi 24 janvier 2009
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L’annonce récente du retrait du fichier Edvige marque sans conteste une victoire pour les défenseurs des libertés. La vigilance doit cependant rester de mise : la majorité des atteintes aux libertés publiques et privées prévues dans ce fichier reste présente dans celui destiné à le remplacer.

Edvige ou Edvirsp, peu importe le nom... Dorénavant, on ne se contentera plus de ficher les auteurs d’infractions : on va répertorier durablement ceux qui seront considérés comme “susceptibles” d’en commettre, sans préciser sur quels critères on s’appuiera en la matière.

Cet article de Françoise Dumont, membre du Comité central de la LDH et responsable du groupe de travail « Education », est repris du dernier numéro de Hommes & Libertés, revue de la Ligue des droits de l’Homme [1].


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Le fichier Edvige constitue une parfaite illustration de la philosophie de l’enfance développée par Nicolas Sarkozy.

Pour tous ceux qui, depuis début juillet, n’avaient pas ménagé leurs efforts pour en dénoncer les dangers, l’annonce du retrait du fichier Edvige, parue au Journal officiel du 20 novembre, a sans aucun doute été une victoire. A un moment où les défenseurs des libertés ont souvent l’impression d’être confrontés à un véritable rouleau compresseur, cette victoire montre qu’aujourd’hui comme hier, la mobilisation et la lutte peuvent payer. En même temps, la petite soeur annoncée d’Edvige ne permet pas de considérer que l’affaire est close et, même dépouillé de quelques oripeaux, ce deuxième fichier risque fort d’être tout aussi inadmissible que le premier.

Un petit tour sur le site de la Cnil permet de prendre la mesure du nombre de fichiers d’ores et déjà mis en place, qu’il s’agisse de fichiers administratifs ou de fichiers commerciaux. Rien que pour les fichiers de police, on en dénombre près de quarante et, depuis 1978, le nombre de fichiers déclarés à la Cnil atteint le millier...

Le fichage : un mal français ?

Il est vrai qu’en matière de fichiers la France a une longue tradition. On peut rappeler le fichier d’anthropologie judiciaire, développé par Alphonse Bertillon à partir des années 1880. C’est en effet à cette époque que le futur chef de l’Identité judiciaire à la préfecture de police expérimente et met en place ce que l’on a longtemps appelé le « bertillonnage », c’est-à-dire l’identification des individus au moyen des empreintes digitales. Ces données étaient complétées par les célèbres clichés pris de face et de profil, ceux-là mêmes qui venaient appuyer une théorie fondée sur la morphopsychologie. Cette théorie stipulait clairement qu’il existe des « têtes d’assassins » et « des têtes de voleurs », mais malheureusement pour certains, elle n’a jamais établi à quoi pouvait ressembler une « tête d’innocent ». Aujourd’hui, on est passé de l’anthropologie à la biométrie, c’est- à-dire de la prise en compte de l’extérieur du corps à la prise en compte de données plus intimes. Mais lorsque Nicolas Sarkozy explique la pédophilie et l’homosexualité par la génétique, on peut considérer qu’entre la démarche qui consiste à fonder la présomption de culpabilité à partir de l’image d’un individu appréhendé, et celle qui consiste à construire une culpabilité sur le patrimoine génétique, la distance n’est pas si grande...

L’histoire du Numéro d’inscription (Nir) au Répertoire national d’identification des personnes physiques (Rnipp) est également intéressante. A l’origine de ce Rnipp, on trouve un répertoire créé en 1941 par le Service de la démographie. Dans ce répertoire, chaque individu était identifié par un numéro ; en France métropolitaine, le premier chiffre avait la même signification que celui du numéro de Sécurité sociale actuel (1 ou 2). Mais des instructions ultérieures ont tenté de modifier cette première composante en Algérie. Le premier chiffre associait le sexe à une donnée d’appartenance religieuse, de nationalité, d’origine géographique. Ainsi l’identifiant commençait par 1 ou 2 pour les citoyens français, par 3 ou 4 pour les indigènes non juifs d’Algérie et de toutes les colonies, par 5 ou 6 pour les juifs indigènes, par 7 ou 8 pour les étrangers et par 9 ou 0 pour les statuts mal définis. A la Libération, l’ensemble des fiches contenant des informations individuelles d’appartenance religieuse ont été détruites.

Que l’on parle du fichier d’anthropologie judiciaire de Bertillon ou des « manipulations » autour du Nir (au passage, n’oublions pas les tentatives récurrentes pour faire de ce Nir un identifiant unique pour toutes les administrations), qu’il s’agisse de la carte d’identité nationale rendue obligatoire par un décret du régime de Vichy (en 1942, on y tamponnera la mention « juif » !), on voit bien que les techniques de fichage policier ne peuvent être dissociées de l’usage politique qui en sera fait.

Frénésie de surveillance ailleurs, aussi...

Ce serait une erreur de croire que la France est le seul pays malade du fichage. D’autres pays sont eux aussi gagnés par la frénésie de la surveillance sous diverses formes. Depuis le 11 septembre 2001 notamment, de nombreux pays ne cessent d’adapter leur législation en ce sens. A chaque fois, les mêmes raisons sont invoquées : lutter contre l’insécurité, contre l’immigration clandestine ou le terrorisme [2].

La Suède, par exemple, a adopté en juin 2008 un vaste programme de surveillance électronique qui permet aux services de sécurité de surveiller le trafic Internet ainsi que tous les mails, appels téléphoniques et SMS. Ce pays, souvent donné en exemple pour son libéralisme politique, est d’ailleurs déjà à l’origine de la création d’un vaste fichier de police contenant notamment des informations très personnelles sur les participants des manifestations. Le Royaume-Uni, quant à lui, dispose de la base de données ADN la plus importante du monde, recensant plus de 3,5 millions d’individus. En 2006, le ministre de l’Intérieur John Reid a révélé que près d’un tiers d’entre eux n’avaient pas de casier judiciaire. Toute personne arrêtée dans les quatre années passées y est inscrite à vie, que ces individus aient finalement été innocentés ou non.

De leur côté, les Etats-Unis ont mis en œuvre un fichage d’une ampleur extraordinaire. Vis-à- vis des étrangers d’abord : les compagnies aériennes livrent maintenant aux agences de sécurité toutes sortes d’informations : coordonnées complètes de chaque passager, numéro de carte bancaire, historique des changements de réservation, etc. Mais aussi nom des passagers ayant demandé un repas spécial lié à une pratique religieuse, ce qui permet notamment aux agences américaines de classer les voyageurs par religion. Le règne de la suspicion de principe concerne toutefois tous « les ennemis de l’intérieur » et prévoit par exemple la mise en fiche de la plupart des militants de l’environnement et de l’écologie. Désormais, les organes de sécurité sont aussi autorisés à examiner sans mandat particulier les listes informatisées des demandes de consultation ou de prêt de livres dans les bibliothèques publiques ou appartenant à des universités. Des services s’intéressent même aux variations de la consommation d’eau et d’électricité, toute variation pouvant être considérée comme « suspecte ».

Edvige et la logique prédictive

Parmi les arguments avancés pour défendre Edvige, il a souvent été question des fichiers informatisés mis en place par le décret de 1991. Finalement, l’émoi suscité par Edvige aurait été déplacé puisque ce nouveau fichier ne serait qu’une adaptation à certaines évolutions de la société, notamment l’apparition de phénomènes de bandes... D’une part, ce phénomène n’est pas vraiment nouveau et le fait que certains fichiers existent depuis longtemps ne constitue en rien un blanc-seing pour la suite. D’autre part, les enquêtes prévues par Edvige concernent un public beaucoup plus large que celui concerné par le décret de 91. Avec Edvige, ce ne sont pas moins de soixante-cinq catégories d’individus qui sont désormais visées, catégories pour lesquelles on a allègrement mélangé vie privée, activité politique et démocratique puisque le champ des données susceptibles d’être collectées a été singulièrement élargi...

Mais ce qui frappe surtout dans Edvige, et qui inscrit ce fichier dans une conception très précise de la société, c’est l’idée qu’au fond, on ne va plus se contenter de ficher les auteurs d’infractions. Dorénavant, on va répertorier durablement ceux qui vont être considérés comme « susceptibles » d’en commettre, sans préciser sur quels critères on s’appuiera en la matière.

Première catégorie visée : tous ceux qui de près ou de loin se mêlent de la vie de la cité. Le fichier opère l’amalgame entre citoyenneté, militantisme et délinquance, et on l’aura vite compris : cette dimension nouvelle du fichage politique introduit, au prétexte toujours bien commode de l’ordre public, un puissant moyen de dissuasion de toute forme de contestation ou d’opposition citoyenne.

Deuxième catégorie visée : les mineurs de moins de 13 ans. Sur ce plan, le fichier Edvige ajoute une nouvelle touche - sans doute pas la dernière - au fichage des enfants. Il constitue par ailleurs une parfaite illustration de la philosophie de l’enfance telle que Nicolas Sarkozy ne manque pas de la développer.

La volonté de maintenir à tout prix le fichage des mineurs n’est pas sans rappeler les multiples déclarations faites dans le cadre de l’élaboration de la loi de prévention de la délinquance. On s’en souvient : il fallait détecter le plus tôt possible les difficultés des jeunes, éventuellement dès la maternelle ou à travers les services de la Protection maternelle et infantile (PMI). Il fallait aussi former les enseignants aux disciplines permettant de détecter les troubles du comportement de l’enfant et créer « un carnet de comportement », censé répertorier et garder la trace des signes précoces de troubles ou de souffrance psychique, de la naissance à la vie d’adulte. Exit donc le regard bienveillant sur des jeunes souvent autant en danger que dangereux. Exit aussi le droit à l’oubli.

Des fichiers sortis de l’ombre

En réalité, les raisons qui feront entrer un individu dans Edvige sont si floues que tout à chacun risque un jour de se retrouver ainsi fiché. C’est d’ailleurs déjà le cas avec le Système de traitement des infractions constatées (Stic), qui répertorie dans le plus grand désordre les auteurs présumés d’infractions, les témoins et les victimes. Le résultat, on le connaît : vingt millions d’informations répertoriées dont plusieurs millions de noms, 20 % d’erreurs pour les mis en cause, des refus d’emplois pour plusieurs demandeurs... Toutefois, la
différence entre le Stic et Edvige, c’est cette logique uniquement prédictive qui transforme la plupart des individus, majeurs ou mineurs, en coupables potentiels. Une telle logique ne peut que justifier un développement de la surveillance policière sous diverses formes : vidéo-surveillance, cyber-surveillance, biométrie, bracelet électronique etc. Développement sans précédent de marchés juteux, sans contrepouvoirs accrus, ni du côté de l’institution judiciaire, ni du côté d’une Cnil débordée, ni du côté du citoyen.

Il est difficile de savoir exactement pourquoi la mobilisation contre Edvige a pris une telle ampleur. Le contexte ? L’accroissement considérable des possibilités de fichage induites par ce nouveau fichier ? La détermination d’une poignée de militants qui lancèrent le Collectif « Non à Edvige » en plein milieu des congés d’été ? Difficile de privilégier une explication plutôt qu’une autre... Une chose est néanmoins certaine : depuis la mobilisation soulevée par le projet Safari, les défenseurs des libertés avaient eu, sur ces sujets, du mal à se faire entendre et comprendre de l’opinion publique. Avec Edvige, on est sorti d’une sorte d’aphonie, la voix de la Ligue des droits de l’Homme ayant d’ailleurs été particulièrement présente. D’une manière générale, les dangers de cette société de surveillance qui se développe autour de nous - parfois avec notre consentement- ont été mieux médiatisés. A nous de continuer la mobilisation, à faire preuve de pédagogie, notamment auprès des jeunes générations qui ont d’ores et déjà intériorisé certains mécanismes de surveillance et ne réalisent pas toujours qu’une fois notre patrimoine de liberté largement amputé, les retours en arrière seront très difficiles. A l’heure où d’autres technologies se profilent dans les laboratoires, à nous aussi d’éclairer le chemin que s’apprête à parcourir notre civilisation dans les usages qu’elle fait de l’informatique...

Françoise Dumont

Notes

[1Hommes & Libertés, N° 144, octobre-novembre-décembre 2008. Voir http://www.ldh-france.org/-Revue-Ho....

[2A lire absolument : Au nom du 11 septembre... Les démocraties à l’heure de l’antiterrorisme de Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe. Editions La Découverte, septembre 2008, 420 p.


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