A propos de la “concertation” concernant le fichier Edvige, le président de la République a parait-il fixé une borne à ne pas franchir : tout serait “négociable”, à l’exception du fichage des jeunes à partir de 13 ans — des “jeunes susceptibles de porter atteinte à l’ordre public”. Difficile de comprendre cet entêtement à vouloir ficher les jeunes si on se rappelle que les fichiers dont Edvige prend la place n’autorisaient le fichage que des personnes majeures — et ne nous a-t-on pas répété qu’Edvige résultait d’un simple “toilettage” du décret de 1991 ?
En fait, Nicolas Sarkozy est persuadé — à moins qu’il ne feigne de l’être ? — que la violence aurait considérablement augmenté parmi les jeunes et que « les géants noirs des banlieues d’aujourd’hui qui ont moins de 18 ans et qui font peur à tout le monde » n’ont rien à voir avec « les mineurs de 1945 » [1]. En conséquence de quoi il cherche — c’est devenu chez lui une véritable obsession — à “nous” prémunir le plus tôt possible contre cette dangerosité potentielle de la jeunesse.
Deux magistrats, Jean-Pierre Rosenczveig et Serge Portelli, démentent le discours de Nicolas Sarkozy.
« Lorsque je dis qu’un mineur de 2006 n’a plus grand chose à voir avec un mineur de 1945, ce n’est pas pour le dénoncer, c’est pour chercher un moyen de le préserver. Or l’ordonnance de 1945 ne nous le permet pas, même si elle a été retouchée à plusieurs reprises pour apporter des débuts de réponse à ce phénomène, et dernièrement encore en mars 2004. Il ne faut donc pas s’interdire des règles nouvelles. Je le dis solennellement, si nous continuons avec la même quasi-impunité garantie aux mineurs délinquants, nous nous préparons à des lendemains très difficiles, et nous n’aurons à nous en prendre à nous. Sur les dix dernières années, le nombre de mineurs mis en cause a augmenté de 80%. Si ce n’est pas un signal d’alarme, je ne sais pas ce que c’est. »
Nicolas Sarkozy, discours au Sénat, le 13 septembre 2006 [2]
Chacun aura suivi les remous suscités par le nouveau cadre juridique donné au fichier des RG appelé aujourd’hui EDVIGE. Après que de très nombreuses associations, 120 000 personnes, des institutions comme la CNIL, voire même quelques ministres eurent exprimé leurs sérieuses préoccupations, leur opposition, et, à tout le moins, leurs interrogations, le président de la République lui-même a demandé que le décret soit repris et qu’une négociation s’engage.
Les thuriféraires de ce dispositif se succèdent désormais sur les chaînes de télévision, dans les radios ou dans les journaux pour nous dire qu’il s’agit simplement de lutter contre la délinquance juvénile. Tout le débat se focalise de nouveau sur les jeunes dits délinquants qui seraient à l’origine de l’insécurité du moment.
Une nouvelle fois ils ont bon dos ces jeunes délinquants ou supposés tels. Et, au point où on ne peut plus plaider la bonne foi, on mélange encore allègrement la délinquance juvénile - dans la majorité on reproche aux mineurs des actes d’appropriation avec ou sans violence - avec les violences urbaines, sujet social totalement différent. Doit-on rappeler que la majorité des jeunes interpellés en novembre 2005 n’étaient pas connus pour des faits de délinquance ? Je renverrai aux études du CESDIP (ex-Commissariat au Plan) et du laboratoire de Laurent Mucchielli ceux qui auraient la mémoire courte.
De qui se moque-t-on ? A qui veut-on faire croire que ficher, avec la caution de la République, les tendances sexuelles ou des informations relatives à la santé de ceux qui exercent ou ont vocation à exercer des responsabilités politiques, syndicales, économiques ou associatives, peut être une contribution à la lutte contre la délinquance ? La CNIL a dit ce qu’elle pensait de l’absence de garanties apportées sur le fichage de ce type d’informations.
D’évidence devant un texte qui “part en torche ” (dixit le président de la République, Le Monde du 11 septembre 2008), on nous offre un nouvel habillage pour faire passer le projet au risque de semer la confusion.
Dans la réécriture souhaitée, le président de la République a fixé la barre pour ne pas aller à la déconfiture : tout est négociable, sauf le fichage des mineurs à partir de 13 ans.
Ainsi dans la contre-attaque sur le bien fondé du fichier on veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes et nous faire croire que l’objectif initial était la lutte contre la délinquance comme M. Raoult, député et maire du Raincy a tenté de le faire ce dimanche midi sur la 5. On ne convaincra que ceux qui le sont déjà.
Si le projet était la lutte contre la délinquance il y avait déjà des instruments disponibles :
Et bien d’autres fichiers comme le STIC (Système de traitement des infractions constatées qui compte déjà 18 millions de personnes) existent encore qui permettent de garder trace des personnes interpellées sur des faits de délinquance.
Au passage a-t-on réalisé dans quelle aventure on s’engageait quantitativement parlant si l’on s’en tient aux enquêtes
d’auto-confession où 80% des sondés acceptent d’admettre qu’ils ont commis des délits lorsqu’ils étaient mineurs, EDVIGE risque d’être le fichier de plus de 50 millions de français (ou d’étrangers résidant en France).
On observera en outre, mais c’est essentiel, que le décret de 1991 dont l’actuel ne serait que la reprise n’autorisait le fichage que des personnes majeures. Bonjour avec EDVIGE le progrès sur le terrain du droit des enfants. Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU appréciera.
Il va de soi ensuite que s’agissant des mineurs la rédaction actuelle est particulièrement choquante puisque contrairement à ce qui est dit il ne s’agit pas de ficher les délinquants, mais tous “les jeunes susceptibles de porter atteinte à l’ordre public”. Les mots ont un sens.
Est-ce qu’un jeune qui se rend à une réunion politique seul ou avec ses parents - fréquenter aujourd’hui le stand de Pif le Chien à la Fête de l’Huma et hier l’esplanade des Invalides pour y écouter Benoit XVI - ou simplement à une rave-party n’est pas susceptible de troubler l’ordre public ?
Et celui qui s’engage en signant la pétition contre les châtiments corporels du Conseil de l’Europe (voir mon blog de ce matin) ?
Et ces gamins qui râlent à l’école contre la qualité de la cantine et mènent leurs premières grèves ?
Ces quatre garçons et filles d’Henri IV qui prennent l’initiative de traiter (remarquablement) dans leur journal Ravaillac de la sexualité des jeunes ne seraient-ils pas une sérieuse menace pour la République ? On sait que le journal avait été interdit et les élèves exclus d’Henri IV avant que le conseil d’Etat ne censure cette décision. Ne parlons pas de ceux qui à Brive avaient fait leur titre sur “Comment en finir avec le bahut” en publiant la recette du cocktail Molotov pour dénoncer leur prof d’extrême-droite ?
Tout est susceptible de troubler l’ordre public si on ne se réfère pas à des faits mais à des intentions ou à des préliminaires, supposés ou réels.
Enfin, bien évidemment la question clé est celle de la portée de ce fichier : combien de temps gardera-t-on ces informations en mémoire ? Ressortira-t-on dans des années ces informations devenues pratiquement non contestables pour faire un sort - généralement mauvais - à telle personne ? Le fichier judicaire est régulièrement expurgé ; pourquoi pas EDVIGE ? Dans un pays comme le notre le droit à l’oubli n’est pas rien. On l’oublierait presque.²
Initialement rien n’était prévu. On - la ministre de l’intérieur - commence à parler d’effacer les mentions à la majorité pour les jeunes qui se tiendraient bien. Il est temps d’y songer une fois le texte publié.
Nicolas Sarkozy affirme pour justifier son cri d’alarme permanent que la délinquance des mineurs a explosé. Il avance constamment le chiffre terrible d’une augmentation de 80% en dix ans. Il citait encore ce chiffre en septembre 2006 au Sénat. Voyons donc les chiffres. Ils ne correspondent absolument pas à cette version. En effet la part des mineurs dans la délinquance en France ne cesse de baisser depuis 1998. Cette année-là, les mises en cause de mineurs représentaient 21,8% du total. En 2005, derniers chiffres publiés, les mineurs n’en représentent plus que 18,15%. Nous avons retrouvé le niveau de 1980 ! De plus le chiffre 80% d’augmentation est lui aussi faux. Le nombre de mineurs augmente mais dans des proportions bien moindres. Si l’on prend la période des dix dernières années de 1996 à 2005 (dernière année statistiquement disponible pour le ministre quand il s’exprime en septembre 2006), on passe de 143.824 mineurs mis en cause à 193.663, soit une augmentation de + 49.839 mineurs, ce qui représente, par rapport à 1996, en pourcentage +34,6% et non +80% !. Nous pensons qu’en fait Nicolas Sarkozy, qui est pourtant très au fait de la moindre évolution statistique, a délibérément menti en prenant un chiffre retenu en 2002 par un rapport du Sénat sur la délinquance des mineurs. Les Sénateurs avaient relevé qu’entre 1992 et 2001 ! le nombre de mineurs mis en cause avait progressé de 79%. En définitive Nicolas Sarkozy serait bien inspiré d’affirmer que la délinquance des majeurs a augmenté plus rapidement ces dernières années que celle des mineurs, mais il lui faudrait revoir ses slogans. S’en tenir à la vérité, ce n’est pas refuser la réalité de cette délinquance, c’est refuser le mensonge.
Année | Mineurs mis en cause | % |
1980 | 104.200 | 18% |
1994 | 109.338 | |
1995 | 126.233 | 15,9% |
1996 | 143.824 | 17,8% |
1997 | 154.437 | 19,4% |
1998 | 171.787 | 21,8% |
1999 | 170.387 | 21,3% |
2000 | 175.256 | 21,0% |
2001 | 177.010 | 21,2% |
2002 | 180.382 | 19,9% |
2003 | 179.762 | 18,8% |
2004 | 184.696 | 18,1% |
2005 | 193.663 | 18,15% |
Si les interpellations augmentent, la nature des infractions commises par les mineurs a-t-elle changé ? C’est ce que l’on nous serine en permanence : les mineurs sont plus grands, plus forts et leurs actes sont beaucoup plus violents. Nicolas Sarkozy reste par ailleurs focalisé sur un certain type de délinquance des mineurs, celle des quartiers difficiles. Il évoque sans cesse les mineurs “soumis au caïdat de leur quartier”. Mais la délinquance des mineurs est bien loin d’être réductible à la seule délinquance de groupe ou même à celle de quartiers sensibles. Tous les mineurs délinquants ne vivent pas en groupe, en bande ou en banlieue. Il s’agit d’une vision simpliste de plus.
Si l’on examine les infractions commises par les mineurs, pour une période de onze ans, de 1994 à 2004, les deux catégories d’actes les plus graves, les vols à main armée et les homicides ont diminué. Si on y ajoute les viols et les séquestrations, l’ensemble de cette délinquance très grave ne représente que 1% de la délinquance des mineurs. En réalité, la hausse de la délinquance des mineurs est avant tout due à l’augmentation considérable du nombre de vols simples (+78%), des vols à l’étalage (+40,8%) et des vols avec violence (+83,1%). Autres augmentations considérables, les outrages et rebellions (de 1655 à 5179), les coups et blessures volontaires (de 5637 à 16791) et les usages de stupéfiants (de 3506 à 17989).
En 2005, le tableau suivant permet de bien mesurer quelle est l’importance des actes graves dans la délinquance des mineurs. Si l’on cumule les homicides, les coups mortels, les viols, les vols à main armée, les vols avec violence, ces infractions représentent 4,6% de la délinquance totale. Il est donc exagéré d’affirmer que les mineurs se livrent à des actes de plus en plus graves.
Total des crimes et délits recensés par la police : 193 663
Infractions | Quantité | Part dans la délinquance des mineurs |
vols à main armée | 290 | 0,01% |
vols avec violence | 8852 | 4,57% |
Autres vols | 64881 | 33,5% |
Recels | 10976 | 5,6% |
Infractions économiques et financières | 3387 | 1,7% |
homicides et tentatives | 89 | 0,04% |
violences volontaires suivies de mort | 15 | 0,007% |
Coups et blessures volontaires | 18966 | 9,8% |
Autres atteintes aux personnes | 8499 | 4,4% |
Viols | 1509 | 0,78% |
Autres infractions sexuelles | 3139 | 1,62% |
Stupéfiants | 21232 | 10,9% |
Infractions police des étrangers | 3786 | 1,95% |
Dégradations | 29201 | 15,1% |
Les statistiques des condamnations prononcées par les cours d’assises en France sont un excellent indicateur de l’évolution de la gravité des actes de délinquance des mineurs. On constate un accroissement important jusqu’en 1999 du nombre de condamnations criminelles, mais depuis lors, sur une période de 6 ans, leur nombre semble s’être stabilisé dans une fourchette de 560 à 630
Année | 1995 | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 | 2001 | 2002 | 2003 | 2004 |
Total condamnations pour crimes | 224 | 310 | 392 | 503 | 583 | 559 | 631 | 498 | 559 | 626 |
Meurtre | 28 | 37 | 27 | 44 | 49 | 23 | 19 | 27 | 26 | 29 |
Violences criminelles | 13 | 22 | 13 | 26 | 45 | 51 | 38 | 28 | 33 | 23 |
Viols | 136 | 202 | 264 | 330 | 403 | 385 | 433 | 363 | 421 | 486 |
Vols aggravés | 47 | 49 | 86 | 100 | 80 | 97 | 130 | 68 | 60 | 76 |
Condamnations par les cours d’assises de mineurs, source : annuaire statistique de la justice.
Au total, il apparaît que les mineurs commettent assez peu d’actes très graves. L’augmentation de cette délinquance grave s’est stabilisée depuis 1998/1999. Là non plus, il ne s’agit pas nier une réalité qui reste préoccupante mais de s’en tenir à une vérité qui se suffit à elle-même. Cette vérité c’est une frange de ces mineurs délinquants qui fait preuve d’une grande violence, violence dont il faut trouver les causes et qu’il faut traiter et sanctionner avec fermeté et clairvoyance.
La France ne vit pas sur une planète isolée. Nous nous inscrivons dans une histoire et une tradition. Nos enfants, même ceux qui ont failli, ont droit au respect de notre culture et de notre identité. La violence actuelle des mineurs n’est que le reflet de la violence globale de notre société. Même si leur part dans la délinquance globale diminue, cette part-là reste préoccupante. Mais il n’y a aucune raison de rejeter nos valeurs. Encore moins quand les raisons invoquées sont fausses. Or la tradition française est ancienne et sage. Elle résulte d’une longue maturation de près d’un siècle et demi.
Il est apparu à la fin du XIXème siècle que les enfants et les adolescents ne pouvaient pas être punis de la même façon que les adultes. Tout simplement parce qu’il s’agit d’êtres en profonde évolution et qu’ils n’ont pas la même conscience de leurs actes. Presque tous les pays du monde en ont conclu qu’il relevaient d’un régime particulier, de tribunaux spécialisés, plus aptes à comprendre leurs problèmes spécifiques. Tout comme la médecine, la psychiatrie, la psychologie ont développé des branches particulières dédiées à l’enfance et l’adolescence, la justice es mineurs a été créée au début du XXème siècle. Au niveau international, nombre de conventions ont traduit ce principe. L’article 14 alinéa 4 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques dispose que “la procédure applicable aux jeunes gens qui ne sont pas encore majeurs au regard de la loi pénale tiendra compte de leur âge et de l’intérêt que présente leur rééducation”. La Convention internationale des droits de l’enfant invite les Etats parties, dans son article 40, à « promouvoir l’adoption de lois, de procédures, la mise en place d’autorités et d’institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d’infractions à la loi pénale ».
En France le Conseil Constitutionnel a rappelé, le 29 août 2002, à l’occasion de l’examen de ce qui allait devenir la loi du 9 septembre 2002, un “principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de justice des mineurs”. Ce principe s’articule autour de deux règles :
[1] Déclaration de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, en mai 2006 - voir : un juge qui en a ... du courage.
[2] Lors de l’examen du projet de loi sur la prévention de la délinquance.
[3] Jean-Pierre Rosenczveig est magistrat, vice-président du TGI de Bobigny, et
Président du Tribunal pour enfants de Bobigny.
Son texte est repris de son blog :
http://jprosen.blog.lemonde.fr/2008....
[4] Serge Portelli est magistrat, vice-président du tribunal de grande instance de Paris.
Nous reprenons deux extraits du Chapitre IV, « Nicolas Sarkozy et la justice des mineurs, le retour de la barbarie ? », de son ouvrage Ruptures paru en 2007.
Référence : http://www.betapolitique.fr/Serge-P...