A la suite de la polémique suscitée par le fichier Edvige, et dans l’espoir de « dégonfler les fantasmes » autour des bases de données policières, Michèle Alliot-Marie a réactivé en octobre 2008 le « Groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie ». Ce groupe, créé par Nicolas Sarkozy en 2002, n’avait jamais été reformé depuis 2006. Il est présidé par Alain Bauer, président de l’Observatoire national de la délinquance et auteur en 2006 d’un rapport officiel sur les fichiers de police et de gendarmerie – on estime en général qu’ils sont au nombre d’une quarantaine.
Le groupe de contrôle a relancé l’idée d’un fichage des suspects combinant couleur de peau et origine ethnique.
Fichiers de police et de gendarmerie : comment améliorer leur contrôle et leur gestion ?
Présentation du rapport d’Alain Bauer [1]
Ce rapport recense les nombreux fichiers de la police nationale, de la DST, de la police judiciaire et de la gendarmerie, ainsi que des fichiers spécifiques (système d’analyse et de liens de la violence associée au crime, fichier automatise des empreintes digitales, fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles, fichier national des permis de conduire...) Il en présente les caractéristiques, la façon dont ils sont renseignés, mis à jour, consultés, archivés ou supprimés. Il s’intéresse particulièrement au Système de traitement des infractions constatées (Stic) qui regroupe des informations sur les personnes impliquées dans des affaires criminelles et délictuelles constatées par les services de police et au Système judiciaire de documentation et d’exploitation (Judex), utilisé par la gendarmerie. Ces deux systèmes sont actuellement consultables dans le cadre d’enquêtes administratives préalables à l’embauche ou à l’agrément d’entreprises publiques ou privées relevant de la défense ou de la sécurité. Le rapport préconise un certain nombre d’améliorations pour renforcer les garanties individuelles, écarter des informations inexactes ou non actualisées, améliorer le droit d’accès aux données, développer les droits de recours, apprécier de façon plus juste les décisions préfectorales et faire évoluer le cadre juridique et les outils de travail des forces de sécurité.
Cet après-midi, au ministère de l’Intérieur, se tient la première réunion du groupe de contrôle des fichiers. [...]
Alain Bauer. Il y aura des représentants de toutes les organisations de défense des droits de l’homme et de la déontologie : la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, le médiateur de la République, entre autres. Mais aussi des syndicats de policiers, de magistrats, des représentants d’associations telles que SOS Racisme et SOS Homophobie, ainsi que des représentants de la direction de la police et de la gendarmerie. Nos conclusions seront rendues publiques mi-décembre.
Nous ne nous occuperons pas des fichiers militaires ou administratifs. Nous étudierons un premier groupe d’une trentaine de fichiers, qui avaient déjà été étudiés et pour lesquels nous avions émis des recommandations en 2006. Bien sûr, nous reviendrons sur Ardoise, sur Edvige. Mais nous nous pencherons aussi sur tous les nouveaux fichiers en cours de mise en oeuvre : celui, par exemple, qui concerne la carte nationale d’identité ; celui des passeports ; celui de la gendarmerie, dans sa nouvelle version ; et quelques autres fichiers secrets, dont Cristina qui est le descendant de l’ancienne base de données de la DST (Direction de la surveillance du territoire).
Ce ne sont pas les fichiers en soi qui sont problématiques. Un fichier, c’est utile, nécessaire. Mais le problème, c’est le contrôle qui en est fait, et l’opportunité des informations recueillies. Je prends un exemple : la vie privée d’un militant, d’un journaliste ou d’un parlementaire, en soi, n’a aucun intérêt. En revanche, elle revêt un caractère fondamental lorsqu’il s’agit de la vie privée d’un futur directeur de centrale nucléaire, par exemple, parce que la sécurité de tous est mise en jeu. Le temps d’archivage et d’information des données doit aussi être discuté. Ce sont toutes ces nuances que nous allons étudier.
En soi, la mobilisation contre Edvige dans sa première forme m’a paru, sous certains aspects, légitime. Mais certains arguments étaient vraiment irrecevables, voire niais et débilitants : cela fait deux siècles que des mineurs délinquants sont fichés en France ! Encore une fois, c’est le contrôle opéré sur ces bases de données qui est indispensable en termes de défense des libertés individuelles. C’est là tout l’objet de notre travail.
Après l’affaire Edvige, le ministère de l’Intérieur doit mettre de l’ordre dans ses archives. Et la gendarmerie va passer à la broyeuse 60 millions de fiches.
[...] Dans les sous-sols de la Préfecture de police s’alignent pas moins de sept kilomètres de rayonnages remplis de fiches, de registres, de procès-verbaux et de rapports plus ou moins sulfureux. La « PP », comme l’appellent les initiés, demeure la seule institution, avec les ministères des Affaires étrangères et de la Défense, à avoir le droit de conserver ses propres archives. Tandis que toutes les autres administrations, y compris le ministère de l’Intérieur, sont obligées de les verser aux Archives nationales. La Préfecture cherche un nouveau silo d’archivage, en banlieue ou ailleurs, pour entreposer ce que l’avenir lui réserve.
Edvige et ses 2,5 millions de noms ont fait scandale. Le FAR et ses 60 millions de fiches voudraient se faire oublier. Le FAR (Fichier alphabétique de renseignement) est un registre manuel de la gendarmerie. Comportements, conflits de voisinage, possession de chiens dangereux, tout y passe. Ces informations ressortent opportunément dès que l’administration enquête sur la moralité des candidats aux concours de la fonction publique, à l’ouverture d’un débit de boissons ou à une autorisation de détention d’arme.
Travail de fourmi
Dans la plus petite brigade, depuis 1971, chaque gendarme établissant un PV ou constatant un fait digne d’être gardé en mémoire a donc établi une fiche individuelle qu’il rangeait consciencieusement dans un registre mécanographique. Et ce travail de fourmi a permis de classer en près de quarante ans autant de personnes que la France compte d’habitants, exclusion faite des défunts et des individus de plus de 80 ans.
Le FAR a été pointé du doigt par le premier groupe de contrôle des fichiers confié au criminologue Alain Bauer en 2006. Deux ans plus tard, devant ce groupe ressuscité par le scandale Edvige, la gendarmerie promet, comme hier, qu’il sera détruit ou plutôt « refondu ». Car il ne faut pas être naïf, tout ne va pas disparaître. Les informations à caractère « opérationnel » vont certainement migrer ailleurs, si ce n’est déjà fait. La fiche de papier, elle, est bien vouée à la destruction.
Dans les mois qui viennent, des millions de fiches de police vont ainsi passer à la broyeuse. Une loi de 2004 a fixé au 24 octobre 2010 la date limite de mise en conformité des fichiers intéressant la sûreté de l’État, la défense et la sécurité publique. Et ce qui ne sera pas détruit pourra être archivé. Un groupe spécial doit être mis en place prochainement au ministère de l’Intérieur, sous la responsabilité des Archives nationales, pour fixer le sort des fichiers illégaux ou devenus obsolètes.
Cette vaste entreprise de nettoyage des fichiers a abouti à d’étonnantes découvertes. Dans les fichiers de la gendarmerie, par exemple, figure celui de la batellerie. Créé en 1942 par la brigade de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), ce fichier, aujourd’hui archivé à Rosny-sous-Bois, contient 52 000 fiches sur les mariniers, leurs familles, leurs ouvriers, leur bateau et leur employeur. Il n’a jamais été déclaré. En clair : il est illégal. Lui aussi finira bientôt en confettis.
En 2006, déjà, la maréchaussée avait été mise à l’index pour avoir constitué un fichier des travailleurs saisonniers qui cueillent la tomate et le raisin. Dans la panique, il fut immédiatement supprimé.
On recense, à ce jour, pas moins de quarante fichiers de police et de gendarmerie en activité : fichiers judiciaires d’identification, notamment génétiques ou d’empreintes ; fichiers d’antécédents ; fichiers administratifs ; fichiers de renseignement, confidentiels ou totalement secrets quand ils concernent le terrorisme. Sans ces bases de données indispensables aux enquêtes, les forces de l’ordre seraient aveugles et sourdes.
L’informatique en a démultiplié l’usage. Le seul fichier policier dit Stic contient 5 millions de mis en cause. Et beaucoup d’informations erronées ou périmées. Son équivalent dans la gendarmerie, Judex (système judiciaire de documentation et d’exploitation), en compte près de 3 millions, pour 8 millions d’affaires recensées. Le fichier des personnes recherchées (FPR), pivot du système d’enquête judiciaire, a fait l’objet de 39 millions de consultations en 2005, pour 300 000 fiches déclarées. Et il ne s’agit là que des plus importants. Car il y a aussi dans la police le fichier des brigades spécialisées ou celui du faux-monnayage. Et chez les gendarmes, le fichier des personnes sans domicile ni résidence fixe (SDRF) ou celui des personnes nées à l’étranger.
Droit à l’oubli
Pour la mission Bauer, mise en place en septembre dernier par le ministre de l’Intérieur, sous le regard de l’Élysée, toute la difficulté consiste d’abord à faire ressortir les fichiers clandestins et les morceaux de fichiers officiels bricolés au fil du temps. Leur pertinence sera évaluée.
Autre catégorie : les fichiers mutants, c’est-à-dire les fichiers déclarés qui ont subi une modification, comme le fichier des Renseignements généraux (FRG), devenu Edvige. « Il est aujourd’hui figé », assure la Direction des libertés publiques à l’Intérieur. Malgré la polémique, il est donc consulté, y compris sur les données personnelles qui fâchent, même s’il ne peut plus être alimenté. Car il faut bien que la police travaille. En cette période de transition, elle se plaint de ne plus avoir le droit de s’intéresser aux personnes morales, mais seulement aux personnes physiques.
Edvirsp, la deuxième mouture d’Edvige, devrait régler le problème. Ce fichier ne contiendra plus les données relatives à la santé et à la sexualité des personnes. Et les mineurs de 13 ans et plus qui y figureront bénéficieront d’un droit à l’oubli, une fois qu’ils auront atteint leur majorité. En attendant les éventuelles propositions complémentaires du groupe Fichier qui planche tous les lundis place Beauvau.
À en croire un représentant de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, gendarme des fichiers depuis la loi de 1978, l’affaire Edvige a fait exploser le nombre de demandes d’accès des particuliers, élus et responsables d’associations, à leur éventuelle fiche RG. Elles dépassent le millier de requêtes. Et il en arrive chaque jour davantage, au risque d’engorger la machine. « Les trois quarts de ces sollicitations proviennent pourtant de personnes qui ne sont pas fichées », confie un juriste qui instruit ces dossiers.
Au-delà des fichiers, les forces de l’ordre ont mis au point de nouvelles applications informatiques pour s’en servir, les trier, les croiser, aider à l’enquête. La police a son logiciel Salvac pour aider à identifier les tueurs et violeurs en série. La gendarmerie concocte, de son côté, une nouvelle application, Périclès, pour étendre ce type de recherche par croisement de fichiers à un nombre bien plus large d’infractions. Jusqu’au voleur en série d’autoradios ?
« C’est là que le bât blesse, estime le représentant de la Conférence de bâtonniers, Me Claude Duvernoy. Il faut trouver un juste équilibre entre le souci d’efficacité de la police et le besoin impérieux de préserver les libertés publiques. »
Lundi dernier, sous les lambris du salon Érignac, à Beauvau, Alain Bauer a posé aux responsables de l’administration une question qu’il croyait de pure forme après déjà six réunions : « Y aurait-il un fichier ou une application que nous aurions oublié dans nos débats ? » Une petite voix a alors brisé le long silence qui s’était installé. Elle a cité deux noms. Le premier n’est même pas prononçable, car il concerne une application secret défense. Le second est Octopus, destiné à lutter contre les tags. Un nouveau venu dans le bestiaire de la PP.
[1] Cette présentation est reprise du site de la Documentation française, où le rapport est téléchargeable : http://www.ladocumentationfrancaise....