Pierre Piazza : derrière Edvige, la frénésie des fichiers


article de la rubrique Big Brother > les fichiers de police : Stic, Judex ...
date de publication : vendredi 5 septembre 2008
version imprimable : imprimer


« La logique sous-tendue par le fichier Edvige va induire de facto une extension du fichage pouvant à terme concerner des millions de citoyens », analyse Pierre Piazza, universitaire, spécialiste des techniques d’identification policières, qui revient sur les fichiers Cristina, Ariane, Ardoise, et Eurodac. « On tend à amalgamer des individus représentant un risque potentiel pour l’État et ceux dont l’activité s’avère indispensable à son fonctionnement dans un cadre démocratique » explique-t-il.

Maître de conférences en science politique, Pierre Piazza est l’auteur d’une Histoire de la carte nationale d’identité, parue chez Odile Jacob (2004) et Du papier à la biométrie. Identifier les individus, aux Presses de Sciences Po (2006).

Ses propos, recueillis par Karl Laske, sont repris du site Contre journal.


  • Le Contre-journal  : D’où sort Edvige ? La création du fichier Edvige était-elle dans les cartons de Nicolas Sarkozy depuis longtemps ?

Pierre Piazza : Edvige (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale) est un nouveau fichier de police ayant été officiellement institué par un décret en date du 27 juin 2008 avec la mise en place de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) qui fusionne désormais les RG et la DST. Cette fusion a été programmée par Nicolas Sarkozy dès son arrivée au ministère de l’Intérieur en 2002. Pour autant, le fichage des mineurs âgés d’au moins treize ans « susceptible de porter atteinte à l’ordre public » est plus inattendu. En effet, ce sont surtout des événements particuliers (les échauffourées du Champ de mars et l’agression d’un jeune juif dans le 19ème arrondissement de Paris survenus en juin dernier) qui ont permis aux pouvoirs publics de justifier la nécessité de renforcer les prérogatives policières en la matière. À cette époque, Rachida Dati avait même déclaré à la presse qu’un fichier sur les bandes organisées allait être constitué…

  • Y a-t-il un retour à une doctrine - non écrite - du fichage politique qui avait été clairement abandonnée il y a plus de dix ans ?

Avec Edvige, on s’oriente en effet vers une récolte policière d’informations très variées qui suscite des craintes légitimes. Outre les informations collectées sur les personnes susceptibles de porter atteinte à l’ordre public, y seront aussi centralisées des données sur celles « ayant sollicité, ou exercé un mandat politique, syndical ou économique ou qui joue un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif ». On tend à amalgamer des individus représentant un risque potentiel pour l’État et ceux dont l’activité s’avère indispensable à son fonctionnement dans un cadre démocratique. Cette logique, sous tendue par des impératifs d’accumulation de renseignements extrêmement divers, va induire de facto une extension considérable du fichage pouvant à terme concerner des millions de citoyens.

Des recours ont déjà été déposés au Conseil d’État contre Edvige, notamment par un conseiller régional vert (Etienne Tête) et par une douzaine d’associations et d’organisations syndicales. Sans préjuger de la position qui sera adoptée par cette institution, certains arguments avancés par les acteurs qui se mobilisent pour pointer l’irrégularité juridique d’Edvige paraissent pertinents à l’aune de la condamnation que vient récemment de prononcer la Cour européenne des Droits de l’Homme contre la Suède au sujet du type d’informations personnelles consignées dans son fichier de Sûreté (affaire Segersted-Wiberg et autres contre Suède, arrêt du 6 juin 2006). On peut, en particulier, pointer l’inadéquation entre la nature des informations sensibles enregistrées dans le fichier Edvige et sa finalité déclarée. Son existence étant officiellement légitimée par la collecte d’informations dont doivent pouvoir disposer les représentants du gouvernement en vue de faciliter « l’exercice de leurs responsabilités ».

  • Peut-on parler d’une multiplication incontrôlée des fichiers de police ?

En plus d’Edvige, la police vient de se doter du fichier Christina (Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et les intérêts nationaux) qui, classé « secret défense », recensera des données personnelles mobilisées par les forces de l’ordre en matière de lutte anti-terroriste. Plus généralement, depuis les années 1980/90, on assiste en France à un développement considérable de ces fichiers : FPR (fichier des personnes recherchées) ; FRG (fichier des renseignements généraux) ; FIT (fichier automatisé du terrorisme) ; FNT (fichier national transfrontière) ; FNAEG (fichier national automatisé des empreintes génétiques) ; FAED (fichier automatisé des empreintes digitales) ; STIC (système national des infractions constatées) et JUDEX (système judiciaire de documentation et d’exploitation) bientôt fusionnés en un fichier appelé ARIANE, etc. Parallèlement, les autorités françaises ont contribué à mettre en place ou envisagent de participer à l’alimentation et à l’exploitation de nouvelles bases de données biométriques : fichier des empreintes digitales des demandeurs de visas, système d’information Schengen II, fichier Eurodac, fichier national des passeports biométriques, etc.

À cette progression du nombre de ces fichiers qui concernent dorénavant des populations très diversifiées s’ajoute une croissance constante du volume des informations qu’ils contiennent. Ainsi, alimenté par des informations extraites des procès verbaux établis dans le cadre de procédures judiciaires, le STIC comprenait 2,5 millions de fiches de personnes mises en cause en 1997… et plus de 4,7 millions en 2006. De même, enregistrant et conservant notamment les empreintes digitales de tous les individus mis en cause dans une procédure pénale pour crime ou délit, le FAED n’a jamais cessé de croître : 1,8 millions d’individus fichés en 2004… et plus de 3 millions aujourd’hui. Un élargissement du champ d’application de certains de ces fichiers prend forme depuis peu. Ainsi, une loi du 17 juin 1998 fixait initialement comme objectif au fichier national des empreintes génétiques l’identification des seuls auteurs d’infractions sexuelles. La loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne a étendu les enregistrements dans cette base aux atteintes aux personnes et aux biens les plus graves. Puis, la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a prévu que pratiquement toutes les infractions pourraient donner lieu à un génotypage et qu’il serait possible de procéder à un prélèvement génétique sur les individus à l’encontre desquels existent des raisons plausibles de soupçonner qu’ils ont commis un délit ou un crime.

Ajoutons que la mise en réseau à un échelon supranational de ces fichiers laisse présager une extension de leur utilisation. En atteste la signature, en mai 2005, du Traité de Prüm. Prévoyant le transfert de données dactyloscopiques et de profils ADN entre sept États membres de l’UE, il a été intégré, depuis juin 2007, dans le cadre législatif de l’UE.

  • Cette multiplication va de pair avec l’introduction de données en principe écartées par la législation (origines, religion...) ?

Concernant la nature des données collectées, Edvige est le signe d’une évolution inquiétante. Le décret instituant ce fichier prévoit qu’il sera possible d’accumuler des informations sur le « comportement » des individus… Des données sur leurs pratiques religieuses ou leur comportement sexuel y seront-elles expressément mentionnées et exploitées ? Rappelons qu’au mois d’avril 2008, devant le tollé qu’avait suscité l’expérimentation du logiciel policier ARDOISE (acronyme d’« Application de Recueil de la Documentation Opérationnelle et d’Informations Statistiques sur les Enquêtes), Michèle Alliot-Marie avait dû renoncer provisoirement à ce nouvel outil officiellement présenté comme un moyen de traiter plus efficacement les infractions et d’augmenter leur taux d’élucidation. Ce logiciel devait permettre aux policiers, lors d’investigations, de collecter de nombreuses informations sur les individus se trouvant impliqués dans leurs enquêtes : les auteurs et les victimes, mais aussi les témoins. Toutefois, il était demandé aux policiers, dans une rubrique intitulée « État de la personne » de renseigner d’étranges catégories concernant les individus amenés à entrer en contact avec les forces de l’ordre dans le cadre d’une procédure : « Homosexuel », « Transsexuel », « Travesti », « Relations habituelles avec personne prostituée », etc.

  • Qu’en est-il plus spécifiquement du fichage des étrangers ?

À mes yeux, la tendance récente la plus significative concerne le recours de plus en plus systématique aux technologies biométriques d’identification. Dès avril 1997, la loi Debré avait envisagé le relevé des empreintes digitales des étrangers sollicitant la délivrance d’un titre de séjour et de tous ceux arrêtés en situation irrégulière sur le territoire français ou qui feraient l’objet d’une mesure d’éloignement. Cette initiative a été complétée par une disposition de la loi de novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration qui prévoit le relevé et le traitement automatisé des empreintes digitales des demandeurs de visa. À partir de 2005, des expérimentations ont été menées en la matière par la France (la mission BIODEV), dans plusieurs de ses consulats en Afrique, en Asie, au Maghreb et en Europe, en partenariat avec la Commission européenne et d’autres États-membres de l’UE. Un décret du 2 novembre 2007 du ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale a généralisé ce dispositif sous le nom de « visabio » pour les 2 millions de visas Schengen délivrés annuellement par la France. Par ce dispositif les autorités visent surtout à savoir quelle est la véritable identité des étrangers en cas de contrôle et veulent leur empêcher de dissimuler qui ils sont si une mesure d’éloignement est décidée à leur encontre.

Ces expérimentations en matière de biométrisation des visas se sont articulées au projet VIS que le Conseil de l’Union européenne a résolu, par une décision du 8 juin 2004, de créer d’ici 2008. Le VIS, développé à partir de la même plateforme technique que le SIS II, devrait devenir l’un des plus grands fichiers biométriques centralisé au monde dans lequel pourront être stockées les dix empreintes digitales de près de 70 millions d’individus susceptibles de pénétrer dans l’espace Schengen ou d’y transiter. Au niveau européen, ce dispositif s’ajoutera au fichier biométrique EURODAC qui, créé en décembre 2000, est devenu opérationnel en janvier 2003. Cette base de données permet de collecter, à des fins de comparaison, les empreintes digitales des immigrants illégaux et de tout étranger de plus de 14 ans qui dépose une demande d’asile. »

Recueilli par Karl Laske

Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP