“pourquoi et comment notre vision du monde se racialise”, par Eric Fassin


article de la rubrique discriminations
date de publication : samedi 17 mars 2007
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Eric Fassin, sociologue, professeur à l’ENS, dans un entretien au Monde du 4 mars 2007.


Classification des races (www.latinamericanstudies.org)
  • Comment analysez-vous l’émergence d’un mouvement noir en France ?

Il y a deux ans encore, on évitait de parler de Noirs en France. A la limite, on évoquait les Blacks, comme pour renvoyer au modèle américain. Les Noirs eux-mêmes hésitaient à s’identifier comme tels : on était français, ou pas. C’est en 2005 que les choses ont basculé. Les victimes des incendies dans des immeubles insalubres, à la fin de l’été, étaient très majoritairement noires, mais on ne le voyait pas, on ne voulait pas le voir. Quelques mois plus tard, avec les émeutes d’octobre-novembre, la perspective s’inverse : on ne voit plus que la couleur, comme s’il n’y avait que des Noirs dans la rue. Une nouvelle grille de lecture s’impose soudain, comme une rupture dans les représentations. Ce n’est pas un hasard si le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) émerge précisément en novembre 2005.

  • Comment expliquer cette irruption de la question raciale dans le débat public ?

Longtemps, le discours républicain dominant a interdit toute politisation des questions minoritaires, sexuelles ou raciales. Mais, à partir de 1997, les débats qui déboucheront sur la parité et le pacs [pacte civil de solidarité] ouvrent une brèche dans le débat public. C’est au même moment qu’on se met à parler des discriminations raciales. Auparavant, reconnaître l’existence de populations noires ou arabes, c’était s’exposer au soupçon de vouloir américaniser la France en faisant le jeu du multiculturalisme. Désormais, c’est reconnaître les limites de la rhétorique républicaine.

Ces mutations au niveau national rencontrent les bouleversements internationaux. Avec le 11-Septembre 2001 s’impose la thèse du « conflit des civilisations » (et non plus, comme au temps de la guerre froide, des idéologies) qui participe d’une racialisation du monde. Les religions fonctionnent désormais comme des catégories raciales. En témoigne la nomination, en 2004, d’un préfet musulman par le ministre de l’intérieur.

Les émeutes urbaines de la fin 2005 vont cristalliser toutes ces évolutions et finir de racialiser notre grille de lecture, par-delà les oppositions politiques. Les discriminations raciales, dénoncées comme le « poison de la société française » par le président de la République, deviennent une évidence officielle. Et, dans le même temps, ceux qui récusent cette explication sociologique font une lecture ouvertement « racialiste » de l’événement, en stigmatisant la « barbarie » ou la « culture » de ces nouvelles « classes dangereuses » (en parlant par exemple de polygamie).

  • Le fait de mettre en avant la dimension raciale des problèmes ne conduit-il pas à occulter les facteurs socio-économiques ?

Dans les émeutes urbaines de l’automne 2005, question sociale et question raciale sont intimement liées. Les territoires des violences sont à la fois marqués par les inégalités économiques les plus profondes et par la ségrégation raciale la plus intense. Ce faisant, on a intérêt à distinguer les deux questions, sociale et raciale, pour mieux les penser ensemble. D’un côté, les classes populaires ne se résument pas aux minorités visibles. De l’autre, les minorités visibles ne se réduisent pas aux classes populaires. Les discriminations raciales ne touchent pas seulement les jeunes des cités. Elles concernent aussi des diplômés, issus de classes moyennes, de parents français et qu’on ne distingue de leurs compatriotes que par leur couleur de peau ou leur patronyme.

  • En soulevant la question sociale, n’y a-t-il pas un risque à libérer les discours stigmatisant telle ou telle population en fonction de ses origines ou de sa couleur de peau ?

Il n’y a pas de discours neutre, qui éviterait tous les écueils. Mais ne pas parler des choses n’est pas sans effet non plus. Manifestement, il n’a pas suffi de ne pas parler de races pour en finir avec le racisme. Le choix républicain de collectivement « s’aveugler à la race » ( color blind) a au contraire coïncidé avec la montée du vote Front national. Sans doute dira-t-on qu’il s’agissait de le combattre ; mais, après plus de vingt ans, il est permis de s’interroger sur cette stratégie. Et plutôt que d’euphémiser, mieux vaut expliciter les choix que l’on fait en prenant en compte leur contexte politique plutôt que de prétendre s’en abstraire.

Reste que, pour certains, évoquer la question raciale, ce serait revenir à Vichy. On peut comprendre cette inquiétude. Encore faut-il souligner une différence majeure : pendant la seconde guerre mondiale, le langage de la race est utilisé par l’Etat pour exclure. Aujourd’hui, s’il est encore utilisé dans une veine raciste, il est aussi repris par ceux qui veulent retourner cette arme contre la discrimination. L’émergence de mouvements minoritaires est donc décisive.

  • Ne risque-t-on pas alors de tomber dans la concurrence victimaire ?

C’est un fait, il y a là un risque. C’est déjà le cas entre question juive et question postcoloniale. Demain, il n’est pas impensable que de telles tensions se développent entre Noirs et Arabes, comme parfois déjà entre homosexuels et femmes. Une fois que l’on soulève la question des discriminations, on s’aperçoit qu’elles sont diverses et peuvent effectivement entrer en concurrence. Mais, après tout, c’est l’occasion de réfléchir aux intérêts divergents des uns et des autres, non pour les opposer, mais pour tenter de les articuler sans sacrifier les uns aux autres.

Une chose est sûre : pour déjouer tous ces effets pervers, il ne suffit pas de taire les discriminations. C’est l’inaction, et non l’action, qui fait le jeu du communautarisme. La parité est née d’une prise de conscience : loin de s’améliorer lentement, la situation des femmes en politique stagnait, voire régressait. La même chose est en train de se passer aujourd’hui pour les minorités raciales - le danger d’explosion sociale en plus.

  • Comment sortir de l’opposition entre République et communautarisme ?

En France, le communautarisme ne vient pas tant des minorités : n’est-ce pas Nicolas Sarkozy qui organise les communautés comme autant d’électorats potentiels ? Les mouvements sociaux, eux, font entendre des revendications minoritaires, et non multiculturalistes comme en Amérique du Nord. Ainsi, le CRAN ne célèbre pas une différence noire, mais combat les discriminations dont les Noirs sont victimes en raison de leur couleur. Il part d’une expérience de la discrimination, sans supposer une communauté. C’est bien pourquoi il compte des Blancs dans ses rangs, ainsi qu’une association d’amitié judéo-noire.

On sortira de l’alternative entre République et communautarisme en respectant la logique réelle des mouvements sociaux, et donc en parlant de minorités plutôt que de communautés. Encore une fois, c’est le constat des discriminations qui pousse à agir et à poser la question minoritaire. Une politique minoritaire n’est pas une politique communautaire.

  • Qu’entendez-vous par « politique minoritaire » ?

La communauté suppose une origine commune, une culture partagée, bref, une identité. La minorité n’a pas un tel fondement : elle prend pour point de départ une expérience, qui est celle de la discrimination. Elle n’implique pas une différence en soi, mais un traitement différent. C’est pourquoi il vaut mieux parler de statistiques raciales et non ethniques : l’ethnie semble indiquer une origine ou une appartenance, alors que c’est la discrimination qui fait la race (et non la culture, ni bien sûr la biologie). La politique minoritaire n’est donc pas refermée sur une communauté : elle parle à la société tout entière, puisqu’elle soumet à la critique les normes sociales qui rendent possible la discrimination, alors même que la loi l’interdit.

  • L’usage de statistiques ethniques devient-il inéluctable ? [1]

Faute de mieux, il faudra sans doute y venir. Puisque notre société, en dépit de ses grands principes, traite dans la pratique ses enfants différemment selon des critères raciaux, il faut bien se demander comment limiter l’empire de la discrimination. Ne vaut-il pas mieux la discrimination positive que la discrimination ? Nous n’en sommes plus à choisir la meilleure, mais la moins mauvaise solution. Cela ne signifie pas nécessairement des quotas, mais au moins des objectifs - soit un volontarisme politique. Dans ce domaine, on peut changer la société par décret. Encore faut-il le vouloir.

  • En quoi le mouvement noir aujourd’hui serait-il plus à même de faire bouger les lignes que ne l’a été le mouvement beur des années 1980 ?

L’histoire des Arabes en France n’est pas celle des Noirs - avec la guerre d’Algérie d’un côté, les départements d’outre-mer de l’autre, mais aussi des chronologies d’immigration décalées. Les Arabes ont été davantage stigmatisés et les Noirs invisibilisés. Encore aujourd’hui, les Arabes hésitent plus que les Noirs à revendiquer une identification « raciale ». Il y a aussi un contexte politique différent. Le mouvement des beurs a pu être instrumentalisé par le pouvoir socialiste dans les années 1980 ; le CRAN en a tiré les enseignements en choisissant de parler à tous les partis sauf le FN.

Enfin, le discours minoritaire actuel est bien loin du discours antiraciste des années 1980. Celui-ci revendiquait un droit à la différence - contre lequel se sont développés les argumentaires républicains de l’époque, du politologue Pierre-André Taguieff au philosophe Alain Finkielkraut. Aujourd’hui, le CRAN, comme d’autres mouvements minoritaires (de femmes ou d’homosexuels), adopte une stratégie qui consiste à prendre la République au mot - à sa devise, à ses principes. On ne rejoue donc pas la même histoire - en partie grâce aux leçons de l’histoire.

Propos recueillis par Laetitia Van Eeckhout

Notes

[1Sur cette question, lire : faut-il des statistiques ethniques ?. [Note LDH-TOULON.]


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