Quiconque est né à l’étranger ou de parents étrangers peut être aujourd’hui l’objet d’insolubles tracasseries pour renouveler ses papiers d’identité française, l’administration française partant du principe qu’une telle personne peut être un fraudeur.
La tribune de Michel Tubiana, pour qui nous sommes entrés dans l’ère du contrôle a priori, est suivie de plusieurs exemples.
La xénophobie informatisée
Depuis 1993, les Français nés à l’étranger doivent prouver la nationalité de leurs parents pour renouveler leurs papiers.
par Michel Tubiana
président d’honneur de la LDH [1]La mésaventure arrivée à une juive de l’Algérie, française depuis le décret Crémieux de 1870, à qui l’on demande la production d’un acte prouvant sa religion à l’occasion du renouvellement de sa carte d’identité [Voir ci-dessous], illustre assez bien la folie qui s’est emparée de l’administration française : tout renouvellement d’un document d’identité — le passeport nouvelle formule n’échappe plus à la règle — devient le prétexte d’une chasse aux « faux Français » qui fleure bon la xénophobie d’Etat.
Au prétexte de l’informatisation des documents d’identité et de débusquer ceux et celles qui bénéficieraient à tort de la nationalité française, l’administration contraint tous ceux qui sont nés à l’étranger de justifier de leur nationalité. Ceci nécessite des recherches souvent longues et difficiles sans compter les embarras pratiques et le traumatisme que peut ressentir une personne de 50 ans déstabilisée par la mise en cause de ce qui reste un des attributs essentiels de la personnalité de chacun, sa nationalité. La suspicion est ainsi devenue le droit commun : tout Français né à l’étranger est potentiellement un fraudeur. Que cette suspicion conduise à se préoccuper de la religion de l’intéressé ou de la consonance européenne de son nom ne semble pas préoccuper les fonctionnaires chargés de mettre en œuvre cette politique et encore moins le procureur de la République de Bobigny.
Comme si les principes les plus élémentaires de la République recevaient d’autant moins application qu’il s’agit de la Seine-Saint-Denis. Dans la pratique ce sont des millions de personnes qui sont concernées par cette traque d’autant plus absurde qu’elle est inutile dès qu’elle concerne une personne âgée de plus de 10 ans et ayant été reconnue comme française pendant cette période. L’article 21-13 du code civil dispose, en effet, que « peuvent réclamer la nationalité française par déclaration souscrite conformément aux articles 26 et suivants, les personnes qui ont joui, d’une façon constante, de la possession d’état de Français, pendant les dix années précédant leur déclaration ». C’est dire, en clair, qu’une personne ayant 30 ans, qui a eu une carte nationale d’identité depuis sa majorité et tous les attributs d’un Français, ne peut se voir refuser la nationalité française même si elle en a bénéficié par erreur. A quoi sert donc de faire peser sur des millions de personnes l’épée de Damoclès d’une nationalité contestée qui peut en même temps être rétablie par le biais d’une autre procédure ?
Ceci atteste d’une double dérive : ce ne sont plus seulement les étrangers qui veulent venir en France, qui y résident ou qui veulent en acquérir la nationalité qui font l’objet d’un rejet avéré, ce sont aussi les Français d’origine étrangère et par extension ceux nés à l’étranger qui sont victimes de la même logique. La discrimination ainsi institutionnalisée a encore de beaux jours devant elle. Nous sommes bien entrés dans l’ère du contrôle a priori, avec comme alibi et comme moyen l’usage de l’informatique et de la biométrie. C’est très directement, au sens des révolutionnaires de 1789, qui faisait d’elle une protection contre de l’arbitraire de l’Etat, la sûreté de chacun de nous qui est atteinte.
Michel Tubiana
Pour une carte d’identité, un document religieux est exigé d’une pied-noir en Seine-Saint-Denis.
Elle est encore bouleversée, Brigitte Abitbol. Elle ne comprend pas que pour un banal renouvellement de carte d’identité, le greffier du tribunal d’instance de Montreuil (Seine-Saint-Denis) se soit permis de lui demander, parmi les pièces à fournir, « un acte de [sa] religion ». « Parce que vous avez un nom à consonance israélite », a-t-il expliqué. « Ils n’ont pas à demander ce genre de chose ; dans aucun acte administratif on ne doit prouver sa religion », s’indigne-t-elle. Dans l’esprit de cette Française, juive née en 1950 en Algérie, tout se mêle : le décret Crémieux par lequel les juifs d’Algérie se sont vus concéder en 1870 la citoyenneté française ; les lois de Vichy qui les ont déchus de leur nationalité ; de Gaulle qui les a rétablis dans leurs droits ; l’indépendance de l’Algérie qui les a contraints au départ ; le rejet anti-pieds-noirs dont ils ont fait l’objet à leur arrivée en France.
Furieuse. Courant juin, Brigitte Abitbol se présente à la mairie de Montreuil pour faire refaire sa carte d’identité. Là, première surprise désagréable, elle apprend que, comme tous les Français nés à l’étranger ou de parents étrangers, elle est astreinte à une procédure spéciale. Depuis 1994, en effet, l’administration exige d’eux un certificat de nationalité. « Déjà, le fait qu’on me demande de prouver ma nationalité m’avait contrariée mais bon, admettons. » Elle s’enquiert alors auprès du greffier du tribunal d’instance, chargé de délivrer ce certificat, des pièces à produire. Une liste imprimée lui est remise : actes de naissance de son père et de sa mère, acte de mariage de ses parents. Une mention manuscrite a été ajoutée : « acte de mariage religieux ». Furieuse, Brigitte Abitbol se présente au tribunal d’instance avec les papiers demandés, sauf « l’acte de religion ». Entre elle et la « dame de l’accueil », le ton monte. C’est Brigitte Abitbol qui raconte : « La loi c’est la loi, vous fournissez ce qu’on vous demande », lui aurait rétorqué l’agent. « Vichy, c’est fini. Je ne bougerai pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas montré le décret qui dit que je dois fournir un acte de religion », répond Brigitte Abitbol. L’agent appelle la police. « Deux gars baraqués arrivent. L’un me dit : Vous [les juifs, ndlr], vous vous sentez toujours persécutés. Vous n’êtes pas les seuls à souffrir. » Lorsque les policiers voient la liste des documents demandés par le tribunal, dont le fameux « acte de mariage religieux », ils s’adoucissent. Le greffier, qui avait refusé jusque-là de se montrer, est convoqué. Il maintient sa demande pour cause de « nom à consonance israélite ». « Je ne le fournirai jamais », répond Brigitte Abitbol. « Vous n’aurez pas votre carte d’identité », lui rétorquent les agents de l’administration.
Ancien commissaire de police et président du Bureau de vigilance contre l’antisémitisme, Sammy Ghozlan entend parler de cette affaire et vole au secours de Brigitte Abitbol. Il saisit François Molins, procureur de la République du tribunal de grande instance de Bobigny. Celui-ci lui répond que « suivant les instructions qui sont données [par] l’Ecole nationale des greffes, spécialiste de la délivrance des certificats de nationalité, le greffe [de Montreuil] demande effectivement aux personnes [nées en Algérie et portant un patronyme à consonance israélite] la production [d’un acte religieux], au même titre que l’ensemble des collègues du département ». En vertu de quels textes, les juifs d’Algérie font-ils l’objet d’un traitement spécial ?
La réponse vient du Bureau de la nationalité au ministère de la Justice. Comme tous les Français nés à l’étranger ou de parents étrangers, les rapatriés d’Algérie qui demandant un certificat de nationalité, qu’ils soient juifs ou non, doivent d’abord apporter la preuve que leurs parents étaient Français. S’ils portent un patronyme à consonance gauloise, l’enquête s’arrête là. Si le greffier soupçonne un patronyme d’origine juive, les investigations se poursuivent. Objectif : déterminer si ces personnes ont obtenu la citoyenneté française grâce au décret Crémieux, qui en a fait des Français de plein droit, à l’égal de leurs compatriotes non juifs, ou si elles relevaient d’un statut « de droit loca », ce qui en faisait des citoyens français de seconde zone. A l’indépendance de l’Algérie, en 1962, seuls les Français de plein droit ont conservé leur citoyenneté, les autres, devant, pour rester Français, souscrire avant le 21 mars 1967 une déclaration « recognitive » de nationalité française. Passé ce délai, ils ont perdu leur citoyenneté.
Mais, problème, le nouvel Etat algérien ne reconnaissant pas comme siens les déboutés de la nationalité française, notamment les harkis, le parlement français a voté en 1966 une loi stipulant que les personnes non « saisies » par la loi algérienne pourraient conserver leur citoyenneté. Quel intérêt dès lors de traumatiser Brigitte Abitbol pour déterminer de quelle manière ses ancêtres sont devenus Français ? D’autant que, d’après l’historien Patrick Weil, la quasi-totalité des 37 000 juifs algériens ont été naturalisés grâce au décret Crémieux.
En réalité, Brigitte Abitbol ne fait pas l’objet d’un harcèlement particulier. Tous les Français nés à l’étranger ou de parents étrangers sont victimes de ce zèle administratif. En 1993, lorsque la carte d’identité papier a été remplacée par sa version informatisée, l’administration en a profité pour donner un tour de vis. Jusque-là, il suffisait, pour avoir de nouveaux papiers, de produire ceux qui étaient périmés. « On renouvelait la carte d’identité sans vérifier. Notamment les effets des indépendances. Or il s’avère que des gens n’ont pas conservé la nationalité française », explique Gloria Herpin, du Syndicat des greffiers de France. Désormais, pour obtenir une carte d’identité ou le nouveau passeport biométrique, « il faut remonter jusqu’à la source de la nationalité . Ensuite, on tire le fil, on regarde s’il n’a pas été coupé d’un coup de ciseaux : indépendance du pays de naissance, mariage avec un conjoint étranger, choix individuel de la personne », précise Gloria Herpin. Certains Français originaires des anciennes colonies se sont vus ainsi brutalement retirer leur nationalité [Voir ci-dessous].
Violent. Dans une chemise cartonnée, Brigitte Abitbol transporte des documents prouvant que ses ancêtres ont bien été Français. Ainsi, des photos de ses deux grands-pères, l’un en uniforme de l’armée française, l’autre ceint de son écharpe de maire de Laghouat - une oasis du Sud algérien où vivait la famille -, une brochette de décorations, dont la Légion d’honneur, au plastron. Cette affaire a réveillé chez elle une colère ancienne. « Tout est ressorti », reconnaît-elle. L ’échange avec les agents du tribunal a dû être particulièrement violent. Affirmant s’être fait « insulter gravement », la « dame de l’accueil » a déposé contre elle une main courante au commissariat.
Marc Mouzé-Amady ne s’est toujours
pas remis du choc. Ce 10 mai 2004, le greffier en chef du tribunal
d’instance de Nancy annonçait par courrier à ce chercheur à l’INRS
(Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention
des accidents du travail et des maladies professionnelles) qu’il
« ne présent[ait] aucun titre à la nationalité française ».
« Quand on vous annonce à l’âge de 48 ans que vous n’êtes plus
français alors que vous êtes né en France, que vous avez rempli vos
obligations militaires, qu’on vous a toujours délivré des papiers,
que vous avez voté à toutes les élections...
Vous imaginez le préjudice moral ? Un jour on vous dit : "C’est
terminé, vous n’êtes plus français", mais vous êtes quoi ? Apatride
? »Amine Medouar, Marseillais, 26 ans, a vécu la même épreuve :
« En 2001, je me fais contrôler dans une rue de Marseille avec
des copains .
Je vais au commissariat, on me dit : "Monsieur Medouar, on a une
fiche sur vous, on vous a donné vos papiers par erreur, on vous les
retire." Je suis né en Algérie mais je suis français par filiation,
depuis toujours, mon père est français, mon papy était français,
j’ai toujours possédé une carte d’identité, une carte d’électeur.
J’ai fait la journée d’appel de préparation à la
défense... »Et aussi Abdelkrim Fodil, 52 ans, commerçant grassois :
« Je suis né en Tunisie en 1955, mais je suis de nationalité
française depuis ma naissance, j’habite et travaille à Grasse
depuis vingt-huit ans. Le 20 octobre, la sous-préfecture de Grasse
m’a confisqué mes papiers. Elle refuse de reconnaître ma
nationalité au prétexte que mon père, au jour de l’indépendance de
l’Algérie, n’aurait pas souscrit une déclaration recognitive de
nationalité française
Depuis cinquante et un ans, on m’a pourtant délivré plusieurs
cartes d’identité, des certificats de nationalité française, une
carte d’électeur... »Catherine Coroller
Libération du 4 décembre 2006 (la suite)
[1] La tribune de Michel Tubiana a été publiée dans Libération, le 10 août 2007.