Un voile sur les discriminations


article de la rubrique discriminations
date de publication : décembre 2003
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par Alima Boumediene-Thiery, députée au Parlement Européen (Verts),
Dounia Bouzar Gaspard, sociologue,
Christine Delphy, directrice de Nouvelles questions féministes,
Eric Fassin, sociologue,
Madeleine Rebérioux, historienne,
Nicole Savy, vice-présidente de la LDH.


L’"affaire du foulard" est devenue un débat national, "le" débat national : on ne parle plus que de cela. On y apprend des choses : que pour nombre d’hommes politiques l’égalité entre les sexes est une priorité - tiens ! Tandis que, pour certaines féministes, c’est dans la lutte contre l’islam intégriste - forcément intégriste - que se joue le sort des femmes en France. Re-tiens !

Des alliances, inimaginables il y a quelques mois, se forment, des fronts laïco-féministes qui ont pour dénominateur commun un fonds de fantasmes apocalyptiques : le "salafisme" et le "wahhabisme" sont aux portes de nos mairies, prêts à piétiner notre Constitution, et leurs fourriers sont quelques dizaines de femmes "voilées" qui semblent ne demander qu’à porter leur foulard en paix. Mais que demanderont-elles après ?

Il faut retrouver la raison : les jeunes filles et les femmes qui portent le foulard ne sont pas la cinquième colonne d’une puissance étrangère, elles sont d’ici, partie intégrante de notre société, même si, pour nombre d’entre elles, doublement exclues, en tant que femmes et en tant qu’elles appartiennent à un groupe social stigmatisé. Et la France n’est pas près d’être transformée en République islamique.

De telles peurs feraient rire si elles ne révélaient une crispation identitaire française, un rejet aussi fort aujourd’hui qu’il y a quarante ou cent cinquante ans. On ne compte plus les "vrais-faux" lapsus qui transforment, dans la bouche des politiques et des journalistes, des citoyen(ne)s français(es) en immigré(e)s pour l’éternité. C’est à qui exhibera le plus fort "complexe de Charles Martel" : si on ne peut pas les arrêter à Poitiers, au moins leur interdira-t-on l’entrée des écoles, des administrations, des hôpitaux, etc. ! Ne pouvant les renvoyer "chez eux/elles" puisque ils/elles sont ici chez eux, on peut - on sait faire - les traiter en citoyen(ne)s de seconde zone, en indésirables, en caste inférieure.

C’est là que réside le seul et unique problème républicain sur lequel le débat du foulard tente de jeter un voile pudique, sans y parvenir tout à fait. En témoigne cet intérêt tout neuf pour la discrimination. Cette notion était jusqu’à hier inconnue en France : puisqu’il n’y a pas de races, il ne peut y avoir de discrimination raciale. S’il y en a, on fait semblant de ne pas la voir, car la voir conforterait la notion de race, donc le racisme. Ce raisonnement, ubuesque ou kafkaïen - selon qu’on est témoin ou victime -, la France est le seul de tous les pays du globe à le tenir.

Et tant qu’elle le tiendra et refusera de donner aux descendants des peuples qu’elle a colonisés l’égalité promise par sa Constitution, par ses lois internes autant que par ses obligations internationales, la France aura des problèmes ; des foulards, dont l’interdiction exacerbera la visibilité au lieu de la réduire, mais peut-être aussi d’autres réactions d’amertume un peu plus méchantes de la part des groupes discriminés. "Qui sème l’injustice récolte la colère", non ? On ne peut pas constamment mépriser, écraser, exclure, sans provoquer un jour des révoltes.

La France ne pourra tenir sa promesse d’égalité tant qu’elle refusera de regarder en face l’inégalité illégale tous les jours perpétrée : la discrimination permanente à tous les niveaux - emplois, école, administration, logement... Il n’y a pas un acte de la vie quotidienne qui soit indemne de racisme à l’égard de ceux que notre histoire coloniale continue à nous faire considérer comme des sous-êtres.

Traquer les traitements discriminatoires, qu’ils s’exercent à l’encontre des femmes ou d’autres groupes, relève d’un véritable enjeu de société. Cela demande des études, dans tous les domaines, sur les mécanismes de discrimination, qui ne sont pas le fait d’individus racistes, mais de tout le système social et de tous ses acteurs, consciemment ou inconsciemment. Cela requiert aussi de construire des outils de lutte efficaces - qu’on les appelle "action positive" ou "action volontariste", "aménagement territorial" ou "politiques antiségrégation" - pour faire de la fin de ce système et de la souffrance qu’il induit une priorité absolue.

Pour l’instant, ce pays vit très bien avec ces discriminations - du moins le croit-il - et applique de fait, sinon de droit, le système de la préférence nationale (favorisant les Français "de souche") et de la préférence masculine de façon éhontée. Et l’on veut encore ajouter une loi inique et raciste au contentieux ? Comment des féministes peuvent-elles soutenir une loi qui aboutit à exclure des jeunes filles de l’école, souvent leur seul lieu d’émancipation, pour les renvoyer à un milieu familial censé les opprimer ?

Chacun sait que cette loi qu’on nous présente comme "une loi pour la laïcité" vise en premier lieu le foulard, en tant que signe visible d’une religion crainte et fantasmée, celle des "nouvelles classes dangereuses".

Nous manifestons très fermement notre opposition à toute loi stigmatisant l’islam, et les femmes musulmanes en particulier. Nous en appelons à un débat de fond sur toutes ces questions à travers des discussions, contributions, rencontres, débats publics..., et aussi à lutter ensemble, en tant que démocrates et féministes, athées ou pas, voilées ou pas, contre toutes les discriminations et pour l’égalité.

[publié dans le Monde, 17 décembre 2003 ]


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