L’aberration carcérale, par Loïc Wacquant


article de la rubrique prisons
date de publication : mardi 12 octobre 2004
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En mars 2003, le Ministère de la Justice lançait une campagne publicitaire à la télévision visant à redorer l’image de l’administration pénitentiaire et ainsi attirer les quelques dix milles gardiens qu’il lui faut recruter à la va-vite pour faire face à l’explosion programmée de la population carcérale. Trois mois plus tard, les effectifs sous écrou viraient le cap des 60.000 pour 48.000 places, record absolu depuis la Libération. Insalubrité, vétusté, promiscuité poussée au paroxysme, hygiène catastrophique, pénurie d’encadrement et carence flagrante des activités de formation et de travail ravalant la mission de "réinsertion" au rang de slogan aussi creux que cruel, engorgement des parloirs, multiplication des mouvements de protestations, montée des incidents graves et des suicides faisaient alors l’objet de protestations unanimes des syndicats de gardiens et d’avocats, du Conseil national des barreaux, des associations humanitaires et des chercheurs spécialistes du pénal. Sans réaction notable de la part des autorités, qui réduisaient même les traditionnelles grâces présidentielles du 14 juillet à la portion congrue.

Fin janvier 2004, le Comité européen pour la prévention de la torture publiait un rapport accablant sur les "traitements inhumains et dégradants" qui sont le lot commun des détenus français entassés dans des conditions de surpeuplement quasi-féodales, jusqu’à cinq dans des cellules de douze mètres carrés dans certaines maisons d’arrêt, et dont les droits élémentaires sont quotidiennement bafoués, à commencer par le droit à l’encellulement individuel stipulé par la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence. Ce rapport faisait écho à ceux produits début 2000 par trois commissions d’enquête mandatées par l’Assemblée nationale, le Sénat et le Garde des sceaux qui dénonçaient à l’unisson le glissement du système pénitentiaire français vers une "prison `cour des miracles’" où règnent "l’arbitraire pénitentiaire" et la "loi du plus fort", allant jusqu’à parler d’une "humiliation pour la République". [1]
Un mois tard pourtant, le Ministre de la Justice Mr. Perben balayait les critiques des experts européens en affirmant que la France souffre simplement d’un retard dans la construction de nouveaux pénitenciers, qu’elle s’emploie hardiment à combler...

C’est que le gouvernement de Mr. Raffarin - après celui de Mr. Jospin - a fait de l’activisme policier et du durcissement pénal un argument électoral majeur, voire un dogme politique. En deux ans, les effectifs derrière les barreaux ont augmenté de près de 12.000 prévenus et condamnés. Si le pays continuait sur cette pente, il doublerait sa population carcérale en cinq ans, soit deux fois plus vite que les Etats-Unis au plus fort de la boulimie pénitentiaire de la décennie 1980 qui a fait d’eux le leader mondial de l’emprisonnement. Là où la gauche dite plurielle pratiquait la pénalisation de la misère larvée et honteuse, la droite républicaine assume pleinement son choix de contenir les désordres sociaux et la désespérance qui s’accumulent dans les quartiers de relégation minés par le chômage de masse et l’emploi flexible en déployant avec vigueur et emphase l’appareil répressif. Faire de la lutte contre la délinquance de rue un spectacle moral permanent permet en effet aux dirigeants actuels (comme à ceux qui les précédaient) de réaffirmer symboliquement l’autorité de l’Etat au moment même où celui-ci se frappe d’impotence sur le front économique et social, d’une part, et d’attirer à eux un volant d’électeurs séduits par le programme autoritariste et xénophobe du Front National, de l’autre.

Mais se servir de la prison à la manière d’un "aspirateur social", pour nettoyer les scories des transformations économiques en cours et faire disparaître de l’espace public les rebuts de la société de marché, petits délinquants d’occasion, chômeurs et indigents, sans-abri et sans papiers, toxicomanes, handicapés et malades mentaux laissés pour compte par le relâchement du filet de protection sanitaire et sociale, et jeunes d’origine populaire condamnés à une (sur)vie faite de débrouille et de rapine par la normalisation du salariat précaire, est une aberration au sens propre du terme, c’est-à-dire un "écart d’imagination" et une "erreur de jugement" tant politique que pénal (selon la définition du Dictionnaire de L’Académie française de 1835).

Aberration tout d’abord car l’évolution de la criminalité en France ne justifie en rien l’essor fulgurant de sa population carcérale après la décrue modérée de 1996-2001. Les cambriolages, vols de véhicules et vols à la roulotte (qui constituent les trois quart des crimes et délits enregistrés) diminuent tous régulièrement depuis 1993 au moins ; les homicides refluent depuis trente ans ; et l’augmentation des vols avec violence qui obnubile les média est en marche depuis vingt ans sur une pente constante et elle s’est récemment infléchie. [2] Il n’y a pas eu de pic soudain des atteintes qui expliquerait mécaniquement l’activisme débridé de l’Etat sur ce plan.

C’est moins la criminalité qui a changé que le regard que les politiques et les journalistes portent sur la délinquance de rue et sur les populations censées l’alimenter, au premier rang desquels les jeunes de milieu populaire issus de l’immigration maghrébine parqués dans les cités périphériques mises en jachère par trois décennies de dérégulation économique et de retrait urbain de l’Etat.

Aberration ensuite parce que la criminologie comparative établit sans conteste qu’il n’existe nulle part—dans aucun pays et à aucune époque—de corrélation entre le taux d’emprisonnement et le niveau de la criminalité. [3] On cite fréquemment les Etats-Unis comme exemple de nation qui aurait récemment fait reculer les infractions par le renforcement de la répression pénale. Mais toutes les études rigoureuses concluent au contraire que la politique policière de "tolérance zéro" et le quadruplement en un quart de siècle des effectifs derrière les barreaux n’ont joué qu’un rôle décoratif dans une baisse des atteintes due à la conjonction de facteurs économiques, démographiques et culturels. [4] En tout état de cause, la prison ne traite dans le meilleur des cas qu’une partie infime de la criminalité la plus grave : aux Etats-Unis, qui disposent pourtant d’un appareil policier et carcéral surdimensionné, les 4 millions d’atteintes contre les personnes enregistrées en 1994 n’ont conduit qu’à 117.000 entrées en prison, soit 3% à peine des crimes de sang enregistrés. Preuve que la répression est inefficace en France comme ailleurs, les condamnations de mineurs à la prison ferme se sont envolées de 1.905 en 1994 à 4.542 en 2001 (et le nombre des détentions provisoires d’adolescents a presque doublé, passant de 961 à 1.665) et néanmoins la délinquance des jeunes n’a cessé d’augmenter dans l’intervalle.

En troisième lieu, le recours réflexe à l’incarcération est un remède fait pour aggraver le mal même qu’il est censé guérir. Intuition basée sur la force et opérant en marge de la légalité (malgré les recommandations répétées de moultes commissions officielles, le détenu français ne dispose toujours pas de statut juridique), la prison est un creuset de violences et d’humiliations quotidiennes, un vecteur de désaffiliation familiale, de méfiance civique et d’aliénation individuelle. Et, pour bien des détenus privés d’un avenir viable, c’est une école de formation voire de "professionnalisation" aux carrières criminelles. Le fonctionnement ordinaire des établissements de détention se caractérise par une déconnection complète entre la peine portée par le discours judiciaire et celle effectivement infligée qui génère un "scepticisme radical redoublé d’un profond sentiment d’injustice chez les prisonniers". [5] L’histoire pénale montre en outre qu’à aucun moment et dans aucune société la prison n’a su accomplir la mission de réinsertion qui est censée être la sienne dans une optique de réduction de la récidive.

Comme le notait laconiquement un surveillant de maison centrale : "La réinsertion, c’est pas en prison qu’on la fait. C’est trop tard. Faut insérer les gens en donnant du travail, une égalité des chances au départ, à l’école. Faut faire de l’insertion. Qu’on fasse du socio, c’est bien mais c’est trop tard". [6] En dernier lieu, il faut souligner que la contention carcérale frappe disproportionnellement les catégories sociales les plus fragiles économiquement et culturellement, et cela d’autant plus durement qu’elles sont plus démunies. Comme leurs homologues des autres pays postindustriels, les détenus français proviennent massivement des fractions les plus précaires du prolétariat urbain. Issus de familles nombreuses (les deux tiers ont au moins trois frères et soeurs) qu’ils ont quitté jeune (un sur sept est parti de chez lui avant 15 ans), ils sont dépourvus de titres scolaires (les trois-quarts ont abandonné l’école avant 18 ans, contre 48% de la population des hommes adultes). La moitié sont fils d’ouvrier et la moitié sont ouvriers eux-mêmes (contre 3% de cadres supérieurs, qui pèsent 13% dans la population active nationale) ; quatre détenus sur dix ont un père né à l’étranger et 24% sont eux-mêmes nés hors de l’hexagone. [7]

Or l’incarcération ne fait qu’intensifier la pauvreté et l’isolement : 60% des sortants de prison sont sans emploi comparé à 50% parmi les entrants ; 30% ne sont soutenus et attendus par personne, et un sur huit n’a pas de logement à sa sortie. Sans compter que l’impact délétère de l’incarcération ne s’exerce pas sur les seuls détenus mais aussi, et de manière plus insidieuse et plus injuste, sur leur familles : détérioration drastique de la situation financière, délitement des relations amicales et de voisinage, étiolement des liens affectifs, et perturbations psychologiques graves liées au sentiment de mise à l’écart alourdissent le fardeau pénal imposé aux parents et conjoints de détenus.
 [8] C’est dire qu’il est politiquement et pénalement aberrant, d’une part, de disjoindre décisoirement la politique de l’"insécurité" criminelle de la montée de l’insécurité sociale qui l’alimente tant dans la réalité que dans les représentations collectives et, de l’autre, de prétendre traiter les "incivilités" avec un outil aussi grossier et inefficace que la prison. Et qu’il est urgent de prendre en compte les dégâts sociaux causés par le renforcement indifférencié de la répression pénale et l’extension incontrôlée d’un appareil carcéral déjà surchargé qui, par son fonctionnement même, disqualifie les idéaux de justice et d’égalité qu’il est supposé défendre.

P.-S.

Loic Wacquant : Professeur à la New School for Social Research et à l’Université de Californie-Berkeley, chercheur au Centre de sociologie européenne-Paris ; auteur de Les Prisons de la misère (1999, traduit en 14 langues) et Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale (Agone, 2004).
À paraître dans La revue parlementaire, avril 2004.

Notes

[1Rapport de M. Guy Canivet, remis à Mme Guigou, Garde des sceaux, le 6 mars 2000 ; rapport de M. Jacques Floch, n. 2521, déposé à l’Assemblée nationale le 28 juin 2000 ; rapport de M. Guy-Pierre Cabanel, n. 449, déposé au Sénat le 28 juin 2000.

[2Laurent Mucchielli and Philippe Robert (eds.), Crime et sécurité. L’état des savoirs (Paris : La Découverte, 2002).

[3Nils Christie, L’Industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident (Paris, Autrement, 2003).

[4Loïc Wacquant, Punir les pauvres, Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale (Marseille, Agone, 2004), notamment chapitre 7.

[5Gilles Chantraine, Par-delà les murs. Expériences et trajectoires en maison d’arrêt (Paris : PUF, 2004), p. 249.

[6Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic et Georges Benguigui, Le Monde des surveillants de prison (Paris, PUF, 1994), p. 38.

[77 Francine Cassan et Laurent Toulemont, "L’histoire familiale des hommes détenus", INSEE Première, 706, avril 2000.

[8Patrick Dubéchot, Anne Fronteau et Pierre Le Quéau, "La prison bouleverse la vie des familles de détenus", CRÉDOC ­ Consommation et modes de vie, 143, mai 2000, et Megan Comfort, " `Papa’s House : The Prison as Domestic and Social Satellite," Ethnography, 3-4, décembre 2002.


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