« Dreyfus, un homme modeste et juste »


article de la rubrique droits de l’Homme > la LDH
date de publication : samedi 2 décembre 2006
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Un entretien avec Stéphane Hessel, ancien résistant, déporté, et
ambassadeur de France [1].

Stéphane Hessel conclura le colloque des 8 et 9 décembre organisé par la Ligue des droits de l’Homme pour le centenaire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus par une intervention sur « l’engagement dreyfusard au XXe siècle ».


  • Qu’a signifié être « dreyfusard » après la conclusion de l’Affaire ?

Stéphane Hessel : Je pense que c’est une affaire qui a un caractère très fort et très symbolique. L’intervention de quelques grands intellectuels ­ on pense naturellement à Zola ­ a déclenché un refus de rester asservi à une position d’abord présentée comme ultime, nationale et sans recours. Ce genre de choses nous est arrivé tout au long du XXe siècle. La réhabilitation de Dreyfus intervient en 1906, nous sommes aujourd’hui en 2006. Dans l’intervalle, nous avons connu en particulier la montée du totalitarisme, qui a eu chaque fois pour effet de fermer la voie à une véritable justice aux intellectuels qui voulaient protester. Nous qui avons résisté contre le fascisme et le nazisme (et donc l’antisémitisme violent porté par ces mouvements) pensons qu’il y a quelque chose à tirer de l’expérience de l’Affaire Dreyfus. Non seulement elle ne doit pas être oubliée, mais elle doit servir de signe, de symbole de la nécessité de continuer à être en alerte contre l’injustice. À chaque fois que cela est nécessaire et à chaque fois que c’est possible, il faut se mobiliser lorsqu’une injustice est commise à l’égard d’un Juste ­ et le capitaine Dreyfus était par excellence un homme juste.

  • Dans les années 1980, une statue du capitaine Dreyfus devait être érigée, d’abord dans l’enceinte de l’École militaire puis aux Tuileries. Certaines institutions sont parvenues à s’y opposer. La mémoire de Dreyfus a-t-elle été bien honorée ?

Je crois qu’il y a un besoin constamment renouvelé de lutter contre toutes les formes d’antisémitisme. Quand on croit que le temps est passé et que l’antisémitisme n’est plus un problème en France, on s’aperçoit assez vite qu’on se trompe, car il peut toujours ressurgir avec son caractère hideux. Par conséquent, une statue ou toute autre occasion de se souvenir de Dreyfus et de la façon dont l’antisémitisme à son époque en a fait une victime innocente ont donc une fonction importante. On a également pensé au Panthéon... Toutefois, je ne suis personnellement pas sûr que cette mémoire doive s’exprimer sous la forme d’actions trop éclatantes autour de cet homme modeste et juste, dont la personnalité ne se prête pas tellement à des manifestations trop tapageuses. Je pense qu’il faut plutôt s’imprégner des écrits, heureusement nombreux ­ ceux de Jean-Denis Bredin et d’autres ­, et surtout les enseigner aux enfants dans les écoles. Il m’importe davantage que l’on n’oublie pas l’Affaire Dreyfus lorsqu’on parle à l’école de la République, plutôt qu’on érige une statue ou qu’on installe un caveau au Panthéon.

  • Justement, après la publication du livre de Jean-Denis Bredin
     [2], Maurice Blanchot s’est interrogé sur le rôle des intellectuels face à l’histoire à la lumière de l’Affaire Dreyfus : « L’intellectuel est tenté d’oublier le Juste pour l’élever à la réalité d’un symbole [...], il devient un moraliste, un politique, un mystique »...

Le terme « intellectuel » ne renvoie sûrement pas à une figure unique. Mais certains ­ pour lesquels j’ai un respect particulier, et je pense là notamment à Pierre Vidal-Naquet ­ décident à un moment donné de réagir devant des situations concrètes où il s’agit de démêler le vrai du faux, et de revenir sur ce qui est inacceptable pour le pourfendre. Ceux-là sont des intellectuels engagés, militants. Mon maître Jean-Paul Sartre, quand j’étais à l’École normale supérieure, nous a enseigné l’engagement. Celui-ci caractérise une catégorie d’intellectuels, pas tous. Mais, aujourd’hui, face aux injustices, dont le nombre est énorme, nous avons besoin d’intellectuels militants, qui ne s’égarent pas dans de grandes phrases vertueuses sur le monde, mais qui se battent pour que soit reconnue l’injustice là où elle est, et faire surgir un mouvement populaire de protestation.

  • Pierre Vidal-Naquet se qualifiait volontiers de « dreyfusard au XXe siècle ». Vous vous êtes engagé comme lui contre la guerre d’Algérie. Compareriez-vous ce combat à celui pour l’innocence du capitaine Dreyfus ?

Il faut faire attention à ne pas abuser des symboles. Toutefois, au moment de la guerre d’Algérie, des hommes comme Pierre Vidal-Naquet ou André Mandouze ont considéré qu’il était de leur devoir de s’élever contre l’injustice que consistait le maintien d’une puissance coloniale sur un peuple qui voulait sa liberté et son indépendance. Ils ont d’ailleurs fait preuve à ce moment-là d’un réel courage en témoignant contre ceux qui les considéraient comme des ennemis de la République. J’ai moi-même été très heureux, après 1962, d’aller travailler en Algérie pour renouer des relations avec un peuple qui avait lutté pour sa dignité.

Dreyfus a lui aussi été considéré comme un ennemi de la République puisqu’on l’accusait d’avoir trahi son pays. Je crois que la prise de position de nombreux intellectuels français en défense de la lutte du peuple algérien pour son indépendance s’apparente à celle contre l’injustice faite au capitaine Dreyfus.

  • Vous êtes beaucoup engagé aujourd’hui pour les sans-papiers. Cet engagement s’inscrit-il dans la même lignée ?

Encore une fois, il ne faut pas tout mêler. Cependant, tout comme Dreyfus a été injustement condamné et en a subi les effets pendant des années, on peut dire que les malheureux clandestins venus en France dans l’espoir d’y faire leur vie, d’y amener leur famille et d’y être reconnus peu à peu comme des membres à part entière de la société française, sont, selon moi, les victimes d’une façon très injuste de concevoir les problèmes de l’immigration. Cette injustice se manifeste en particulier lorsque tout à coup on les recherche, on les arrête dans la rue, on les met dans des camps de détention pour les expulser de France. L’immigration est un sujet immense, et il faudrait beaucoup plus de temps pour en parler. Cependant, le fait de considérer que ces immigrés n’auraient pas droit à l’accueil de la société française s’apparente à un refus de l’étranger : c’est donc bien, à mon avis, quelque chose qui ressemble - certes de loin, mais tout de même - à la situation d’un Juif dans l’armée française, que celle-ci traite à l’époque avec mépris et manque de considération. S’opposer au sort que subissent les clandestins tient pour moi du même souci de ne pas laisser bafouer des valeurs fondamentales d’humanité et de solidarité avec ceux qui sont injustement traités, et de ne pas dissimuler cela. Il faut avoir le courage de l’exprimer sans aucune réticence.

Propos recueillis par Olivier Doubre
Alfred Dreyfus dans les années 1930.

Notes

[1Stéphane Hessel a récemment publié Ô ma mémoire. La poésie, ma nécessité, Seuil, 324 p., 22 euros, une « autobiographie par le détour de la poésie ».

[2L’Affaire, Fayard/Julliard (rééd.), 1993.


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