attention, interdire de fumer dans les lieux publics peut nuire gravement à la douceur du quotidien


article point de vue  de la rubrique libertés > drogues
date de publication : vendredi 23 février 2007
version imprimable : imprimer


Le corps du délit, par Arlette Farge [1]


A fumer dehors, ils fumeront idiots, crispés, tirant compulsivement sur la cigarette, plus enfumés et addict qu’autrefois, parce qu’interdits et réprouvés. Fumer n’est pas seulement inhaler, c’est une manière d’être, une façon de se reposer en même temps que de se laisser envahir par des menus objets de compagnie comme le briquet, le paquet, la pipe et le cendrier. Menus objets qui s’échangent entre amis ou se tendent à l’inconnu réclamant du feu.

On parle rarement de l’esthétique des gestes du fumeur, souvent captés par les plus grands photographes. Qui ne se souvient d’avoir entr’aperçu en passant devant un café un corps rêveur au coude posé sur la table, la main légèrement dressée retenant doucement entre deux doigts la fatale petite tige blanche d’où s’éloigne une volute bleue ? Oui n’a jamais entrevu le suspens entre deux aspirations, cette pause douce qui permet aux regards de s’évader pensivement, ou le geste de la main de côté qui prête du feu, couvrant de son autre paume la flamme du briquet pour qu’elle ne s’éteigne pas ? Corps émouvants de fumeurs amoureux ou d’ouvriers installés au bar profitant de la pause.

Ces scènes familières vont nous quitter. Je sais, on va me rétorquer : tu fais quoi, toi, du tabagisme passif ? Moi ? Je m’inquiète de tout ce qu’on demande de plus chaque jour aux corps. L’idée de voir maintenant sur les trottoirs, l’hiver, des silhouettes fumeuses avec manteau, cache-nez et doigts rougis, au corps entortillé, la cigarette nerveuse dans une main, l’autre encombrée des petits objets nécessaires, je comprends mal cette nouvelle marque intransigeante de pouvoir sur les corps, cette punition imméritée.

Qu’est-ce qu’un café, un bar, un hall de gare sans trace de l’évasion passive grâce à la cigarette ? Qu’est-ce qu’un village sans ses joueurs de cartes, cigarette au bec ? Ce sera l’image d’un glacis sans vie ni sociabilité, et beaucoup moins de rire.

Rupture pour le corps fumeur : mis à la porte de l’entreprise, de l’abri-bus, etc. , le voici banni et marqué puisque son corps devra changer profondément d’attitudes et de gestes. On dit qu’il y aura des « caissons », qui riment avec contention, relégation, contraction, toutes sortes de méchants mots dessinant un paysage social un peu plus dur, un peu moins partageur, un peu plus privé de tolérance.

Arlette Farge

Notes

[1Ce texte paru dans Télérama/hors série, « Liberté », de janvier 2007, nous a été adressé par un non-fumeur invétéré.


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP