cannabis : pour un véritable débat


article de la rubrique libertés > drogues
date de publication : vendredi 15 juin 2012
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Selon Georges Moréas, commissaire de police honoraire de la police nationale [1], plus de 120 000 personnes ont été interpellées en France pour usage de cannabis, au cours de l’année 2011 – soit environ une garde à vue sur quatre (hors infractions routières). Et ces chiffres ne tiennent pas compte des revendeurs et des trafiquants, ni des autres drogues. L’activité judiciaire d’un commissariat de la banlieue parisienne serait consacrée à plus de 40 % à la lutte contre l’usage et le trafic de drogue...

Et, malgré cela, selon une enquête de l’ESPAD réalisée en 2011, 24 % des jeunes Français de 15 à 16 ans déclarent avoir fumé du cannabis au cours du dernier mois pour une moyenne européenne de 7 %. En 2007, ils n’étaient que 15 %. La politique de tolérance zéro et les campagnes stigmatisantes de la Mildt – Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie – sont clairement un échec.

Si vous pensez que le problème de la drogue concerne chacun d’entre nous et qu’il doit être abordé et discuté ouvertement, venez nous retrouver vendredi 22 juin à partir de 18h30, à la librairie Contrebandes (37 rue Paul Lendrin – 83000 Toulon).

Pour ouvrir le débat, vous trouverez ci-dessous une tribune de Pierre-Yves Geoffard, professeur à l’Ecole d’Economie de Paris, directeur d’études à l’EHESS, qui a été publiée dans Libération, le 11 juin 2012.


Cannabis : à propos d’un débat qui n’a pas eu lieu

Impossible, bien entendu, de déterminer l’impact qu’auront eu les déclarations de Cécile Duflot sur le vote de dimanche, et les résultats du premier tour. La seule chose parfaitement claire, c’est que la question des drogues plonge le Parti socialiste, et le gouvernement avec, dans une sorte de sidération, dans un état que toute pensée réfléchie semble avoir déserté. Les seules voix autorisées à s’exprimer le font à l’unisson, sur le ton qu’il convient pour montrer que la gauche normale est, sur le sujet, inflexible : l’interdit doit être maintenu, même en ce qui concerne le cannabis, et la réponse pénale est la meilleure qui soit dans le meilleur des mondes possibles.

Ah, bon, pourquoi ça ? De tous ceux qui ont pu, par le passé, émettre des critiques appuyées sur les faits, proposant une analyse des expériences étrangères et de la situation française, de François Rebsamen à Daniel Vaillant, en passant par Jean-Michel Baylet, on n’aura entendu qu’un assourdissant silence.

Ceux qui prônent le maintien de la prohibition, en revanche, s’en sont donné à cœur joie. La palme de l’argument le plus subtil revient sans doute à Arnaud Montebourg, déclarant avec finesse : « Je n’ai pas envie que les enfants de France puissent acheter du cannabis dans les supermarchés. » A vous aussi, il vous avait échappé qu’il s’agissait d’autoriser le placement de sachets d’herbe juste avant les caisses, à hauteur de main d’un enfant de cinq ans, entre les fraises tagada et les nounours en gélatine ; mais reconnaissez que si l’alternative est bien entre le maintien d’une approche avant tout pénale des drogues et la vente libre en grande surface, alors oui, il ne faut rien changer à la politique française.

Le débat, donc, n’aura pas lieu, en tout cas pas maintenant ; au passage, apprenons le une bonne fois pour toutes : les campagnes électorales, présidentielle ou législatives, ne sont pas le bon moment pour débattre des questions de société.

Mais, au-delà de la question du cannabis, au-delà même de celle de la politique vis-à-vis des substances psychoactives, cet épisode de la morne campagne électorale révèle un clivage profond, au sein de la gauche, quant au rapport à la loi. Car l’argument finalement essentiel de tous les prohibitionnistes est bien qu’il ne faut pas encourager la consommation de drogues en procédant à une dépénalisation de son usage.

Ainsi, il est pris comme un acquis que l’interdit pénal entraîne une diminution des problèmes liés à ces produits. La loi serait une condition nécessaire et, au final, sans doute suffisante, pour modifier les comportements individuels. Cette vision de l’outil législatif n’est pas sans rappeler l’approche de la plupart des questions par les gouvernements de Sarkozy : un problème se pose, souvent révélé par un fait divers médiatisé ? Hop, votons une loi pour l’interdire. On consomme trop de drogues en France ? Interdisons de le faire. Somme toute, comme ceux qui l’ont précédé, le gouvernement actuel éprouve une croyance qu’il faut bien qualifier de magique dans le pouvoir de la loi.

Que la question dont il s’agit soit en fait plutôt complexe ; que la connaissance de la réalité sociologique des usages révèle qu’ils sont très multiples ; que tous les intervenants du secteur indiquent qu’il faut distinguer entre consommation occasionnelle, par le plus grand nombre, et usage excessif et problématique, par certains - l’excès pouvant se traduire par une forte dépendance ; tous ces éléments sont sans importance. Ils sont sans importance car seule compte l’image de la loi, et cette image doit être dure.

Imaginons une démocratie autre, imaginons que l’on puisse aborder cette question, comme d’autres questions, différemment. D’abord, débattre de l’objectif visé (par exemple, lutter contre les usages pathologiques ou trop précoces) ; ensuite, s’interroger sur les meilleurs moyens d’atteindre cet objectif, en tirant les leçons des nombreuses réformes récentes dans des pays proches du nôtre, et en analysant les expériences de terrain ; enfin, envisager l’évolution de la réponse sociale dans un cadre global, en insérant la réponse légale, et pourquoi pas pénale, au sein d’un ensemble de mesures, sanitaires ou éducatives tant que judiciaires. Et, naturellement, évaluer chacune de ces mesures après leur mise en œuvre. Bref, promouvoir une démarche empirique plutôt qu’afficher, à coups de menton, une posture morale.

Mais la présidence normale n’a manifestement pas vocation à promouvoir de telles approches… Français, encore un effort pour être pragmatiques !

Pierre-Yves Geoffard


Notes


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