la première des libertés ? par Gilles Sainati et Ulrich Schalchl


article de la rubrique libertés
date de publication : mercredi 16 décembre 2015
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Comment la « tolérance zéro », d’importation américaine, s’est-elle imposée dans la pratique judiciaire française ? Comment l’idéologie techno-sécuritaire a-t-elle remplacé la notion du juste par celle du rendement chiffré de la justice ? Pourquoi le nouveau système pénal doit-il développer des cycles de plus en plus courts pour ramener dans les filets judiciaires – en « temps réel » – les inscrits dans les fichiers de suspects ? Comment en arrive-t-on à punir des infractions qui n’existent pas, comme les « incivilités » ? Comment une bonne partie de « nos élites » – criminologues d’État, hommes politiques « républicains », syndicats de policiers, médias asservis, et même certains pans de l’armée – se trouve-t-elle unie dans l’activisme sécuritaire ?

Telles sont quelques-unes des questions auxquelles répond le livre de Gilles Sainati et Ulrich Schalchli, La décadence sécuritaire – un livre paru en 2007 (éd. La Fabrique en 2007), mais qu’il est fort utile, aujourd’hui, de lire ou relire.
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La première des libertés ? par Gilles Sainati et Ulrich Schalchli

Réflexions sur la décadence sécuritaire

« La droite dit : la première liberté, c’est la sécurité. Nous disons au contraire : la première sécurité, c’est la liberté », proclamait Pierre Mauroy en mars 1981. Presque vingt ans plus tard, lors du colloque de Villepinte sur le thème « Des villes sûres pour des citoyens libres », les 24 et 25 octobre 1997, Jean-Pierre Chevènement déclarait que « la sécurité est un concept de gauche » et s’interrogeait :

« Ne faut-il pas éloigner des quartiers ces noyaux durs de multirécidivistes ? On pourrait imaginer des centres de rééducation en milieu fermé avec des règles strictes. »

Et d’ajouter :

« Il faut donner un élan nouveau à une autre politique de sécurité et particulièrement assurer la sécurité de proximité, celle à laquelle nos concitoyens aspirent légitimement dans leur vie quotidienne, celle qui leur permet de circuler librement dans leur quartier ou dans les transports en commun, sans encourir ni agression, ni menace, ni incivilité […] C’est ce qu’ont compris les démocrates américains et les travaillistes britanniques, mais nous devons le faire à la française. »

Plus tard, Lionel Jospin conclura :

« Un citoyen dont la sécurité n’est pas assurée ne peut exercer son droit à la liberté », comme si la France devait être assaillie de hordes de barbares qui empêcheraient le déroulement de tout scrutin, voire toute expression d’opinion. Dans un éclair de lucidité, il devait se reprendre et déclarer : « Il n’y a pas de choix entre la liberté et la sécurité. Il n’y a pas de liberté possible sans sécurité. Un État démocratique ne pourrait accepter que les moyens mis en œuvre pour assurer la sécurité soient attentatoires aux libertés. »

Le lendemain, Patrick Devedjian, député et maire RPR d’Antony, diagnostiquait « une grande victoire idéologique pour l’opposition ». Et il avait raison : c’est en effet à cette époque que s’installe durablement en France – sous l’impulsion de la « gauche », donc – un paysage sécuritaire où la politique sociale, urbaine et judiciaire de l’État se décline dans le seul registre répressif.

Le simplisme triomphait. La logique binaire qui voudrait nous faire croire que nous avons à choisir entre liberté et sécurité, ou du moins à chercher un équilibre entre ces deux notions supposées antagonistes, ne repose sur aucun principe fondateur de notre démocratie. Au contraire, celle-ci érige la sûreté de l’individu vis-à-vis de la puissance de l’État comme condition de la liberté.

De « la liberté, première des sécurités »…

Assurer la sécurité des personnes et des biens, prévenir et réprimer les actes de délinquance sont des charges qui incombent à tout État, quelle qu’en soit la forme politique. En république, en monarchie et même peut-être en dictature, il est interdit de tuer son voisin ou de soustraire un bien appartenant à autrui. Ce qui distingue les démocraties des autres régimes, c’est que l’action répressive de l’État est conditionnée par le respect de7s libertés individuelles.

L’opposition entre sécurité et liberté relève de la manipulation. Dans la société démocratique issue des principes révolutionnaires de 1789 et de la philosophie des Lumières, la liberté est le fondement de la construction sociale. Il s’agit alors d’élever contre la tentation d’arbitraire du pouvoir une prérogative sacrée de chaque individu, sa liberté : liberté d’aller et venir (physique), liberté de pensée et d’expression, liberté d’association. Si équilibre il doit y avoir, c’est entre la puissance de l’État et la liberté individuelle, et non pas entre la sécurité et la liberté des individus.

En réalité, la question de la répression de la délinquance se situe dans le rapport de l’individu à la puissance publique. La sécurité des personnes n’est trop souvent que le prétexte à un accroissement des prérogatives du pouvoir et de sa police, le prélude à un asservissement des citoyens.

C’est ce qu’avaient compris les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, lorsqu’ils déclinaient les trois principes de la liberté que sont la sûreté, la résistance à l’oppression et la propriété individuelle. Pour eux, la première menace pesant sur les libertés provenait du pouvoir. Garantir la propriété, c’était éviter la spoliation par le souverain ; résister à l’oppression, c’était refuser l’absolu du pouvoir ; accéder à la sûreté, c’était faire disparaître les lettres de cachet permettant au souverain d’embastiller sans motifs.

La sûreté n’est nullement le droit d’être protégé par l’État contre les agressions des particuliers. Ce droit-là existe même dans les sociétés non démocratiques. La sûreté, c’est le droit de ne pas être inquiété par les agents publics pour des actes qui n’auraient pas été préalablement prohibés par la loi, c’est la certitude de ne pouvoir être jugé que conformément aux règles de procédures pénales en vigueur et de n’encourir que des peines prescrites par la loi. En un mot, la sûreté est une garantie des individus contre l’arbitraire du pouvoir et de ses agents. C’est la sécurité du droit. Elle est donc exactement le contraire de l’accroissement de la puissance de la police que réclament et obtiennent les dirigeants politiques de droite comme de gauche depuis plus de dix ans. Aujourd’hui, la sûreté des personnes est en danger, non du fait de l’augmentation réelle ou supposée des actes délictueux ou criminels, mais du fait de la tentation du pouvoir de s’affranchir des règles fondant l’État de droit sous couvert de lutte contre l’insécurité.

La garantie des individus, c’est la précision des définitions juridiques et le respect par le pouvoir des règles écrites qui définissent les limites de son action. Or, depuis quelques années, le personnel politique, quand il détient le pouvoir, s’attache à rendre flou le droit pénal et agit en marge du droit. Des notions extrêmement dangereuses se sont banalisées dans le discours relatif à la délinquance : l’« insécurité », la « mise en cause » et l’« incivilité », qui ne sont définies par aucun code et ouvrent en conséquence la porte à l’arbitraire. Le concept d’insécurité, en particulier, qui empiète peu à peu sur celui de délinquance, a l’avantage de recouvrir à la fois un sentiment – la peur – et une réalité polymorphe faite d’agressions, de chômage, d’alertes sanitaires, bref de risques, le pouvoir pouvant ainsi définir l’insécurité à sa guise.

… à « la sécurité-première-des-libertés »

Ce nouvel axiome de « la-sécurité-première-des-libertés », mis au goût du jour par la tendance la plus conservatrice de la droite américaine, s’impose bientôt de manière totale, donnant le la de toute « bonne gouvernance ». Les médias s’engouffrent volontiers dans cette nouvelle doctrine d’État et saturent le débat avec une avalanche d’images et de faits divers. Cette politique qui va se substituer au welfare state et envahir la sphère institutionnelle porte un nom : la « tolérance zéro ». Ses artisans vont être la police et les juges. Aussi devient-il urgent de mettre en coupe réglée ces deux institutions de la République.

Issue directement d’une analyse comportementale niant tout de la liberté du sujet, la doctrine de la tolérance zéro correspond aux évaluations de « zéro défaut » que l’on peut retrouver sur les chaînes de production automobile. Cette nouvelle république technicienne a ses zélateurs de tous bords, et déjà les premiers ennemis sont repérés : ce sont les « jeunes des banlieues », les immigrés, les sdf et tous les exclus qui peuplent la voie publique. Mais ils ne sont que les premiers, d’autres suivent et commencent à constituer les hordes statistiques : les enfants, les automobilistes, les fumeurs, puis ce sera le tour des chômeurs, des malades, forcément fraudeurs et responsables de leur sort. Chaque individu-citoyen est appréhendé en fonction de la catégorie délinquante à laquelle il est censé appartenir. Chacun est nécessairement suspect d’avoir commis, de vouloir ou de pouvoir commettre une infraction.
Cette politique d’intolérance sociale va achever de transformer la justice (surtout la justice pénale) en système bureaucratique total.

Avant d’être une collection d’individus, la justice est une organisation administrative dont les règles de fonctionnement orientent la finalité, quels que soient les qualités ou les défauts de ceux qui sont censés la servir. Il est symptomatique que, lors de l’examen du projet de réforme de la justice par la commission des lois (adopté le 24 octobre 2006), les parlementaires aient dans un même mouvement réclamé un « devoir d’humanité » et consacré la visioconférence en matière judiciaire. Le juge devrait être humain, mais le justiciable n’accéderait à lui que par l’intermédiaire d’un écran. Ainsi conçue, l’humanité tant désirée s’apparenterait à une émission de reality show.

Telle est bien la réalité du fonctionnement actuel de la justice : elle est sommée de donner à voir le spectacle de la justice et de l’humanité en une comédie où les coulisses abritent une froide détermination gestionnaire totalement indifférente à la justice ou à l’équité.

La justice et ses valeurs sont au principe des régimes démocratiques. On juge, dit-on, un pays à l’état de ses prisons. Si en France celles-ci sont une « honte pour la République », la manière dont elles sont remplies est encore plus dramatique. Les anciens cours de droit enseignaient que la procédure est sœur de liberté ; cette maxime est totalement passée de mode. Aujourd’hui, l’heure est à l’efficacité, qui aboutit à la case prison.

L’irréversible est en train d’être commis : la mécanisation de la punition. Machine folle qui prend une autonomie sans cesse croissante, et se nourrit de son propre fonctionnement. Petit à petit se dessine un autre État, où le droit issu des Lumières et de la Révolution française est relégué à l’arrière-plan et dont le fonctionnement ne correspond plus aux règles inscrites dans la Constitution. Quel politique se hasardera encore à défendre la mission du juge garant des libertés individuelles ? Au contraire, ce sont les critiques contre ces justes laxistes ou irresponsables qui dominent aujourd’hui.

Cette idéologie technosécuritaire ambiante produit des résultats spectaculaires en matière de répression, mais ne remplit jamais la mission du juste. À l’accumulation des tableaux statistiques, permettant de savantes et clownesques digressions sur le combat contre le sentiment d’insécurité, répond un mode de gestion directement issu de l’idéologie de la « gouvernance ». Il ne s’agit plus de juger des criminels et de rendre une décision au regard des faits qu’ils ont commis et de leur personnalité, mais de « traiter » la délinquance, de « gérer » en flux tendu la permanence pénale du procureur de la république, d’« exécuter » en temps réel les peines sans considération de leur utilité sociale.

Au lieu du débat entre les laxistes et les répressifs, qui nous ramène au degré zéro de la réflexion et passe totalement à côté de la réalité de la justice – personne ne promeut le viol, le crime et autres actes de délinquance –, on pourrait plutôt s’interroger sur l’intrication de plus en plus étroite entre le contrôle social, la punition et le développement des nouvelles techniques, qui conduit au bannissement de pans entiers de la population.

Selon ces nouvelles normes, l’homme naîtrait adulte et responsable, sachant distinguer le bien du mal, composant par un choix rationnel ses comportements en fonction des avantages qu’il va en tirer. Il ne serait plus libre mais gouverné par l’utilité qu’en aurait l’État en fonction des contraintes économiques du moment. Plus de désir, plus de projet, encore moins de libre arbitre.

Dans ce schéma, la justice est la grande normalisatrice – père et mère fouettard – mais mieux encore, elle est celle qui couve l’ambition d’intervenir préalablement à tout comportement jugé dangereux. Justice prédictive, police proactive lancée à la traque des citoyens ayant le profil de délinquants, auxquels on trouvera de toute manière une infraction à reprocher, tant le code pénal fourmille de possibilités.

La justice ainsi labellisée s’est immiscée dans tout le secteur social et elle compte bien s’y imposer définitivement. Il ne s’agit plus d’éduquer, ni d’aider une famille dans une mauvaise passe financière, voire de la soutenir dans un projet d’intégration. Point de maïeutique trop complexe pour les nouveaux contrôleurs du social, mais des « feuilles de route » que devront respecter les familles défavorisées sous peine de sanctions de plus en plus lourdes. On ira chercher dans un quartier la famille à problèmes que l’on aura prédéterminée selon des critères statistiques comportementaux (bruit, enfants sortant tard, voiture dépassant les capacités financières…, mais aussi mauvais résultats scolaires, enfants hyperactifs, rapports disharmonieux avec les services médico-sociaux…), et cette famille sera passée au crible du contrôle et de la tutelle sociale afin d’éviter que ses membres prédélinquants ne commettent des infractions.

À ce rythme, tout comportement suspect devient « poursuivable ». ça tombe bien, il existe désormais des procédures judiciaires dépouillées de toutes garanties, où la peine est quasi automatique et ne fait plus l’objet d’un examen des charges par un tribunal, mais directement par un procureur de la République qui choisit la peine.

L’unique but judiciaire de cette architecture est d’accumuler des statistiques pour prouver que la machine fonctionne, que la justice répond à chaque acte de délinquance, même quand il n’y en a pas. Les chiffres du ministère de la Justice pour le pénal en 2006 ne parlent d’ailleurs pas d’infractions commises mais « d’affaires poursuivables », qui sont celles où apparaît le nom d’une personne, même si les faits constatés ne constituent pas une infraction pénale, et les nouveaux traitements pénaux (comme par exemple la composition pénale) ont augmenté de 55,3 % par rapport à 2005/2004. La seule chose qui compte est le « taux de réponse pénale » (74,8 %) qui inclut les procédures alternatives aux poursuites.

Ce nouveau langage gestionnaire s’accommode fort bien de la doctrine de la tolérance zéro qui irrigue la société dans son ensemble, car ce n’est pas un libéralisme politique qui se met en place mais une nouvelle version d’un État bureaucratique à visée totalitaire. Bureaucratique, car il multiplie les normes pénales ou coercitives sous prétexte de sécurisation de la vie sociale. Totalitaire, car, sous prétexte du principe de précaution, il va vouloir embrasser toute l’humanité dans une classification sourcilleuse et un maillage de fichiers informatiques. Il ira même plus loin, détectant précocement les futurs délinquants grâce au fichage généralisé de la population.

C’est dans ce mauvais rêve où vous êtes citoyen que nous vous convions. La rapidité avec laquelle ces processus se mettent en place défie parfois l’entendement. En quelques années, notre république s’est recroquevillée sur elle-même. Elle traque l’étranger, le jeune, l’être différent de la norme. Elle décide d’exclure et d’éliminer les pauvres. Elle ne propose ni avenir ni solution, simplement un statut qui, profitant à une élite, fait plonger le reste de la population dans une décadence sécuritaire.

Notes

[1Gilles Sainati est docteur en droit. Magistrat depuis 1986, il a été secrétaire général du Syndicat de la magistrature de 1999 à 2001. Il a notamment codirigé avec Laurent Bonelli La Machine à punir (L’Esprit frappeur, 2004).

Ulrich Schalchli est magistrat. Il a été secrétaire général du Syndicat de la magistrature en 2001-2002.


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