“ce que j’attends de la gauche pour les libertés”, par Evelyne Sire-Marin


article de la rubrique justice - police
date de publication : dimanche 12 septembre 2010
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L’intervention d’Evelyne Sire-Marin, à la fête de L’Huma, le 11 septembre 2010, lors du lancement du programme partagé par les trois dirigeants du Front de Gauche.

Evelyne Sire-Marin est magistrat, membre de la Fondation Copernic et de la Ligue des droits de l’Homme.


Ce que j’attends de la gauche pour les libertés

Je prends la parole ici, à la fête de L’Humanité, à l’occasion du lancement du programme partagé du Front de Gauche, comme magistrat et comme militante des droits de l’homme.

Comme magistrat j’observe que la justice, surtout la justice pénale, est un formidable observatoire des dysfonctionnements de notre société, de la relégation des plus démunis, de la puissance des plus favorisés. La justice est une énorme loupe posée sur les inégalités sociales et sur la société du mépris.

Comme magistrat, j’appartiens à l’un de ces contre pouvoirs si malmenés depuis l’arrivée aux « affaires », et cette expression n’est pas usurpée, de Nicolas Sarkozy. Medias, Parlement, Justice, aucun de ces contre-pouvoirs n’arrête plus le pouvoir car ils ont été démantelés, dépecés par un programme de démolition des institutions qui est celui de l’UMP et pas seulement celui du Président de la République.

Pour la Justice, c’est un massacre à la tronçonneuse. Suppression du juge d’instruction, suppression de 300 tribunaux, suppression de la fonction même de juger des magistrats avec l’obligation de prononcer des peines automatiques dites « peines planchers ».

L’affaire Woerth / Bettencourt est une parfaite illustration de la toute puissance du Procureur dans la justice, c’est à dire d’un homme nommé par l’exécutif, qui décide de tout, et peut être à la fin d’un classement sans suite, sans même qu’un juge indépendant soit saisi.

Les dernières déclarations du Ministre de l’Intérieur ont confirmé la vision de ce gouvernement : les juges ont un grave inconvénient, celui d’exister. Après qu’un juge des libertés de Grenoble ait fait son travail, en plaçant une personne soupçonnée de braquage, sans aucune preuve matérielle sous contrôle judiciaire, Brice Hortefeux considère que les juges n’ont qu’un rôle selon lui, homologuer, entériner les décisions policières.

C’est d’ailleurs ce qu’a toujours pensé Nicolas Sarkozy, il l’a dit notamment à propos d’Yvan Colonna, « silence les juges, je vous désigne le coupable », et a ajouté un peu après qu’ils étaient des petits pois. Il faut prendre conscience de gravités de ces atteintes aux principes même de notre République,

Après 21 lois sécuritaires en 8 ans, après le discours xénophobe de Grenoble du Président de la République, désignant les Roms, les étrangers, les « Français d’origine étrangère » comme délinquants, il faut reprendre le constat de Patrick Chamoiseau « de vieilles ombres sont de retour, et nous regardent sans trembler ». Il est déjà minuit dans le siècle pour les libertés.

Mais les dernières grandes manifestations font revenir un peu de lumière.

La gauche sociale rejoint aujourd’hui la gauche morale

100 000 manifestants samedi dernier ont conspué la xénophobie d’État de ce gouvernement. Trois jours plus tard, 2 millions défendaient les acquis sociaux des retraites.

L’histoire nous montre que les libertés ont toujours été une valeur de gauche. Les grandes lois de liberté c’est la gauche qui les a faites : la loi de 1881 sur la presse, par le gouvernement républicain de Jules Ferry, l’ordonnance de 1945 sur les mineurs et l’humanisation de l’application des peines, sont issues en 1945 du programme du Conseil National de la Résistance. Dès l’élection de François Mitterrand en 1981, la gauche abolit la peine de mort et la Cour de Sûreté de l’État et elle vote la grande loi de 2000 sur la Présomption d’innocence.

C’est cette gauche de libertés que j’attends. Et si je suis aujourd’hui ici, c’est pour parce que je veux discuter d’un programme vraiment de gauche pour la police, la justice et les libertés. Je ne veux pas que se reproduise ce qui s’est passé lors du dernier passage de la gauche au pouvoir de 1981 à 2002 :
de grandes lois humanistes au début, et la loi Vaillant « Sécurité Quotidienne » à la fin, que Nicolas Sarkozy lui même aurait pu faire voter, permettant aux policiers de fouiller les voiture, créant le témoin anonyme et légalisant la délation comme preuve judiciaire. Il faut demander au parti socialiste de choisir entre la défense des libertés et sa tentation sécuritaire, entre le traitement social de la délinquance et la pénalisation de la misère.

Le PS doit clairement dire qu’il faut abolir les 21 lois sécuritaires.

J’attends du Front de Gauche un programme partagé pour les libertés

  • Sortir de la société de surveillance

Le fichage pendant 25 ou 40 ans des millions de Français passés en garde à vue, la pénalisation du mouvement social, la vidéo-surveillance généralisée transforment chacun en suspect. Il faut inverser ce mouvement, comme est en train de le faire la Grande Bretagne. Refinancer les associations de prévention, les éducateurs de rue, faire confiance aux travailleurs sociaux, créer une police du quotidien au lieu de transformer les banlieues en territoires en état de siège.

  • Sortir de la société carcérale

57 prisons ouvertes depuis 20 ans en France, 62 000 détenus, 5500 lieux d’enfermement (prisons, hôpitaux psychiatriques, centres de rétention, locaux de garde à vue). Jusqu’où va-t-on aller ?

Il faut en finir avec la chasse aux sans papiers, ils n’ont pas leur place en prison. Le séjour irrégulier ne doit plus être une infraction, c’est un problème administratif, pas judiciaire.

Il faut transformer systématiquement les courtes peines d’emprisonnement, celles de moins d’un an, en travail d’intérêt général, car la prison est l’école de la récidive.

A Paris, les juges de l’application des peines ont 1300 dossiers chacun, Il faut donner des moyens à la justice pour juger, doubler le nombre des magistrats et de greffiers, limiter drastiquement les comparutions immédiates, distribuant à la chaîne des peines de prisons fermes.

  • Sortir de la confusion des pouvoirs

Le rôle de la police est de maintenir l’ordre et la sécurité. Celui de la justice est de garantir les libertés (article 66 de la Constitution). La confusion permanente de ces deux fonctions régaliennes assombrit la démocratie, il faut réaffirmer la tutelle de la justice sur la police.

Le parquet est devenu trop puissant dans la justice, il poursuit, il classe, sans aucun contrôle, comme le montre l’affaire Woerth. Il faut créer un recours contre les décisions du Procureur, magistrat soumis au Ministre de la Justice, et pour le moins, enlever à l’exécutif ce pouvoir, exorbitant en démocratie, de nommer les Procureurs.

Le recul des libertés est évident, les autorités de contrôle sont marginalisées ou menacées (CNIL, Défenseur des enfants, diverses Hautes Autorités), il faut créer un Conseil National des Libertés, rattaché au Parlement.

La production de la loi est devenue folle et le Parlement est une machine à voter un empilage de textes imposés par le gouvernement, textes incompréhensibles et inapplicables. Une profonde réforme de l’équilibre des pouvoirs législatif et exécutif s’impose, que seule une autre Constitution rendra possible.

Le 11 septembre 2010,

Evelyne Sire-Marin


Patrick Chamoiseau (septembre 2010)

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