circulaire Taubira : une rupture avec le tout-répressif


article de la rubrique justice - police
date de publication : mercredi 19 septembre 2012
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La circulaire de politique pénale de Christiane Taubira qui fixe « les principes généraux de la nouvelle politique pénale du gouvernement » constitue une rupture avec les dizaines de textes purement répressifs qui ont fleuri sous l’ère Sarkozy [1].

Le Syndicat de la magistrature publie un communiqué pour se féliciter de ce « nouveau souffle » tout en s’inquiétant de ce que, simultanément, « le ministre de l’Intérieur marche dans les pas de ses prédécesseurs ».

Ci-dessous, un entretien donné par Christiane Taubira.


“Le tout-carcéral augmente les risques de récidive”

[Le Monde, 19.09.2012]


Christiane Taubira, ministre de la justice, installe une conférence de consensus pour " débattre du sens de la peine "

La ministre de la justice, Christiane Taubira, a présenté, mercredi 19 septembre, une circulaire de politique pénale aux parquets qui décline sa philosophie pour la justice. La garde des sceaux avait installé, la veille, un comité de pilotage, présidé par la magistrate Nicole Maestracci, chargée d’organiser une conférence de consensus sur la prévention de la récidive qui se tiendra en 2013.

  • Vous êtes accusée de vouloir vider les prisons et favoriser les délinquants avec les projets d’aménagement des peines. Que répondez-vous ?

C’est très fantaisiste, ou alors les mots n’ont pas de sens. Un sujet aussi important mérite que soient confrontés des arguments, pas des anathèmes. Il n’y a pas à opposer incarcération et aménagement de courtes peines. Nous faisons confiance aux magistrats du ministère public pour apprécier de manière adaptée les mesures d’exécution des peines.
L’ancienne majorité ne faisait pas confiance aux juges, ça n’est pas un mystère, elle l’a dit en termes fortement déplaisants, pas seulement envers les personnes, mais envers l’institution et la dignité de la charge. Elle a enserré l’action des juges dans un arsenal qui les contraignait à prononcer des peines d’incarcération. Il faut au contraire débattre du sens de la peine, dont les objectifs sont de punir, mais aussi de prévenir la récidive et de préparer la réinsertion, pour ne pas provoquer de nouvelles victimes. Les propos à l’emporte-pièce ne méritent pas d’entrer dans le débat.

  • La lutte contre la récidive est l’une de vos priorités, pensez-vous que cette politique difficile pourra résister au fait-divers un peu lourd d’un récidiviste ?

Vous en conviendrez avec moi, on ne peut pas imaginer un monde sans faits-divers. Les récidives les plus spectaculaires, sur les crimes sexuels, provoquent une émotion extrêmement forte et légitime. Elle appelle évidemment la compassion des gouvernants, mais engage leur responsabilité. Il faut faire en sorte que nous réduisions effectivement les risques de récidive, ça ne veut pas dire cesser d’emprisonner. C’est justement pour cela que j’ai installé hier une conférence de consensus en vue de rechercher une réponse pénale acceptée par le plus grand nombre pour lutter contre la récidive, efficacement et dans la durée. Les politiques pénales des dix dernières années - 50 lois pénales en dix ans - ont généré de plus en plus de peines de prison ferme. Et des études multiples ont prouvé que la prison augmente davantage les risques de récidive que les autres peines pénales ; la formule " la prison : école du crime " n’est pas complètement fantaisiste.
Nous n’allons pas faire croire aux citoyens que nous assurons leur sécurité en multipliant les peines de prison. Nous mettrons en place un meilleur suivi, ferons en sorte que le temps de détention soit un temps utile, qu’il y ait des prises en charge et un accompagnement. Il faut évidemment des moyens, des juges d’application des peines, des conseillers d’insertion et de probation...

  • L’opinion publique est-elle prête à accepter cette idée ?

L’opinion a été intoxiquée par un discours sommaire, qui consiste à dire que chaque délinquant est un criminel en puissance qu’il faut enfermer. Est-ce que, dans ce pays, les gens ont renoncé au raisonnement et à l’intelligence ? Ne peut-on pas débattre du sens de la peine, du fait que le tout-carcéral augmente les risques de récidive ? Bien sûr qu’il y aura encore des faits-divers, et je me sens profondément concernée par cela. C’est l’objet même de la politique pénale. Je fais pour les victimes un travail considérable qui n’a pas été fait. Le précédent gouvernement les a instrumentalisées et a amputé de 30 % le budget des associations de victimes. J’ai trouvé en arrivant 50 bureaux d’aide aux victimes, seuls un tiers des tribunaux en était doté. D’ici à fin 2013, je les aurai triplés.

  • Vous vous interdisez de donner des instructions individuelles aux procureurs mais vous insistez pour que les procureurs généraux vous rendent compte des affaires signalées. N’y a-t-il pas de contradiction ? Ils ont prouvé qu’ils n’avaient pas besoin d’instruction pour devancer les désirs de la chancellerie.

Dans le passé, incontestablement. Mais avec cette circulaire, je redéfinis l’architecture des relations entre le garde des sceaux, les procureurs généraux et les procureurs de la République. Dans un Etat de droit, le garde des sceaux est responsable de la politique publique de la justice. Pour que cette politique soit pensée, construite, ajustée aux besoins, il faut des éléments sur la réalité des faits, c’est cela le sens de la remontée de l’information. Je ne peux pas être la dernière à être au courant. Désormais, chacun son rôle : au garde des sceaux la politique pénale générale, aux procureurs généraux l’animation de l’action des procureurs et, à ces derniers seuls, l’action publique.

  • Vous souhaitez que les réponses pénales interviennent dans “un temps utile”. Ne craignez-vous pas que les délais soient encore plus longs pour les justiciables ?

Le temps utile n’est pas le temps long, c’est le temps pertinent. On a fait croire qu’il fallait juger vite, on a parlé de justice d’abattage. Le pouvoir passé a multiplié les comparutions immédiates, il a pris des dispositions quasi mécaniques comme les peines planchers, pour accélérer les procédures, avec quelques exercices de prestidigitation : je pense au taux de réponse pénale, effectivement monté à 87 % grâce à quelques habillages, alors que l’indicateur le plus pertinent est le taux d’élucidation. La politique du chiffre imposée à la police touchait par contrecoup nos juridictions. Il y a des cas où la comparution immédiate se justifie, il ne s’agit pas de retarder les choses, mais il faut veiller à ce que la qualité des procédures ne soit pas détériorée.

  • Allez-vous réformer le statut du parquet ? Sera-t-il autonome ou indépendant ?

J’ai commencé à travailler au statut pour qu’aucun magistrat du parquet ne puisse plus être nommé contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature. Dans la mesure où il n’y a pas d’instructions individuelles, où il n’y aura plus de risque de manipulation sur les nominations, le parquet ne prendra de décision sur les affaires individuelles qu’au regard de la loi et de sa responsabilité professionnelle. C’est d’ailleurs un engagement clair du président de la République : une justice accessible à tous, efficace et indépendante. Mais l’exécutif ne se dissout pas dans la nature. Il a une responsabilité qu’il va assumer, notamment par les instructions générales et impersonnelles aux parquets chaque fois que nécessaire.

  • Le parquet a pris un poids considérable, au détriment des juges d’instruction, statutairement indépendants. Allez-vous revaloriser leur rôle ?

Ce sont des batailles que nous avons menées, aux côtés des magistrats, pour que les juges d’instruction ne soient pas supprimés. Ça ne nous empêche pas de voir les dégâts : on a vu comment a été démantelé le pôle financier, comment on a, avec la révision générale des politiques publiques, considérablement affaibli la direction générale des fraudes. Affaiblir le pôle financier, fragiliser l’administration, défaire le droit pénal en matière financière était parfaitement cohérent.
Les juges d’instruction doivent pouvoir travailler en toute indépendance, mais en collégialité. La réflexion porte sur les modalités de cette collégialité, qu’elle soit permanente ou à certains moments de la procédure.

  • Vous avez changé des figures de la magistrature, la directrice des affaires criminelles et des grâces à la chancellerie, le procureur de Nanterre. D’autres têtes vont-elles tomber ?

Si on remonte aux alternances dans l’autre sens, regardez ce qui s’est passé, les chasses aux sorcières, les déplacements arbitraires... J’ai changé la directrice des affaires criminelles et des grâces parce que c’est un poste extrêmement important, qui reçoit délégation de signature du ministre, et je porte des inflexions fortes sur la politique publique de la justice.

  • Et le parquet de Paris, tenu par l’ancien directeur de cabinet du précédent garde des sceaux ?

Il est toujours en place ? C’est bien la preuve qu’il n’y a pas de chasse aux sorcières.

  • Vous avez déjà été durement attaquée, ne craignez-vous pas d’être le bouc émissaire du gouvernement ?

C’est bien possible. J’accepte le débat, y compris la controverse, y compris la dispute. Mais sur des arguments, sur des données. Il y a ce que Jürgen Habermas appelle les différends non solubles : on sait qu’il y a des sujets sur lesquels nous n’arriverons pas à rapprocher nos points de vue. Ça ne nous interdit pas de débattre. Et Habermas ajoute qu’il faut dans ce cas présenter ses meilleurs arguments. Je suis prête à entendre les meilleurs arguments de ceux qui s’opposent à une politique de lutte contre la récidive, à la redéfinition des contentieux civils, à un guichet unique du greffe... Le débat ne m’effraie pas, l’injure ne m’atteint pas. Quant au bouc émissaire... (haussement d’épaules).

Propos recueillis par Franck Johannès et Cécile Prieur


Une feuille de route en rupture totale avec celle de la précédente majorité

C’est un moment décisif pour la garde des sceaux. Christiane Taubira devait présenter en conseil des ministres, mercredi 19 septembre, sa "circulaire de politique pénale", qui se veut une véritable feuille de route pour le quinquennat. La circulaire a été retardée de semaine en semaine par Matignon pour des raisons techniques. Elle a finalement été rendue publique mercredi, au lendemain de l’installation de la conférence de consensus, le grand chantier de la Place Vendôme, qui doit réfléchir aux alternatives à la prison et à la lutte contre la récidive. Reste que cette circulaire, envoyée à tous les chefs de juridiction, se veut un tournant, en totale rupture avec les pratiques de la précédente majorité. Elle est composée de trois parties, où chaque mot est pesé et qu’il faut parfois lire entre les lignes.

Plus d’instructions individuelles aux parquets

La première partie définit les relations du garde des sceaux avec ses parquets. "Afin de mettre fin à toute suspicion d’intervention inappropriée du ministre de la justice, écrit Christiane Taubira, je n’ai pas adressé d’instructions individuelles aux magistrats du parquet depuis ma prise de fonctions." Elle en a pourtant le droit : la loi Perben de 2004 autorise le ministre à donner "des instructions écrites et versées au dossier" pour engager les poursuites "opportunes".

Le texte avait été interprété assez libéralement. Rachida Dati s’était présentée en 2007 comme le "chef des procureurs", et Patrick Ouart, le conseiller justice de Nicolas Sarkozy, savait dès juillet 2009 que le procureur de Nanterre Philippe Courroye classerait en septembre l’enquête pour abus de faiblesse de Liliane Bettencourt. Pour Mme Taubira, il appartient au ministre de "définir la politique pénale au travers d’instructions générales et impersonnelles", et aux parquets généraux d’exercer "l’action publique", sous leur propre responsabilité. Les procureurs généraux, jusqu’ici nommés en conseil des ministres, en toute discrétion, sont désormais soumis à l’avis du Conseil supérieur de la magistrature, depuis une circulaire du 31 juillet.

Fin des instructions individuelles, donc, conformément à ce qui se faisait "sans exception entre 1997 et 2002", sous le gouvernement Jospin. La circulaire insiste cependant sur le fait que "les parquets généraux doivent informer de façon régulière, complète et en temps utile" le ministère "des procédures les plus significatives, en exerçant pleinement leur rôle d’analyse et de synthèse".

Or l’expérience prouve que les procureurs généraux sont passés maîtres dans l’interprétation des désirs de la chancellerie et n’ont pas besoin d’instructions pour devancer ses souhaits. La situation reste bancale, et la gauche ne fera pas l’économie d’une refonte profonde du statut des parquets.

Prison en " dernier recours "

La deuxième partie de la circulaire s’intéresse aux sept "principes directeurs" de la nouvelle politique pénale. Il s’agit, à première vue, de portes déjà ouvertes. En réalité, la rupture est profonde. Il est précisé aux magistrats que "toute décision doit être individualisée" ; plus question de sanctions automatiques comme les peines planchers. Il s’agit ensuite d’intervenir "dans un temps utile", en rompant notamment avec la multiplication des comparutions immédiates.

Surtout, "le recours à l’incarcération doit répondre aux situations qui l’exigent strictement", conformément à la loi pénitentiaire de 2009, pour laquelle la prison n’est qu’un "dernier recours " : toute la politique d’aménagement des peines tient en cette seule phrase. Il faudra ensuite apporter "une attention particulière à la situation des victimes", les 50 bureaux d’aide aux victimes seront étendus à tous les tribunaux. La ministre insiste aussi sur "le respect des droits de la défense" ; les officiers de police judiciaire seront désormais tenus au courant des suites de leurs enquêtes, et la circulaire rappelle "la spécialisation de la politique des mineurs".

Lutter contre la récidive

La dernière partie du texte s’intéresse aux alternatives aux poursuites. "Il appartient aux parquets de mettre à profit les différents modes de sanction avec pour objectif d’éviter le renouvellement de l’infraction, en favorisant la compréhension de la peine et en privilégiant les mesures de nature à promouvoir la réinsertion du condamné" : c’est l’enjeu de la conférence de consensus sur la récidive. On demande aux procureurs de ne plus faire systématiquement appel sur les peines planchers, de réexaminer toutes les peines de prison inférieures à six mois et d’être "vigilant quant à la surpopulation carcérale". Le procureur de Dunkerque, qui avait, en juillet 2011, suspendu les incarcérations pour les délits les moins graves "en raison du surpeuplement de la maison d’arrêt" avant de se faire taper sur les doigts, avait raison. Un an trop tôt.

Franck Johannès


Notes


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