Jean-Jacques de Felice, avocat militant des droits de l’homme


article de la rubrique droits de l’Homme
date de publication : mercredi 30 juillet 2008
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« Vivant, il ne nous aurait jamais quittés. » C’est par ces mots qu’un collectif de réfugiés italiens en France a annoncé le décès de Jean-Jacques de Felice, dans la nuit du 26 au 27 juillet 2008, à l’âge de 80 ans. Militant des droits de l’homme, Jean-Jacques de Felice a été jusqu’au bout de ses forces l’un des avocats de Marina Petrella. Depuis les années 1950 il s’était engagé, aux côtés des militants du FLN et des objecteurs de conscience, mais aussi aux côtés de l’abbé Pierre en faveur des mal-logés, aux côtés des paysans du Larzac, des Kanak de Nouvelle-Calédonie ou des sans-papiers.

« A chaque fois, les magistrats et les avocats ont été et restent, me semble-t-il, du côté de l’ordre établi et contre toute contestation qui crée finalement le droit des périodes à venir », déplorait-il. Jean-Jacques de Felice a consacré sa vie à prouver qu’il existait des exceptions. [1]

Ci-dessous, à la suite de l’hommage de la Ligue des droits de l’Homme — il en fut vice-président de 1983 à 1986 —, le témoignage qu’il a écrit de ses visites dans les cellules des condamnés à mort d’Alger.


La LDH salue la mémoire de Jean-Jacques de Felice

Communiqué de la LDH

En perdant Jean-Jacques de Felice, la LDH perd bien plus qu’un de ses anciens vice-présidents et membre du Comité central. Jean-Jacques de Felice a participé à tous les combats de la LDH : depuis la guerre d’Algérie où il défendit les militants du FLN, à la défense des réfugiés italiens et encore ces derniers mois de Marina Petrella, il n’est pas possible de citer l’infinité diversité des combats pour les droits de l’Homme et la dignité de chacun auxquels Jean-Jacques de Felice a pris part.

Avocat, il avait fait de son métier le moyen de cette lutte permanente en faveur des plus faibles, qu’ils soient paysans du Larzac en lutte contre l’extension du camp militaire, Kanak ou Tahitiens, mal logés aux côtés de l’abbé Pierre, étrangers en péril, ou tout simplement hommes et femmes broyés par la machine judiciaire. Profondément convaincu que le refus de la violence était la seule voie éthiquement possible et politiquement utile, Jean-Jacques de Felice avait obtenu le statut d’objecteur de conscience à un moment où ceux-ci, qu’il défendit à de nombreuses reprises, faisaient l’objet de poursuites judiciaires quasi systématiques. Puisant dans le protestantisme son ouverture aux autres, Jean-Jacques de Felice fût bien plus qu’un militant.

Cet homme a porté la faculté d’entendre, de comprendre et d’aimer à un degré rarement atteint. Chaque homme, chaque femme était à ses yeux revêtu de la même humanité et méritait le même respect, et chacun le ressentait ainsi tout simplement parce que c’était vrai. Jean-Jacques de Felice est de ces hommes dont le souvenir ne s’efface pas parce que ses actes demeurent comme autant de moments de la conscience humaine. L’hommage que la LDH lui rend est d’autant plus fort et affectueux que nous savons ce que nous lui devons. A sa femme, à ses enfants et à sa famille, nous présentons nos condoléances et nous leur disons toute notre sympathie.

Paris, le 28 juillet 2008

Pendant la guerre d’indépendance algérienne, de 1954 à 1962, au nom de la lutte contre la “subversion” du FLN, au nom du rattachement de l’Algérie à la France qui interdisait d’y appliquer le droit de la guerre et de considérer les nationalistes comme des combattants, plus de 1 500 condamnations à mort furent prononcées par la justice française, dont plus de 200 furent exécutées (voir article 2798). Jean-Jacques de Felice, adversaire infatigable de la peine de mort, avait apporté en 2001 son témoignage d’ancien avocat de condamnés à mort algériens.

Souvenirs de la guerre d’Algérie : visites dans les cellules des condamnés à mort

par Jean-Jacques de Felice [2]

Alger, 1958 et 1959 - Sur les hauts d’Alger, en fin de Cabash, une vieille prison en forme de forteresse me reçoit en ces années difficiles. J’ai reçu pour mission, comme membre du collectif des avocats du FLN, ou plus exactement à la demande d’une avocate très humaine, sérieuse, dynamique, Michèle Beauvillard, de rendre visite à ses clients « condamnés à mort » et détenus à Alger.

Un jeune avocat indépendant

Mon itinéraire pour en arriver à ce moment particulier n’est pas aussi complexe qu’on pourrait l’imaginer : j’ai 26 ans au début de la guerre d’Algérie et me suis depuis peu inscrit comme avocat à Paris. Grâce à mes lectures et à mes rencontres militantes, je n’ignore plus grand-chose de la « pacification », de l’aspiration d’une majorité du peuple algérien à l’indépendance, des ratissages et des tortures. Mais je ne suis pas un avocat « engagé » dans les défenses « anti-colonialistes », je n’appartiens à aucun parti politique, mon souci à l’époque est plutôt de défendre des mineurs délinquants devant le tribunal pour enfants. Ainsi et par la force des choses, je fais connaissance avec beaucoup d’Algériens. Lorsque les rafles commencent, en particulier dans les bidonvilles de Nanterre, ces pères de mineurs délinquants, poursuivis eux-mêmes devant les tribunaux mais pour des infractions politiques (collectes de fonds pour le FLN, distribution de tracts, etc.) me demandent tout naturellement de les assister devant les juges spécialisés, de les défendre devant les tribunaux correctionnels, de les visiter dans les prisons où ils sont détenus : ils me racontent leur vie en Algérie, puis en France. J’en apprends plus à ce moment-là qu’en plusieurs années d’études théoriques ou historiques sur la colonisation, et je m’engage de plus en plus, en particulier aux côtés d’un avocat kabyle installé à Paris Mourad Oussedik dans la défense des militants algériens.

Quand j’arrive à Alger, muni des procurations rédigées par des avocats ayant en charge des condamnés à mort, ma première tâche consiste à obtenir des juges du tribunal militaire les autorisations de visite nécessaires pour me rendre à la prison. Inutile de dire que je suis plutôt mal reçu, des remarques plus que désobligeantes me sont faites, on me fait attendre… Je suis ressenti comme un ennemi, par quelques-uns comme un idéaliste farfelu, par la plupart comme un complice des « fellaghas » ! Je m’aperçois aujourd’hui que je n’étais qu’un débutant en matière de défense politique, mais les années qui suivront me feront connaître bien d’autres difficultés en ce domaine.

Pour me rendre à la prison, j’emprunte les escaliers de la Casbah, j’y rencontre autant de militaires en tenue léopard qu’un jour de défilé. En arrivant à la prison, je montre mes permis aux surveillants qui me regardent sans amitié, accomplissent avec la lenteur souhaitable les formalités qui semblent s’imposer lors de la visite d’un avocat, et en particulier venant de Paris, et, pire que tout, pour rendre visite à des condamnés à mort « fellouzes » !

Je me souviens de ces rencontres, avec ces hommes d’origines diverses, paysans ou anciens militaires, engagés dans un dur combat, dont la vie ne tient plus qu’à un fil, et qui me parleront avec humanité de leurs mères, de leurs enfants, de ce pays qu’ils souhaitent voir un jour indépendant et libre, et jamais du sort qui les attend dans les prochains jours… On parle évidemment des recours juridiques possibles pour empêcher l’exécution, mais on sait les uns et les autres que seul un règlement politique du problème algérien peut déterminer leur sort : nous sommes encore loin de la reconnaissance du droit à l’autodétermination. Mais leur espoir rejoint le mien : dans cette loterie de la vie et de la mort, l’espoir leur permet de tenir.

Le réconfort de leur force tranquille

Ce qui me frappe toujours, chez ces hommes détenus et enchaînés, c’est l’acceptation quasi mythique de leur sort actuel, de leurs souffrances récentes, de leur avenir immédiat : je suis moi-même très sensible à cet aspect de leurs personnalités, nous sommes sur la même longueur d’onde, nous nous comprenons sans même dire un mot, nous partageons de longs silences, ils sont heureux de cette visite d’un avocat parisien qui a pu leur donner quelques nouvelles. Ils me remercient, je ressors de la prison non pas accablé ou démoralisé, mais au contraire réconforté par leur force tranquille.

Ces voyages à Alger me permettent de prendre de nombreux contacts avec des avocats algériens, d’origine européenne souvent, avec des intellectuels, des professeurs, des responsables scouts. Je m’informe de tous côtés et réalise que nous allons vers des évènements considérables, en Algérie comme en métropole, je perçois très bien que je ne suis qu’un bouchon sur une mer déchaînée, mais je sais que je pourrai transmettre à mon retour des paroles d’espoir et de confiance à tous ces détenus algériens que je visite régulièrement à Fresnes ou à la Santé, comme à tous ces amis français engagés depuis longtemps dans le combat pour la reconnaissance des droits du peuple algérien, contre les tortures et les disparitions.

À cette époque, je n’ai pas encore pris de contact avec la Ligue des droits de l’Homme, mais certains noms me sont déjà familiers : Daniel Mayer, Robert Verdier (mon ancien professeur à Carnot, pendant l’Occupation), Madeleine Rebérioux, Pierre Vidal-Naquet etc. Nous sommes déjà en amitié et nous serons souvent réunis, par la suite, en de nombreux combats communs.

Jean-Jacques de Felice

Notes

[1D’après Pascale Robert-Diard, LeMonde.fr.

[2Publié dans Hommes et Libertés N° 116, septembre-novembre 2001.


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